La culture révolutionnaire
Publié le 12 Janvier 2023
Le naufrage et l’échec des révolutions du XXe siècle doit être analysé. Karl Marx et Walter Benjamin envis
Néanmoins, le marxisme classique considère que la révolution découle d’un déterminisme historique qui doit succéder au féodalisme et au capitalisme. Dans ses écrits politiques, Marx décrit les révolutions du XIXe siècle comme le produit de l’action humaine et des conflits sociaux. Contre le déterminisme économique, il insiste sur les potentialités transformatrices de la subjectivité politique.
Au XXIe siècle, les révoltes insistent sur la critique du capitalisme. Les révolutions dans les pays arabes, le mouvement du 15-M en Espagne, Occupy Wall Street aux États-Unis, Nuit debout et les Gilets jaunes en France, la mouvance Black Lives Matter, les insurrections au Chili et à Hong Kong ne se conforment pas aux modèles stratégiques du XXe siècle. De nouvelles pratiques s’appuient sur l’auto-organisation des luttes.
La réappropriation de l’espace public et la délibération collective deviennent de nouveaux enjeux. Les médiations politiques, comme les partis ou les syndicats, sont balayées. Les nouveaux mouvements se rapprochent plus du fédéralisme de la Première Internationale plutôt que du centralisme hiérarchisé des bolcheviks. L'universitaire Enzo Traverso se plonge dans ces images du passé pour penser le présent dans son livre Révolution. Une histoire culturelle.
Corps révolutionnaires
Alexis de Tocqueville et Léon Trotski décrivent les soulèvements comme une masse, avec un mouvement collectif et unifié. Les classes populaires deviennent alors un corps révolutionnaire. « L’action collective, cependant, n’enlève rien à la diversité sous laquelle se déclinent les expériences charnelles de la révolution », précise Enzo Traverso. Les révolutions se déploient dans l’excès à travers une violence réelle, mais aussi symbolique et ritualisée. Elles rappellent les transgressions autorisées lors d’une fête. « Le renversement de l’ordre ancien produit une interruption, une césure temporelle, un vide que viennent remplir une nouvelle effervescence sociale et la violation de toutes les conventions », observe Enzo Traverso.
Les insurrections apparaissent comme des explosions de passions joyeuses. Ce moment de libération se traduit par le plaisir du rassemblement et la sensualité dans l’éclatement de bonheur. Mais les révolutions se traduisent également par un déchaînement de violence et de cruauté contre la classe dirigeante. Les historiens et les intellectuels se plaisent à insister sur ces aspects avec la Terreur de 1792 ou les écrivains contre la Commune. La révolte est alors animalisée.
Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx oppose le corps de l’État au corps social. Le pouvoir exécutif « enserre tel un filet, le corps de la société française, en obstrue tous les pores », analyse Marx. Le prolétariat doit détruire la gigantesque machine bureaucratique et militaire pour libérer le « corps social ». Dans La Guerre civile en France, Marx observe que la Commune de Paris esquisse une abolition de l’État, avec le refus de la séparation entre dirigeants et dirigés. Le pouvoir qui s’exerce sur le peuple est aboli. La Commune demeure « non pas un organisme parlementaire, mais un organisme de travail, exécutif et législatif à la fois », observe Marx. La Commune n’est pas un corps contrôlé et dirigé, mais un corps maître de lui-même.
Les métaphores organiques de Marx expriment la dynamique de l’action collective plutôt que les formes juridiques du pouvoir. C’est en créant ses propres organes de pouvoir que la Commune parvient à renverser l’État. Au contraire, Lénine insiste sur l'importance d'une avant-garde qui doit éduquer et guider les travailleurs. Léon Trotsky assume même la dictature du Parti bolchevik sur la classe ouvrière. Il justifie la suppression du pluralisme politique, la censure, la répression policière, la militarisation du travail et des syndicats, et même le travail forcé.
Révolution sexuelle
La révolution russe réalise les conquêtes les plus importantes pour les femmes. L’égalité juridique complète entre hommes et femmes est instituée. Le droit au divorce et à l’avortement sont reconnus. Surtout, la révolution de 1917 s’attaque à l’héritage patriarcal pour tenter de créer une vie sociale qui ne soit plus centrée autour de la famille. Les femmes ont le droit à l’éducation et au travail. Elles peuvent choisir librement leur profession. La famille est considérée comme une institution oppressive, à l’image de l’esclavage et du servage. « La famille devait être abolie pour laisser surgir un nouvel ordre social », indique Enzo Traverso. En 1919, le régime soviétique favorise l’éducation collective des enfants et la socialisation des tâches domestiques.
