Wilhelm Reich : une politique du plaisir
Publié le 27 Janvier 2014
Wilhelm Reich propose une réflexion politique sur le plaisir sexuel. La révolution sociale doit permettre un épanouissement humain et sensuel.
Face au désert existentiel de la modernité marchande, la révolution sexuelle demeure un projet politique qui peut ébranler les bases de l’ordre social. Dans les années 1968, Wilhelm Reich incarne la figure sulfureuse du théoricien de la révolution sexuelle. Sa pensée est redécouverte par les jeunes révolutionnaires qui veulent en découdre avec une société autoritaire et patriarcale. Le mouvement du 22 mars, mais aussi le groupe Vive la révolution ! puisent leur révolte dans la pensée de Wilhelm Reich. Mais son influence s’étend surtout en Europe et aux États-Unis. Le mouvement de Mai 68 éclate avec une lutte contre la répression sexuelle à Nanterre.
Dans le sillage de cet esprit 68, Jean-Michel Palmier écrit en 1969 un livre intitulé Wilhelm Reich. Essai sur la naissance du Feudo-marxisme. Cet ouvrage est récemment réédité . Aujourd’hui, seule une sexualité normalisé et conformiste triomphe, incrné par l’ignoble « mariage pour tous ». Surtout, la misère affective et sexuelle semble toujours aussi présente. « Le seul problème des étudiants français est de coucher avec les filles », ironise M.Gorce, Ministre de l’Information, en Mai 68. Ce problème, toujours minimisé et moqué par les ministres comme par les gauchistes, demeure central.
La pensée de Wilhelm Reich insiste sur l’épanouissement sexuel et sur l’aspiration au bonheur. Sa réflexion vise à transformer le monde pour changer la vie. Le renouveau des luttes nourrit une pensée critique qui doit également prendre en compte une réflexion sur la révolution sexuelle. Les problèmes économiques et sociaux demeurent majeurs. Mais les luttes sociales doivent s’accompagner par une réflexion sur la vie quotidienne, et notamment sur la misère sexuelle. « L’émergence des nouveaux mouvements de contestation à travers le monde et le renouveau de la pensée critique ne remettent-ils pas à l’ordre du jour la pensée de Wilhelm Reich, l’insubmersible ? », introduit Patrick Baradeau.
Wilhelm Reich incarne l’opposition à l’idéologie bourgeoise et capitaliste. C’est un psychanalyste qui lutte contre Freud et un communiste qui s’oppose au stalinisme.
Né en 1897 dans une famille très pauvre, il poursuit des études de médecine. Pour lui la sexualité demeure le centre de la vie sociale mais aussi de la vie de chaque individu. Sa lecture de Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité et Introduction à la psychanalyse, détermine le choix de sa profession. Mais Freud s’attache à la méthode scientifique la plus froide. Au contraire, Wilhelm Reich penche vers la passion du débat et la spéculation intellectuelle qui tend parfois vers le délire. Mais les découvertes du jeune Freud ébranlent l’ordre moral. Pour lui, la pulsion sexuelle est présente chez les enfants dès le plus jeune âge, avant la puberté. Cette pulsion sexuelle ne recherche pas forcément l’union génitale. Ensuite, la notion de libido évoque ce « besoin sexuel ». Ses découvertes vont à l’encontre de la sexologie traditionnelle.
Wilhelm Reich comprend la dimension subversive de cette réflexion. Il devient psychanalyste et rencontre Freud. Il demeure fidèle aux écrits du jeune Freud et dénonce toute déviance par rapport à cette pensée originelle.
Wilhelm Reich apparaît comme un disciple de Freud. Au début des années 1920, il travaille à la Clinique psychanalytique de Vienne. Mais des divergences se dessinent. Wilhelm Reich conteste l’existence d’un instinct de mort. Cette hypothèse s’oppose selon lui aux premières découvertes freudiennes. Surtout, il insiste sur la « puissance orgastique » : seul l’orgasme sexuel permet d’éviter les névroses. Freud ne cesse de remanier ses premiers essais tandis que Wilhelm Reich en radicalise les découvertes. Il observe une « cuirasse caractérielle ». Ce concept désigne tous les mécanismes qui répriment le désir sexuel. « Le seul but de l’analyse est de dissoudre ces boucliers de mécanismes de défense afin de libérer l’énergie sexuelle », décrit Jean-Michel Palmier. Le capitalisme, l’éducation et la morale expliquent cette répression sexuelle et deviennent la cause de la misère psychique.
