Féminismes et libération sexuelle
Publié le 10 Juillet 2025
Le mouvement #MeToo permet un renouvellement du féminisme. Depuis les années 1960, la pensée et la recherche féministe et queer est devenue prolifique. Cette mouvance permet de renouveler la pensée sur la sexualité. Mais la théorie de la sexualité et la pensée féministe s’inscrit dans une longue tradition historique. Les socialismes utopiques du XIXe siècle contribuent à réhabiliter la femme et les plaisirs de la chair. La femme libre porte une critique de la religion et de la famille.
Des personnalités de mouvement socialiste articulent émancipation des femmes et libération sexuelle, à l’image de Flora Tristan, Alexandra Kollontaï ou Emma Goldmann. La question de la sexualité devient centrale dans la psychanalyse. Gayle Rubin estime que la psychanalyse permet une critique des structures patriarcales mais ne permet pas de sortir d’un cadre normatif. Les socialismes utopiques et la psychanalyse considèrent qu’il faut changer la société pour changer la sexualité.
Durant les années 1960 se développent des mouvements de libération sexuelle. Les pensées féministes et queer abordent les questions de désir, d’identité, d’oppression, d’amour, de pulsion, de morale. Ces diverses approches de la sexualité mènent à des stratégies d’émancipation divergentes. La libération sexuelle peut passer par une remise en cause d’une société répressive et patriarcale. Un autre courant aspire à développer une sexualité alternative et queer. Cornelia Möser explore ces débats féministes dans le livre Libérations sexuelles.

Féminisme des années 1970
Le terme de révolution sexuelle provient du livre de Wilhelm Reich. Il estime que la critique de la propriété privée ne suffit pas et doit s’accompagner d’une critique de l’État et de la famille. Le philosophe Herbert Marcuse propose une libération des pulsions sexuelles contre le freudisme qui tente de canaliser les instincts. La sublimation des énergies sexuelles doit permettre la construction d’un nouvel ordre humain en harmonie avec la nature et la sensualité. Au contraire, la répression sexuelle impose un dressage capitaliste. Ce qui rejoint la théorie de la personnalité autoritaire développée par l’École de Francfort et le courant de la Théorie critique.
Les féministes des années 1960 s’appuient également sur les travaux des sexologues comme Alfred Kinsey. Anne Koedt critique « Le mythe de l’orgasme vaginal ». Elle insiste sur le clitoris pour stimuler la jouissance féminine. L’étude de Shere Hite, publiée en 1976, évoque la misère sexuelle des femmes dont une grande partie ne connaît jamais l’orgasme. Ces diverses études permettent d’acter la séparation entre procréation et plaisir sexuel. Les partisanes de la révolution sexuelle, inspirées par Reich et Marcuse, estiment que le plaisir passe par l’abolition du capitalisme et de la société bourgeoise.
Le mouvement féministe critique le caractère violent et destructeur de la famille patriarcale. La domination du mari sur la femme et des parents sur les enfants sont remis en cause. Mais un courant du féminisme critique également la révolution sexuelle. Andrea Dworkin souhaite insister davantage sur la domination masculine et les violences sexuelles. Ce courant estime que la révolution sexuelle débouche vers la commercialisation du sexe et l’industrie pornographique. Atkinson considère même que les véritables féministes sont uniquement les lesbiennes qui ont rejeté le désir et le plaisir sexuel.
Le mouvement homosexuel reste traversé par d’importants débats. La revue Antinorme tente d’articuler gauchisme et homosexualité. Guy Hocquenghem reprend la critique de la répression sexuelle et insiste sur la dimension révolutionnaire du désir. Le Fléau social tente davantage de se démarquer de la vieille extrême-gauche et puise son inspiration chez les situationnistes. Le journal propose une vision globale du monde et aborde l’actualité des luttes sociales. Néanmoins, la question de la sexualité est progressivement délaissée. Le mouvement homosexuel français et italien se démarque de l’organisation allemande. La HAW s’intègre dans le mouvement socialiste mais redoute les débordements des folles. Au contraire, les Gazolines s’attachent à perturber joyeusement les manifestations et autres rituels militants par leur excentricité.