La libération des femmes reste liée à la lutte pour le socialisme. Le mariage est également critiqué pour réduire les femmes à des objets de possession. « Le capitalisme ayant, par des lois tyranniques, transformé les femmes en objets de propriété et de possession, la femme libérée ne pouvait émerger qu’en mettant fin aux relations sociales réifiées et aliénantes », décrit Enzo Traverso. Cette période de transformations sociales s’étend sur dix ans. En 1930, Staline redonne une position centrale à la famille nucléaire. Il rétablit l’illégalité de l’avortement et de l’homosexualité.
Alexandra Kollontaï incarne ce moment de « l’amour rouge ». Elle observe que les femmes sont rentrées dans le monde du travail avec le départ au front des hommes en 1914. Ce qui leur permet de développer leur indépendance plutôt que la soumission et la passivité. Cette métamorphose affecte également la sexualité. Les femmes se révoltent contre une morale sexuelle étriquée. De nouvelles relations sexuelles peuvent émerger. L’amour n’exclut pas d’autres formes d’amitié érotique. La liberté socialiste favorise « toute la gamme des expériences amoureuses satisfaisantes qui enrichissent l’existence et procurent un plus grand bonheur ».
La moralité communiste refuse la jalousie. Elle prône une compréhension mutuelle et l’acceptation de la liberté de l’autre. Le lien entre la libération sociale et la libération sexuelle préfigure les théories de Wilhelm Reich. Il estime que la révolution socialiste doit libérer les énergies sexuelles étouffées par la morale bourgeoise. Mais, pour lutter contre la pauvreté et les maladies, l’URSS impose l’ascétisme et l’abstinence sexuelle. Le socialisme est désormais identifié aux corps sains, productifs et vertueux.
Intellectuels révolutionnaires
Les intellectuels révolutionnaires agissent de manière consciente contre l’ordre social et politique dominant dans le but de le renverser. Ils élaborent et défendent des idées nouvelles. Mais, surtout, ils se tournent vers l’engagement politique. Karl Marx, Mikhaïl Bakounine ou Rosa Luxemburg écrivent sur les révolutions et dirigent des mouvements politiques. Cependant, en Occident, les intellectuels se replient progressivement dans les universités. « Ils sont moins enclins à jouer un rôle public et ont tendance à produire des travaux ésotériques généralement lus et discutés exclusivement dans leur propre milieu social », observe Enzo Traverso.
A partir des révolutions de 1848, une bohème artistique se tourne vers les idées socialistes et anarchistes pour s’opposer à l’ordre dominant. Le mode de vie bohème s’oppose à l’éthos bourgeois du travail, de la modération, de la rationalité économique, de l’accumulation du capital et de la quête de respectabilité. La bohème méprise l’argent, rejette les préjugés bourgeois, défend l’amour libre et une éthique anti-productiviste. La création esthétique s’oppose à la corruption de l’art par le marché. « A leurs yeux, la liberté se trouvait non seulement dans le refus de l’autorité, mais aussi dans l’égalitarisme et la fin des divisions de classe », souligne Enzo Traverso.
Si les anarchistes semblent issus de la bohème, les marxistes entretiennent un rapport plus complexe avec ce milieu. Marx est également un intellectuel déclassé. Mais il estime que ces bourgeois doivent déserter leur propre classe pour rejoindre les luttes du prolétariat. Alors que la bohème se contente souvent de postures inoffensives. Karl Kautsky, dirigeant et théoricien de la IIe Internationale, nuance la thèse de Marx. Beaucoup d’intellectuels restent liés à la classe dominante. Mais ce groupe apparaît davantage comme une strate sociale intermédiaire et relativement indépendante. « Quoiqu’ils fussent sans doute incapables de construire leur propre société, leur soutien était indispensable tant à la bourgeoisie pour conserver son pouvoir qu’au prolétariat pour imaginer un futur socialiste », précise Enzo Traverso. Les intellectuels, qui ne sont pas propriétaires de moyens de production, composent une classe moyenne qui peut basculer du côté de la bourgeoisie ou du prolétariat.
En 1902, Lénine considère que la classe ouvrière se cantonne à une conscience sociale syndicaliste et n’est pas capable d’élaborer un programme socialiste. Les ouvriers veulent augmenter leurs salaires et améliorer leurs conditions de vie, mais sans remettre en cause les rapports sociaux à l’origine de leur exploitation. Lénine insiste alors sur le rôle décisif des intellectuels pour apporter de l’extérieur la conscience révolutionnaire à la classe ouvrière. Les bolcheviks s’imaginent comme des éclaireurs qui ont pour mission de réveiller les consciences. Cette conception débouche vers une organisation hiérarchisée et centralisée de conspirateurs.