Mais Jean-Michel Palmier propose un regard critique sur les premières réflexions de Wilhelm Reich. Les découvertes de Freud sont simplifiées. Surtout, le disciple biologise la libido qui devient énergie sexuelle puis énergie biologique. Mais sa réflexion politique semble beaucoup plus intéressante que sa théorie de la psychanalyse. Sa critique radicale de la société répressive demeure toujours pertinente.
Wilhelm Reich s’intéresse aux problèmes sociaux. En 1927, il assiste à des émeutes ouvrières. Il voit surtout la répression brutale de la police qui n’hésite pas à tirer sur les manifestants qui s’enfuient et à faire plusieurs morts. Il décide donc d’adhérer au Parti communiste.
Il donne des conférences sur la théorie psychanalytique qui n’intéressent personne. Ensuite, il évoque les conditions de vie des travailleurs et les conséquences sur leur sexualité. Ses conférences obtiennent davantage de succès. Il évoque surtout la vie quotidienne et la misère sexuelle du prolétariat. Les méthodes de contraceptions sont alors mal connues et l’avortement peut se révéler fatal.
Wilhelm Reich demeure le seul psychanalyste qui se retrouve confronté aux problèmes de la classe ouvrière. Il ouvre même une clinique gratuite. Dès lors, « il comprend brusquement qu’il est impossible de guérir les névroses, d’améliorer, de transformer la vie affective et même la vie tout court de tous ces hommes sans transformer leur situation matérielle », décrit Jean-Michel Palmier. La misère psychique s’explique souvent par la misère sociale. Cette découverte donne aux recherches de Wilhelm Reich une dimension révolutionnaire. Seule une transformation radicale de la société peut mettre un terme aux névroses.
Wilhelm Reich décide de lutter avec la classe ouvrière. Il organise des « consultations d’hygiène sexuelle » dans les dispensaires de la « banlieue rouge » de Vienne. Ensuite, il commence des conférences dans les usines pour attaquer l’idéologie bourgeoise et proposer une politique sexuelle. Il ouvre des centres qui évoquent l’avortement et informent les ouvriers sur les mécanismes de leur vie sexuelle. Il justifie les grèves et les révoltes ouvrières. Ces conférences ont beaucoup de succès. Wilhelm Reich attaque les institutions et les « valeurs » de la bourgeoisie. Surtout, au cours de ses conférences, le public ouvrier pose des questions concrètes qui révèlent l’importance de la sexualité et de sa répression dans la vie quotidienne.
Wilhelm Reich n’est pas pour autant un intellectuel qui prétend éclairer les masses. Au contraire il participe activement aux luttes sociales aux côtés des ouvriers. Il distribue des tracts et participe à toutes les grèves, à toutes les manifestations communistes et aux luttes des ouvriers et des chômeurs. « C’est au niveau de la société, de l’éducation, de la famille, qu’il faut combattre les interdits et les préjugés. C’est tout un système politique, économique qu’il faut remettre en cause », décrit Jean-Michel Palmier.
Freud publie Malaise dans la civilisation. Cet ouvrage propose une réflexion politique sur la psychanalyse, la culture et la civilisation. Il influence notamment les réflexions du philosophe Herbert Marcuse dans Eros et civilisation. Ce livre estime que l’aspiration à une vie plus libre et plus heureuse doit fonder un nouveau projet révolutionnaire. Mais le livre de Freud présente une vision plus pessimiste. L’homme doit renoncer à ses désirs et diminuer ses exigences pour retrouver des possibilités de bonheur, estime le psychanalyste. « Aussi la civilisation est-elle nécessairement répressive, et la restriction de la vie sexuelle est indispensable », résume Jean-Michel Palmier. Freud insiste également sur l’angoisse lié au sentiment de culpabilité comme produit de la civilisation. Pour Freud, il est possible d’organiser la société en fonction du bonheur de chacun.