Les lesbiennes participent au mouvement homosexuel qui développe une critique de la famille traditionnelle. Néanmoins, le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) reste dominé par des hommes et cultive même une certaine mysoginie. Les lesbiennes décident donc de s’organiser de manière autonome. Le « féminisme matérialiste » de Christine Delphy élabore le concept de classe de sexe. Cette approche permet de critiquer la domination de genre. Néanmoins, elle élude les clivages de classes entre les femmes. Les bourgeoises sont considérées comme des prostituées de luxe. « Pas de pénibilité prise en compte entre celles qui doivent "représenter" dans des dîners de luxe et celles qui doivent faire le travail de ménage, le leur en plus de celui des autres », observe Cornelia Möser.

Sex war des années 1980
Les sex wars éclatent au début des années 1980 aux États-Unis autour du débat sur la prostitution. Certains féministes dénoncent la marchandisation du corps qui s’apparente à une violence. Un autre courant estime que, malgré la domination patriarcale, le plaisir féminin persiste. La femme ne se réduit pas à un être opprimé. Durant les années 1980, la pensée féministe s’institutionnalise à travers la recherche académique et les directives émises par l’ONU. Les militantes lesbiennes imposent le refus sexuel des hommes comme une injonction à la pratique féministe. Le dégoût de la prostitution prime sur l’échange avec les travailleuses du sexe.
En revanche, des féministes refusent de considérer la sexualité uniquement comme un outil d’oppression. Elles soulignent que la recherche de jouissance peut également passer par la sexualité. De nouvelles questions s’ouvrent sur les classes sociales, les rapports sociaux de race, les normes corporelles, de comportements ou de cultures sexuelles, mais aussi le célibat, la masturbation, la structuration des désirs. Ces femmes revendiquent la multiplicité des expériences et la diversité du vécu dans le domaine de la sexualité. Elles insistent sur l’autonomie et le choix sexuel des femmes.
Le féminisme pro-sexe refuse de considérer les femmes comme des petites choses innocentes et fragiles à protéger de la pornographie et de la violence masculine. « La stratégie de la nice girl ayant déjà été éprouvée par le passé et s’étant soldé par un échec, il s’agissait de reprendre son destin en main sans solliciter la protection de l’État, de l’Église ou d’autres institutions patriarcales comme la police ou la famille », indique Cornelia Möser. Ce féminisme pro-sexe évoque également les diverses formes d’oppression et se démarque du féminisme bourgeois. Ce courant insiste sur les différences des corps et des représentations.
Les sex wars ont contribué à affaiblir et à diviser le mouvement féministe. Le courant anti-porno se révèle particulièrement sectaire. Le féminisme pro-sexe se développe dans la pensée queer et les mouvements sociaux. En revanche, la mouvance anti-sexe s’est imposée dans le féminisme institutionnel à travers les ONG et les instances judiciaires. Ce courant contribue à la dégradation des conditions de vie des travailleuses du sexe. « Depuis les sex wars, une forme de division du travail féministe semble s’être mise en place : les pro-sexe s’occupent de tout ce qui est jouissance, subcultures, libération et communautés ; les anti-sexe de tout ce qui touche aux questions de violences sexuelles, de viols, de trafics de femmes, etc. », décrit Cornelia Möser.
Le féminisme pro-sexe permet d’insister sur l’importance du plaisir sexuel, alors que le sujet reste délaissé par le féminisme traditionnel. Ensuite, ce courant permet de dégenrer la sexualité en considérant que les femmes la pratique autant que les hommes. Gayle Rubin évoque même une indépendance relative de la sexualité et du genre.
Les féministes pro-sexe tranchent avec le consensus qui associe l’oppression des femmes à la sexualité. Ce nouveau courant considère que, si le sexe peut effectivement devenir une forme d’oppression, il se révèle souvent comme un outil de libération. Ensuite, le féminisme pro-sexe considère que la sexualité n’est pas forcément le lieu privilégié du sexisme, ni son seul terrain d’exercice. Toutes les femmes ne sont pas opprimées, ni de la même manière, par la sexualité.