Rosa Luxemburg estime que Lénine cherche à reproduire les rapports hiérarchiques de l’usine dans laquelle les ouvriers doivent exécuter les tâches fixés par les techniciens et les gestionnaires qui s’apparentent aux intellectuels révolutionnaires. En 1914, l’effondrement de l’ordre européen permet aux intellectuels de sortir de leur marginalité. Ils s’imposent comme les leaders de mouvements de masse et deviennent des acteurs décisifs de leur époque. Antonio Gramsci insiste sur le rôle des intellectuels organiques, qui dirigent un parti, pour conquérir une hégémonie culturelle.
Imaginaires révolutionnaires
Enzo Traverso propose un livre original qui reprend sa démarche d’une histoire culturelle avec une approche éclectique. Il se penche sur les révolutions du XXe siècle à travers des réflexions thématiques. Il embrasse ses sujets en fin connaisseur de l’histoire politique et intellectuelle du XXe siècle. Plutôt qu’un récit événementiel, Enzo Traverso propose des réflexions sur les révolutions passées, y compris sur leur réécriture par les historiens. Il se penche sur les débats intellectuels et la vie des idées qui rythment le XXe siècle. Son livre vise à permettre de redécouvrir un imaginaire révolutionnaire qui semble oublié et délaissé par une gauche radicale engluée dans une culture réformiste et gestionnaire.
Néanmoins, Enzo Traverso se cantonne à une histoire culturelle de la révolution qui élude les grands débats stratégiques. La révolution russe apparaît comme la référence incontournable de l’historien. Le modèle marxiste-léniniste semble parfois égratigné, mais il demeure le socle incontournable sur lequel s’appuie Enzo Traverso. Le communisme libertaire espagnol n’
Pour l’historien, un modèle autoritaire et centralisé, dominé par une classe de bureaucrates, peut être considéré comme une « révolution ». Certes, la critique libertaire n’apporte pas toutes les réponses clés en main. Mais elle insiste sur la cohérence entre les moyens et la fin, entre les pratiques de lutte immédiates et le projet de société future. Cette réflexion semble incontournable quand on prétend dresser une histoire culturelle des révolutions.
Néanmoins, il faut reconnaître à Enzo Traverso le mérite de questionner le modèle léniniste. Il évoque les critiques de Rosa Luxemburg. Il pointe la limite de refuser le débat et la critique pour imposer une militarisation du travail. Mais pour mieux suggérer une résignation, avec un stalinisme présenté comme moindre mal face à la contre-révolution. « C’est au cours de la guerre civile que le stalinisme jette ses bases. Le fait est qu’une alternative de gauche n’existait pas », prétend Enzo Traverso. Ce qui permet d’éluder la dynamique des soviets qui demeure pourtant la source de la révolution russe. La centralisation du pouvoir débouche vers l’étouffement des soviets qui ne sont plus des lieux de débats et d’organisation, mais des chambres d’enregistrement des décisions du Parti bolchevik.
Comme le montre bien Charles Reeve, il existe une autre histoire des révolutions que celle qui présente le stalinisme comme un moindre mal. Le XXe siècle reste secoué par des révoltes spontanées. Contre les modèles de centralisation du pouvoir, ces révolutions insistent sur l’auto-organisation et l’action directe. C’est à partir des structures qui émergent à la base que peut se construire un nouvel imaginaire révolutionnaire et des perspectives de rupture avec le capitalisme.
Source : Enzo Traverso, Révolution. Une histoire culturelle, traduit par Damien Tissot, La Découverte, 2022
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Enzo Traverso : « Entre utopie et mélancolie : le siècle des révolutions », diffusée sur le site de la revue Contretemps le 9 décembre 2017
Radio : Culture de la révolution, diffusée sur France Culture le 18 juin 2022
Radio : émissions avec Enzo Traverso diffusées sur Radio France
« Extraire le noyau émancipateur du communisme de ce champ de ruines » Enzo Traverso, Révolution. Une histoire culturelle, paru dans lundimatin#332, le 28 mars 2022
Philippe Petit, La révolution dans tous ses états : on a lu "Révolution" d'Enzo Traverso, publié sur le site du magazine Marianne le 13 mai 2022
Pierre Vinclair, Enzo Traverso : Vie et mort de la révolution, publié sur le site du magazine Diacritik le 24 mai 2022
Thierry Cecille, La lutte finale pourra peut-être encore avoir lieu : l’historien des idées Enzo Traverso offre des armes d’hier pour les combats de demain, publié sur le site du magazine La Matricules des anges n°232 en avril 2022
David Zerbib, Enzo Traverso, la lucidité d’un « vaincu », publié sur le site Médias Citoyens Diois le 11 juillet 2022
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