La marchandisation du rap

Publié le 3 Juillet 2025

La marchandisation du rap
Le rap s'est imposé comme la musique la plus populaire en France. Ce son fédère désormais l'ensemble de la jeunesse, des cités HLM à la bourgeoisie pavillonaire. Le rap s'est désormais diversifié mais perd également son tranchant politique. Cette contre-culture venue de la rue s'est désormais intégrée à l'industrie culturelle.

 

 

Le succès du rap s’est généralisé en peu de temps. Au début des années 2000, cette musique reste surtout populaire chez les jeunes de cités mais beaucoup moins parmi ceux issus de la classe moyenne. Le rap s’impose aujourd’hui comme la référence musicale de tous les jeunes, prolos ou bourgeois, dans les quartiers populaires comme dans les zones pavillonnaires. De plus, les générations précédentes font preuve de bienveillance à son égard pour tenter de « rester dans le coup ». Le rap français écrase le top 10 des albums les plus vendus et les plus téléchargés.

Néanmoins, le rap s’est éloigné de l’histoire de la culture hip hop. Pour s’imposer durablement, le rap a dû subir de nombreuses mutations et s’éloigner de son creuset culturel. Les festivals de hip hop avec le break, les battles et le graffiti ont disparu. Selon beaucoup d’artistes, le rap a perdu en authenticité ce qu’il a gagné en popularité. Cette musique s’est fortement diversifiée avec des sons qui diffèrent du rap des années 2000. Mais son public connaît également une diversification sociologique. Cette contre-culture contestataire est devenue la musique majoritaire. Le journaliste Kévin Boucaud-Victoire analyse ce phénomène culturel dans le livre Penser le rap.

 

 

                 Penser le rap - De paria à dominant : analyse d'un phéno - 1

 

 

Débuts du rap

 

Le hip hop émerge durant l’été 1973. Le Black Panthers Party subit la répression du FBI et les luttes afro-américaines commencent à décliner. L’heure est à la violence, aux gangs, à la drogue et surtout à la dépolitisation. DJ Kool Herc organise une soirée en plein air. Il mixe surtout des morceaux de soul et de funk. Il isole les percussions et joue avec les tempos pour allonger les danses. Depuis cette soirée, les block parties se multiplient. Le breakdance se développe et le graffiti s’y agrège. Parler en rythme sur la musique donne naissance au rap, au départ discipline mineure du hip hop.

Afrika Bambaataa lance la Zulu Nation. La musique doit apporter la paix dans les ghettos ravagés par la violence des gangs. Afrika Bambaataa devient le premier ambassadeur du hip hop à l’international. Grandmaster Flash fait évoluer les techniques de DJing. Il sort The Message qui devient l’emblème du rap conscient et engagé. Mais un rap plus festif se développe également. Dans les années 1980, Public Enemy porte un discours politique. Mais l’Amérique subit le consumérisme et l’individualisme marchand. Ronald Reagan impose le néolibéralisme et la dépolitisation. Mais le rap parvient à dépasser les frontières américaines et à se diffuser.

 

En France, l’émergence du rap est favorisée par la petite bourgeoisie culturelle. Bernard Zekri, qui collabore au très branché magazine Actuel, vit à New York depuis 1980. Il se passionne pour le hip hop. Il participe à l’organisation du New York City Rap Tour qui passe dans plusieurs villes françaises. Au départ, ce sont la danse et le graffiti qui connaissent le succès. Le Trocadéro devient une piste de danse, tandis que le métro sert de toile aux apprentis artistes. Kool Shen et JoeyStarr commencent par le break et le smurf. En 1983, ils créent le groupe de danse Aktuel Force avant de fonder le 93 NTM. La plupart des pionniers du rap commencent par le tag ou la danse.

L’émission H.I.P H.O.P, présentée par Sidney sur TF1, donne un coup d’accélérateur au mouvement. L’émission dure 1 an, soit 43 épisodes. Le rap s’inscrit dans le cadre plus vaste d’une culture hip hop qui comprend plusieurs disciplines artistiques. Le rap est considéré comme une simple mode passagère mais irrigue la variété française. En 1984, Annie Cordy lance « Et je smurfe ». Le DJ Dee Nasty lance une cassette de 7 titres. Il rencontre Lionel D et organise des block parties sur le terrain vague de La Chapelle. Ils lancent également des soirées au Globo. Le hip hop séduit de plus en plus de jeunes des quartiers populaires de la région parisienne et de Marseille. En 1988, Dee Nasty et Lionel D obtiennent une émission sur Radio Nova. Ils invitent des jeunes artistes qui se font une réputation et signent avec des maisons de disques.

 

 

    JoeyStarr (D) et Kool Shen, les chanteurs du groupe de rap NTM, se produisent le 05 mai 1991 sur l'une des scènes du 15e Printemps de Bourges. ©AFP - FRANCOIS GUILLOT

 

 

Contre-culture

 

En 1989, l’image du rap évolue dans les médias. Le tag est associé à la délinquance et au vandalisme. La mort de Thomas Claudio, tué par la police, déclenche des émeutes à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue lyonnaise. Les rappeurs comme NTM apparaissent alors comme les porte-parole de cette jeunesse révoltée. Le rap n’est plus considéré comme une mode cool mais incarne désormais la violence des quartiers. Olivier Cachin anime Rapline sur M6 de 1990 à 1993. Ce qui permet d'ancrer davantage le rap dans le paysage musical. Même si cette musique reste marginalisée et boudée par les radios.

Durant les années 1990, le rap apparaît comme l’expression culturelle des cités. En Californie émerge le gangsta rap. L’instru est plus lente et mélodieuse. Surtout, cette musique évoque les gangs, la drogue, le sexe et l’hédonisme. N.W.A attaque également les violences policières. Snoop Dogg et surtout 2Pac obtiennent un véritable succès. Le rap de rue new yorkais semble plus sombre et réaliste avec le Wu Tang Clan, Notorious BIG et Mobb Deep. En France, une nouvelle génération s’inspire de ce rap de rue. Les nouveaux flows sont plus techniques. L’écriture comprend davantage d’assonance, d’allitérations et des rimes plus riches. De nouveaux collectifs émergent avec Time Bomb, la Cliqua, la Scred Connexion, le Secteur Ä ou la Mafia K’1 Fry. Le DJ Cut Killer diffuse ces groupes sur Radio Nova puis sur Skyrock.

 

Les années 1990 apparaissent comme un âge d’or du rap français. Mais un déclin s’amorce dans les années 2000. Une panne de créativité s’observe. Le rap devient commercial et standardisé. Une musique avec refrain chanté est formatée pour plaire à Skyrock. Le rap subit également le piratage et la crise du disque. Cependant, cette musique devient l’expression d’une génération et d’une classe sociale. Les politicards comme François Grosdidier tentent de censurer le rap. NTM, La Rumeur ou Sniper subissent des procès pour leurs textes. