Mélancolie et défaite de la gauche

Publié le 18 Mars 2017

Mélancolie et défaite de la gauche
Les mouvements sociaux restent enfermés dans l'immédiateté et l'activisme. Il semble important d'inscrire les luttes actuelles dans une filiation historique pour leur donner une perspective politique. Les défaites du passé peuvent alimenter la mélancolie, mais aussi le désir révolutionnaire.
 
 
La contestation actuelle reste enfermée dans le culte de l’immédiateté. Il manque un recul historique et un imaginaire qui s’inscrit dans l’héritage des mouvements d’émancipation. La « culture de gauche » évoque les mouvements qui luttent pour un changement de société. Cette culture comprend divers courants politiques mais aussi une pluralité de sensibilités intellectuelles et esthétiques.
 

L’historien Enzo Traverso propose ses réflexions sur cette culture dans le livre Mélancolie de la gauche. Il étudie à la fois les textes et les images. « Les idées déposées dans des ouvrages théoriques, les documents politiques et les témoignages contenus dans des récits autobiographiques ou des correspondances y côtoient les affiches de propagande, les peintures et les films », précise Enzo Traverso.

 

L’histoire des luttes sociales reste jalonnée de défaites. Elle permet de développer une dimension mélancolique, loin du triomphalisme militant. L’historien François Hartog observe un « présentisme ». Le passé et la mémoire des luttes sont enterrés et oubliés. Les perspectives d’avenir ne sont plus proposées. Seul le présent et l’immédiat prédominent.

 

 
 

 

Une histoire des vaincus

 

Les luttes des années 1968 s’accompagnent d’une véritable culture politique qui comprend des romans, des films, des chansons, des coiffures ou des styles vestimentaires. Mais ces luttes ont été oubliées et dénoncées. Leur dimension libéral-libertaire mais aussi le terrorisme en Italie sont les images qui leurs sont associées. Même le féminisme a disparu.

 

Ces luttes remettent en cause les structures sociales pour inventer de nouvelles formes de vie. « Dans le sillage du féminisme, la révolution socialiste voulait dire aussi la révolution sexuelle, la fin de l’aliénation des corps et l’assouvissement des désirs réprimés », rappelle Enzo Traverso. Le féminisme remet en cause le quotidien et l’ensemble des relations humaines.

 

Il n’en reste qu’une parodie postmoderne qui ne veut plus abolir les marqueurs de genre et de race comme marqueurs d’oppression. Les politiques identitaires revendiquent la reconnaissance, mais pas l’émancipation. Le devoir de mémoire valorise les victimes, notamment de génocide, mais efface les expériences révolutionnaires.

 

L’histoire de la gauche respire la défaite. Elle peut dessiner une histoire du point de vue des vaincus. Cette histoire par en bas adopte un point plus lucide et critique que celle écrite par les vainqueurs. Karl Marx se situe du côté des prolétaires vaincus du XIXe siècle. Edward P. Thompson décrit la révolution industrielle du point de vue des classes populaires anglaises.

 

 

La Commune de 1871 apparaît comme une défaite qui annonce des victoires. Les mémoires des communards, après l’écrasement de la révolte, insistent sur l’ouverture de nouvelles perspectives. Jules Vallès et Louise Michel transmettent cette mémoire dans leurs témoignages. La défaite sanglante ne se réduit pas à un deuil. Une voie nouvelle s’ouvre, « à travers laquelle l’héritage de la Commune – à la fois sa politique imaginaire et son expérience pratique de transformation sociale – pouvait être assimilé et transmis », décrit Enzo Traverso.

 

Le peintre Gustave Courbet incarne cette culture de la défaite. Ses œuvres illustrent la dimension mélancolique de la bohème socialiste après la Commune. La poésie et la littérature, avec Baudelaire ou Flaubert, sont impreignées par le souvenir des massacres de juin. Rosa Luxemburg, dans le texte « L’ordre règne à Berlin », analyse l’échec de la révolte spartakiste. Dans le même élan elle évoque les insurrections à venir et leur triomphe.

 

Les révoltes sociales alimentent l’espoir de nouveaux soulèvements pour transformer la société. Elles ne se réduisent pas uniquement à un échec. « Les grandes défaites de la gauche ne provoquèrent pas le défaitisme ; elles furent surmontées par l’espoir inscrit dans l’utopie révolutionnaire », souligne Enzo Traverso. Mais les révolutions comportent également une dimension tragique. Leur défaite peut alimenter la mélancolie.

 

Le marxisme délaisse la mémoire. Il valorise une vision téléologique de l’Histoire qui conduit vers une société libérée. La mémoire des révolutions passées annonce un processus mondial ascendant. L’iconographie marxiste-léniniste exprime cette tension messianique vers un monde libéré.

 

 
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Un cinéma des vaincus

 

Le cinéma exprime la défaite du communisme et des révolutions vaincues. Nanni Moretti, en 1989 dans Palombella Rossa, montre un communiste italien englué dans la démocratie parlementaire et la corruption. Dans La Cosa, en 1990, Nanni Moretti décrit la transformation du Parti communiste en Parti démocrate de gauche. « L’abandon de toute référence au communisme – et donc la rupture avec une culture, des idées, des expériences et une identité forgées pendant des décennies – avait crée un objet politique mystérieux », décrit Enzo Traverso. De nombreux films décrivent les révolutions et leurs défaites. Ils permettent de politiser l’expérience historique pour stimuler une pensée critique.

 

En 1948, des luttes paysannes éclatent dans l’Italie du Sud contre la démocratie chrétienne et la propriété foncière. Luchino Visconti réalise dans ce contexte La terre tremble. Il montre la misère des pêcheurs de l’Italie du Sud. « Visconti inscrivait sa saga des gens humbles au sein d’une structure sociale historique traversée de tensions et de conflits », décrit Enzo Traverso. La pauvreté n’est pas perçue comme inéluctable. Le communiste italien Antonio Gramsci insiste sur « l’optimisme de la volonté ». La défaite des révoltes dans l’Italie rurale annonce des victoires futures. Le Parti communiste italien se développe dans les années 1950 et incarne l’avenir.

 

Gillo Pontecorvo, autre cinéaste italien, réalise Queimada en 1969. Ce film s’inscrit dans le contexte de la contestation des années 1968. La jeunesse s’identifie aux rebelles du Vietnam qui s’opposent à l’impérialisme américain. Le cycle de l’Autonomie italienne émerge au même moment. Queimada s’ouvre par la musique d’Ennio Moricone qui se veut une incitation au combat. Le film se situe dans une île fictive aux Antilles dans laquelle les colons ont exterminés les indigènes. Il montre la rébellion contre une puissance coloniale, le Portugual puis la Grande-Bretagne.

« Queimada décrit deux trajectoires parallèles : d’un côté l’abîme moral dans laquel le néocolonialisme pousse ses agents, et, de l’autre, le développement progressif d’une conscience politique au sein d’un peuple opprimé », décrit Enzo Traverso.

 

 

En 1977, Chris Marker réalise Le fond de l’air est rouge. Ce film montre le bouillonnement contestataire des années 1960 et 1970. La guerre du Vietnam reste la trame de fond. Le film montre également les révoltes en Europe, en Amérique latine et aux Etats-Unis. Néanmois, Chris Marker se conforme à un gauchisme tiers-mondiste. Il ne critique pas le régime de Castro à Cuba. Mais il montre une révolte globale qui dépasse les frontières.

 

Ken Loach ranime la mémoire de la révolution espagnole avec Land and Freedom. Il secoue le conformisme des années 1990. Il s’oppose à la vision dominante de la guerre civile espagnole perçue comme une catastrophe humanitaire. Le regard mélancolique et nostalgique de Ken Loach sur cette révolution perdue n’est pas résigné. Le film montre un jeune prolétaire de Liverpool qui se rend à Espagne pour se battre. « C’est là qu’il accomplit son éducation politique et sentimentale, en acquérant des valeurs et des convictions qu’il gardera pour le reste de la vie », observe Enzo Traverso.

 

Le film se veut à la fois épique et pédagogique. Il montre les débats autour de la collectivisation, les affrontements qui oppose le Parti ouvrier d'unification marxiste (POUM) et les anarchistes aux militaires staliniens, la tension vécue par les femmes combattantes entre libération et soumission. Même si le lyrisme du film  peut sombrer parfois dans les travers de la propagande. La révolution espagnole apparaît comme une expérience socialiste dans laquelle s’esquisse une société sans classes et sans hiérarchies.

Ce cinéma retrace la mémoire des vaincus. Il évoque davantage les masses anonymes et les classes populaires plutôt que les personnages héroïques.

 
 

Un marxisme des vaincus

 

Le marxisme et les luttes anti-coloniales sont restés deux mondes séparés. Karl Marx centre sa réflexion sur la lutte des classes en Occident. Il n’évoque pas les révoltes dans les colonies. Les prolétaires qui subissent le colonialisme ne sont pas perçus comme des acteurs de l’histoire. Cependant, en 1938, C.L.R. James propose une analyse marxiste de la révolution haïtienne dans son livre Les Jacobins noirs. Mais le marxisme occidental, incarné par l’Ecole de Francfort, refuse de dialoguer avec C.L.R. James. Ce courant du marxisme occidental ne prend pas en compte les régions colonisées. Surtout, l’Ecole de Francfort délaisse l’économie, la politique et l’histoire pour se centrer sur des questions philosophiques et esthétiques. Au contraire, C.L.R. James s’inscrit dans une démarche historique et politique.