Wilhelm Reich critique le pessimisme et la résignation de Freud. Surtout, son livre occulte l’histoire humaine et les conflits sociaux. Les deux psychanalystes s’opposent également sur leur vision du bonheur. Freud conserve une conception pauvre du bonheur, proche de l’ascétisme. Il accepte l’ordre social et refuse la possibilité d’une transformation réelle du monde par la politique. En revanche, Wilhelm Reich s’intéresse davantage aux problèmes concrets dans la vie quotidienne. Il axe sa réflexion vers une critique radicale de la société capitaliste. Il politise l’aspiration au bonheur, notamment amoureux et sexuel.
La vie misérable et aliénée s’explique par l’idéologie et la répression sexuelle. « Défendre la vie, c’était, pour Reich, reconnaître à la sexualité ses droits et combattre toutes les idéologies répressives », souligne Jean-Michel Palmier.
La famille impose l’idéologie répressive dès le plus jeune âge. Les parents transmettent à leurs enfants tous leurs refoulements et inhibitions à leurs enfants, qui les transmettent à leur tour. La famille transmet les valeurs qui façonnent l’individu. Cette structure autoritaire de la famille ne se limite pas à la bourgeoisie et demeure la cause principale de la répression sexuelle. L’éducation impose ce petit bonheur conforme du mariage et de la famille qui nie et rejette le plaisir sexuel. Ce système repose sur l’hypocrisie. Malgré les évolutions modernes, « la famille est toujours l’une des plus importantes fabriques d’idéologies, et l’une des plus violentes structures répressives », estime Jean-Michel Palmier. Les pulsions des enfants doivent être refoulées car la liberté sexuelle ébranle la puissance patriarcale autoritaire. Lorsque la sexualité de l’adolescent est réprimée et culpabilisée, la révolte prend la forme de la névrose. Wilhelm Reich s’attache à transformer cette névrose en véritable révolte politique.
La critique marxiste de l’idéologie s’attaque peut souvent à la morale bourgeoise. Wilhelm Reich dénonce la dimension hypocrite et répressive de la morale sexuelle. Cette idéologie estime que la procréation demeure l’unique objectif de la sexualité. Ce dogme impose la glorification de la famille et du couple. Dès leur plus jeune âge, les enfants doivent intérioriser un sentiment de crainte et de culpabilité à l’égard du plaisir sexuel. La soumission au système autoritaire s’explique par ce sentiment de crainte. Les filles sont maintenues dans l’ignorance de la sexualité, toujours associée au mariage, pour mieux les soumettre à leur mari. Le couple et le mariage demeurent le seul cadre de la vie sexuelle des femmes qui devient rapidement monotone.
A Berlin, l’action politique de Wilhelm Reich se radicalise. Il tente de construire un mouvement révolutionnaire de masse. Il organise une conférence intitulée La Misère sexuelle des travailleurs, considérée comme communiste par le milieu de la psychanalyse. En 1930, il crée une organisation de masse de politique sexuelle sous le contrôle du Parti communiste (PC) : Sexpol. En Allemagne le PC, le plus important d’Europe, tente de s’opposer à la montée du nazisme dans un climat de violence et d’affrontements de rue. Wilhelm Reich gagne la sympathie de la jeunesse ouvrière qui tente de lutter contre sa misère autant matérielle que psychique. Il insiste sur l’importance de « politiser la question sexuelle » pour abattre l’idéologie bourgeoise. « La sexualité ne peut être reconnue dans ses droits qu’avec l’abolition des structures de la bourgeoisie capitaliste : son affirmation entraîne la critique de la répression et de l’aliénation collectives », rappelle Jean-Michel Palmier. L’éducation et la structure répressive de la famille expliquent les névroses. Mais cette famille reflète un ordre social, politique, économique existant : l’ordre capitaliste. Pour s’attaquer à la famille, il faut transformer la société. La critique de la morale sexuelle permet de diffuser les idées révolutionnaires dans la jeunesse.