Nouveaux féminismes
L’approche queer valorise une multiplication des genres et des sexualités pour sortir d’un rapport binaire. La libération repose sur la diversité des pratiques sexuelles, sur le choix de son identité de genre et le refus des contraintes réductrices de la normativité. Le Fhar attaque le pouvoir mâle avec ses modèles de comportements et d’accouplement pour refuser une identité sexuelle figée. « Nous savons en particulier que la libération du corps, des rapports sensuels, sexuels, affectifs, extatiques, est indissolublement lié à la libération des femmes et à la disparition de toutes espèces de catégories sexuelles », proclame le Fhar. Toutes les formes d’oppression et de normalité, mais aussi les assignations à résidence sexuelle, doivent être remises en cause.
Le clivage entre le féminisme pro-sexe et le courant traditionnel peut se dépasser. Les féministes classiques insistent sur les violences sexuelles. Au contraire, le féminisme queer valorise le plaisir sexuel et les subcultures. Les sex wars ont contribué à durcir ce clivage. Cependant, des expériences parviennent à dépasser cette opposition. Les Riot Grrrls évoquent les agressions qu’elles ont subit, mais valorisent également l’épanouissement sexuel. Ce courant incite les femmes à monter sur scène et à participer activement au mouvement punk. « Elles bravent par ailleurs le partage du travail entre féministes queer et féministes radicales : dans leurs zines elles parlent, de leurs expériences de violences sexuelles, mais aussi d’histoires sentimentales, d’envies et de désirs sexuels… », observe Cornelia Möser.
L’émancipation des femmes ne se limite pas à revendiquer une meilleure place dans le système capitaliste. L’anarchiste Emma Goldman critique les féministes qui défendent une émancipation par le travail et l’investissement dans les institutions politiques. Alexandra Kollontaï réaffirme également ce lien entre émancipation sexuelle et émancipation humaine. L’ordre social repose sur l’économie, l’organisation politique et la morale sexuelle. Ces trois dimensions doivent être renversées dans un même mouvement révolutionnaire. Les stratégies féministes articulent lutte pour les droits (IVG, mariage pour tous…) et remise en question radicale du système politique qui impose une hiérarchie entre hommes et femmes. La libération vise à « désexualiser les politiques sexuelles de l’extrême droite tout en resexualisant nos vies – si par là on entend y mettre de l’épanouissement, de la jouissance et du désir, bref, une vie bien meilleure pour toutes », souligne Cornelia Möser.
Les politiques sexuelles du XXIe siècle sont détachées d’une aspiration radicale et révolutionnaire. La sexualité n’est plus considérée comme un terrain de libération. Le féminisme se réduit aux luttes contre les discriminations, qui restent nécessaires et indispensables. Même les lesbiennes et les cultures queer aspirent à vivre en couple, à fonder une famille, à s’insérer dans le marché du travail et la culture de consommation, espèrent être intégrées dans la communauté nationale et la normativité traditionnellement réservée aux familles hétérosexuelles. Le désir pour un même sexe ne garantit pas un point de vue révolutionnaire. Les politiques contre les discriminations ne remettent pas en cause un ordre social hiérarchisé et inégalitaire. « Or les politiques contre les discriminations présentent le défaut de partir des identités existantes sans questionner leur émergence, leur rapport aux structures sociales et surtout leur place dans la construction des inégalités matérielles, dans la production des injustices », analyse Cornelia Möser. En revanche, la dimension sexuelle et désirante dans les révolutions sociales comme la révolution russe ou Mai 68 semble majeure.

Révolutions sexuelles
Le livre Cornelia Möser permet de présenter clairement les débats qui traversent le mouvement féministe. Son approche se distingue de la classification chronologique qui identifie différentes « vagues » qui correspondent à des périodes différentes. Cette approche vise à homogénéiser les différentes périodes du féminisme et à effacer les débats qui traversent ce mouvement. Plusieurs clivages agitent le milieu féministe, mais Cornelia Möser insiste sur la question de la sexualité.
Ce débat entre féministes pro-sexe et anti-sexe permet de comprendre la virulence des polémiques au sujet des travailleuses du sexe notamment. Néanmoins, Cornelia Möser affirme clairement les divergences entre les deux courants sans sombrer dans l'hypocrisie d’une pseudo-sororité qui élude les divergences et enlise la réflexion vers le consensus mou. Cornelia Möser critique ouvertement la position anti-sexe qui se révèle également sectaire et contribue à la répression des travailleuses du sexe. Cornelia Möser propose une critique percutante de ce courant qui semble rejoindre le puritanisme bourgeois.