 

Daniel Bensaïd s’est attaché à maintenir une tradition trotskiste en France. Il participe à la contestation de Mai 68, notamment à travers le mouvement du 22 mars. Il reste une figure de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Durant les années 1980, une période de reflux des luttes, il s’attache à préserver l’invariance du dogme bolchevique. En 1989, avec l’effondrement de l’URSS, il ne se contente plus de conserver la tradition marxiste-léniniste. Il s’ouvre sur les évolutions du monde. Il cherche des brèches pour l’action politique pour « construire de nouveaux rapports de force, inventer des pratiques de résistance », décrit Enzo Traverso. Il conserve une idéologie bolchevique mais tente d’élaborer une nouvelle pensée critique. Il s’adresse à un public plus large que les seuls militants de son groupuscule.

 

 

L’intellectuel trotskiste se penche sur les théories de l’Ecole de Francfort. Il se confronte également aux diverses modes intellectuelles comme la sociologie de Bourdieu ou la French Theory. Il devient un passeur entre la génération de Mai 68 et celle de l’altermondialisme. Il crée la revue Contretemps qui propose un marxisme ouvert, désormais englué dans le confusionnisme qui caractérisent les modes intellectuelles.

 

L’effondrement du stalinisme et de l’URSS invite à renouveler la pensée critique. « La crise était triple : crise théorique du marxisme, crise stratégique du projet révolutionnaire, et crise sociale du sujet de l’émancipation universelle », constate alors Daniel Bensaïd. Le communisme et la tradition marxiste sont remis en cause. Le libéralisme triomphe et les luttes s’affaiblissent. De nouvelles formes politiques doivent alors émerger. « Il fallait repenser les voies d’un projet d’émancipation, ses forces sociales, ses modes d’organisation, ses alliances, sa stratégie », observe Enzo Traverso.

 

                 
 
Une mélancolie confusionniste

 

Le livre d’Enzo Traverso propose une réflexion originale sur l’histoire et la mémoire. Il prend acte de l’effondrement du marxisme et de la longue histoire des défaites sociales et politiques. Son approche mélancolique permet de rompre avec les vieilles certitudes du triomphalisme militant. Il cherche de nouvelles perspectives pour renouveller une pensée critique qui prend en compte les défaites du passé.

 

Le livre d’Enzo Traverso peut également permettre de renouveller l’imaginaire politique tout en s’inscrivant dans une histoire toujours vivante. Cette culture s’appuie sur les défaites de l’histoire mais aussi sur les réflexions théoriques. Il prend surtout en compte le cinéma et les images et sort de l’élitisme de la culture de gauche. Le romantisme ne doit pas être dénigré. La conscience politique peut se construire à travers un imaginaire révolutionnaire qui accompagne des luttes.

 

En revanche, le livre d’Enzo Traverso ne favorise pas la clarification politique. Il regrette l’effondrement du marxisme avec la chute de l’URSS. Il se réfère constamment à la gauche. Enzo Traverso s’inscrit dans une tradition bien particulière du mouvement ouvrier : le marxisme-léninisme. Ce courant de gauche a connu la défaite. Il est aujourd’hui moribond. Il est temps de l’achever.

 

Enzo Traverso déplore la disparition de l’URSS et de son « marxisme ». L’URSS c’est avant tout des exterminations, des enferments, des régimes de terreur, la police et l’ordre. Toute la tradition marxiste-léniniste porte cette barbarie, du stalinisme au maoïsme en passant par le trotskisme et diverses tendances de la gauche nationaliste. Il faut être clair : cette tradition pue la mort. Il n’y a rien à en sauver, ni de ses défaites et encore moins de ses « victoires ». La référence à Walter Benjamin permet alors de revigorer la vieille discipline bolchévique dans le bain croupi de la religiosité messianique. Rien n’est à sauver dans ce Walter Benjamin qui délaisse ses péroccupations esthétiques et libertaires pour un délire autoritaire. Lénine, Trostky, Castro ou Allende sont autant de références qui évoquent le socialisme autoritaire, l’Etat et la tyrannie.