Wilhelm Reich rédige une brochure destinée aux jeunes ouvriers : La lutte sexuelle de la jeunesse. Cette brochure semble un peu datée. A l’époque, le psychanalyste ne critique pas encore l’URSS. Il évoque également l’avortement et la contraception qui sont aujourd’hui banalisés. Pourtant, ce texte demeure particulièrement radical. Wilhelm Reich critique le travail aliéné. Pour lui, le travail ne permet pas de se réaliser mais repose sur une mystification. « Des millions d’hommes ne pourront jamais accéder à une vie heureuse et libre, car ils doivent se vendre pour vivre », résume Jean-Michel Palmier. L’accession au bonheur demeure la question centrale. La sexualité demeure un élément essentiel de ce bonheur. Mais la société capitaliste, avec son idéologie et ses lois, rend impossible l’accession au bonheur pour une grande majorité de la population. Après la critique du travail, Wilhelm Reich évoque la misère sexuelle. Il attaque la morale bourgeoise et la pornographie qui empêchent à la jeunesse de satisfaire une vie sexuelle épanouissante. Avec la critique et la lutte politique, le psychanalyste délivre des conseils pratiques avec des informations essentielles. Il reprend également la critique de la famille et de la morale. La sexualité ne doit pas permettre la procréation, mais seulement le plaisir. Les sexologues, les moralistes et les éducateurs reprochent au psychanalyste de corrompre la jeunesse. Mais même les cadres du PC s’inquiètent de ce désir de politiser la sexualité pour accéder au bonheur.
Les communistes demeurent puritains et n’acceptent cette critique radicale de la famille et de la morale sexuelle. Surtout, Wilhelm Reich dénonce également les bureaucrates du PC qui refusent de s’allier avec les sociaux-démocrates pour combattre le nazisme. Il critique également leur réformisme et leur parlementarisme. Il attaque ensuite l’URSS et le stalinisme. Mais il demeure attaché à la révolution de 1917 avec sa libération sexuelle. Il se retrouve donc exclu du PC. Pour Wilhelm Reich, comme pour Marx, la destruction de la famille doit permettre de réinventer de nouvelles relations humaines, amoureuses, sexuelles. Marx esquisse cette critique de l’institution bourgeoise du mariage et de l’ennui de la famille. Pour lui, l’amour n’est pas une simple idée mais demeure une passion. Mais la famille ne se réduit pas une institution car elle repose aussi sur des inhibitions psychiques.
Après 1935, exclu du communisme et de la psychanalyse, Wilhelm Reich sombre dans un délire paranoïaque. Il délaisse la lutte des classes et la révolution. Ses écrits n’ont alors plus le moindre intérêt.
Wilhelm Reich reste très conservateur sur certains points, notamment dans sa défense du couple et de l’amour traditionnel. La révolution sexuelle et libération des désirs doivent évidemment briser toutes les normes et les contraintes sociales, ou du moins éviter de les considérer comme centrales et uniques. Les normes hétérosexuelle, masculine, mais aussi du couple, de la famille, de l’éducation doivent être abolies. Le freudo-marxisme permet d’insister sur une transformation qualitative de la vie quotidienne, et pas uniquement de l’organisation sociale.
La pensée de Wilhelm Reich demeure indispensable pour penser la société d’aujourd’hui. Si la répression sexuelle ne s’affirme plus aussi brutalement, les désirs restent contrôlés et orientés. A travers une politique sexuelle, la lutte des classes doit permettre l’accès de tous au plaisir et à la jouissance.
Source : Jean-Michel Palmier, Wilhelm Reich. La révolution sexuelle entre Marx et Freud, L’Esprit du Temps, 2013
Le freudo-marxisme de Wilhelm Reich
Wilhelm Reich et la révolution sexuelle
La psychanalyse contre l'ordre moral
Le mouvement du 22 mars entre théorie et pratique
Contrôle des corps et misère sexuelle
Radio : Jacques Lesage de La Haye, conférences sur Wilhelm Reich à l'Université populaire de Saint-Denis, publiées sur le site La Dioniversité
"Wilhelm Reich. Présentation, sa vie, son oeuvre", publié sur le site Nouveau millénaire, Défis libertaires
Wilhelm Reich sur le site Nouveau millénaire, Défis libertaires
Textes de Wilhelm Reich en libre accès
"Qui est Wilhelm Reich ?", sur le site du Mouvement international pour une écologie libidinale