Au contraire, le féminisme pro-sexe est alors valorisé pour sa dimension joyeuse et culturelle. La force du mouvement queer s’appuie sur le plaisir sexuel et l’ouverture à toutes les formes de sexualité sans se réduire à une norme. Cornelia Möser tente néanmoins de trouver une forme de consensus entre les deux courants du féminisme. Une forme de spécialisation et de partage des tâches semble s’opérer. Un courant permet d’insister sur les violences faites aux femmes et sur la marchandisation de la sexualité avec pertinence. Tandis que le courant pro-sexe irrigue les subcultures féministes et queer.
En revanche, Cornelia Möser n’évoque pas le clivage qui traverse les féministes pour la libération sexuelle. Pourtant, elle souligne l’importance de deux traditions mais sans les confronter. Michel Foucault, inspirateur majeur de la culture queer, oppose clairement son approche à celle qui critique la répression sexuelle. Foucault insiste davantage sur les rapports de pouvoir. Cette approche débouche vers la pensée féconde de Gayle Rubin. Elle évoque la capacité des femmes de reprendre le pouvoir dans le cadre d’une sexualité qui ne se réduit pas à une domination masculine. Mais l’approche de Foucault ne critique plus les structures patriarcales et la répression sexuelle.
Une tendance du féminisme pro-sexe semble valoriser la libération sexuelle dans le cadre du capitalisme. La dimension marchande de la sexualité est alors éludée. Les lieux de sociabilités queer se réduisent à des espaces de consommation comme les bars. La dimension solidaire et associative s’efface derrière la prédominance de lieux marchands. Ensuite, ce courant ne remet pas en cause le capitalisme et le patriarcat mais tente de s’y adapter. Ce qui peut déboucher vers un élitisme queer tandis que les plus précaires peuvent se retrouver écarter. Une forme de norme queer et consumériste peut même s’imposer.
Néanmoins, Cornelia Möser insiste sur l’importance de la révolution sexuelle. Elle souligne l’importance de féministes révolutionnaires comme Emma Goldman ou Alexandra Kollontaï. Ce féminisme vise à renverser toutes les formes d’oppressions et de hiérarchies. Si les luttes peuvent ouvrir des espaces de libération dans le cadre du capitalisme, ce féminisme révolutionnaire reste attaché à la perspective d’un renversement de l’ordre marchand et patriarcal. La révolution sexuelle doit alors s’accompagner d’une révolution sociale.
Source : Cornelia Möser, Libérations sexuelles. Une histoire des pensées féministes et queers sur la sexualité, La Découverte, 2022
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Penser les libérations sexuelles. Entretien avec Cornelia Möser, diffusé sur le site Politika le 30 juin 2022
Vidéo : « Libérations sexuelles » de Cornelia Möser. Une histoire des pensées féministes et queers sur la sexualité, diffusée par la Maison des Métallos le 13 décembre 2023
Radio : Y a-t-il une normativité queer ?, diffusée sur France Culture le 28 avril 2023
Radio : Liberté, égalité, sexualités : faut-il arrêter de faire l’amour ?, diffusée sur France Culture le 5 septembre 2022
Radio : Festival Et maintenant ? 4 termes et 4 débats : incertitude, nostalgie, démission et hétérosexualité, diffusée sur France Culture le 21 octobre 2022
Cornelia Möser, L’émancipation comme concept politique dans les luttes féministes et queers, publié sur le site Contretemps le 22 septembre 2014
Emma Flacard et Cornelia Möser, « Les femmes peuvent-elles avoir la même liberté sexuelle que les hommes ? », publiée sur le site de l'hebdomadaire Le 1 le 25 août 2022
Blanche Plaquevent, Le temps long de la révolution sexuelle, publiée sur le site La Vie des idées le 15 juin 2023
Soledad Tuñón, Note de lecture publiée dans la revue GLAD ! n°13 en 2022
Benjamin Dubrulle, Note de lecture, publiée sur le site de la revue Lectures le 29 août 2022
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