 

 

Le livre d’Enzo Traverso reprend quelques manipulations de revues intellectuelles à la mode comme Période, Contretemps, Ballast ou Vacarme. C’est aussi la même opération que le livre d’Olivier Besancenot et Michael Lowy. Maintenir en vie le marxisme-léninisme le plus cadavérique sous perfusion « décoloniale », postmoderne et anarchoïde. En revanche, il n’est jamais question de remettre en cause le rôle des avant-gardes politiques, la centralité du parti et de sa discipline, la prise du pouvoir, le culte de la bureaucratie et de l’Etat. Toutes les formes de dominations sont critiquées (même celle sur les animaux), sauf la domination de classe qui provient des bureaucrates et de la petite bourgeoisie intellectuelle. La « déconstruction » a des limites.

 

Cette gauche respire la défaite. Elle théorise sa défaite et son impuissance. Elle s’identifie à toutes les défaites, notamment celle de l’URSS. Mais, bien heureusement, l’histoire des luttes ne se limite pas à la gauche et aux pleurnicheries sur les cadavres qu’elle a empilé dans ses goulags. Il existe des révoltes spontanées, des prolétaires qui s’organisent par eux-mêmes, des luttes qui expriment une autonomie politique. La contestation peut échapper à la gauche et à l’encadrement de ses partis et de ses syndicats.

 

Ses mouvements révolutionnaires ont également été écrasés, souvent par la gauche. Il est également possible de les voir comme des défaites et se contenter de commémorations pleurnichardes. Mais il est également possible de mettre en avant des « orgasmes de l’histoire ». Ces luttes, mêmes vaincues, ont ouvert de nouvelles possibilités et inventé de nouvelles formes d’organisation. Ce sont des moments intenses de joie de vivre et de libération. Les luttes historiques ne doivent être uniquement célébrées. Elles doivent surtout être analysées pour comprendre leurs forces mais aussi leurs limites. Il semble important de ne pas reproduire éternellement les mêmes erreurs historiques.

 

L’histoire n’est pas close et l’effondrement de l’URSS n’a évidemment pas empêché l’émergence de nouvelles révoltes. Ce n’est pas la vieille gauche mais l’autonomie des luttes qui dessine aujourd’hui des pistes émancipatrices. Les révoltes permettent de bouleverser les relations humaines, de briser la routine du quotidien pour exprimer un désir révolutionnaire.

 

 

Source : Enzo Traverso, Mélancolie de la gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe – XXIe siècle), La Découverte, 2016

 

Pour aller plus loin :

 

Vidéo : Selim Nadi, Pour une historiographie marxiste et critique : entretien avec Enzo Traverso, publiée dans la revue en ligne Période le 1er septembre 2016

Vidéo : Débat avec Enzo Traverso organisé par la Société Louise Michel le 13 juin 2017

Vidéo : Enzo Traverso, “Marxisme et mémoire”, Conférence donnée dans le cadre du séminaire "Marx au 21ème siècle" le 12 décembre 2015

Vidéo : Judith Bernard et Enzo Traverso, Mélancolie de gauche, publiée sur le site Hors-Série le 17 décembre 2016

Vidéo : Enzo Traverso, La question juive ne serait-elle plus ?, conférence diffusée sur le site de la revue Contretemps

Vidéo : Intervention de Enzo Traverso lors de la Conférence « Pour une lecture décoloniale de la Shoah », mise en ligne sur le site du parti des Indigènes de la République le 29 février 2012

Radio : L’échec, un moteur pour la gauche ?, émission diffusée sur France Culture le 13 décembre 2016

Radio : émissions avec Enzo Traverso diffusées sur France Inter

 

 

Samuel Hayat, «Mélancolie de gauche», partis d’échecs, publié dans le journal Libération le 5 octobre 2016
Philippe Mangeot & Sacha Zilberfarb, La mémoire des vaincus, entretien avec Enzo Traverso, publié dans la revue Vacarme 21 le 2 octobre 2002Arnaud Saint-Martin, La mélancolie, culture de gauche, publié dans le journal L'Humanité le 7 novembre 2016
Hugues Le Paige, « Le regard des vaincus est toujours critique » (Enzo Traverso, "Mélancolie de gauche"), publié sur le site de la revue Politique le 11 décembre 2016
Remi Neri, Du pari de Pascal au soulèvement, publié sur le site Gauchebdo le 12 janvier 2017
Jean-Marie Durand et Serge Kaganski, “La France a cessé d’être le centre de la vie intellectuelle”, publié dans le magazine Les Inrockuptibles le 24 février 2013
Marion Rousset, Enzo Traverso, un XXe siècle à feu et à sang, publié dans la revue Regards le 21 janvier 2011
Antoine Perraud, Enzo Traverso: « Il faut savoir nager à contre-courant », publié sur le site Mediapart le 20 février 2013
Thibault Scohier, Compte-rendu publié dans la revue Lectures le 10 novembre 2016
Articles d'Enzo Traverso publiés sur le portail Cairn
Articles d'Enzo Traverso publiés sur le site de la revue Contretemps
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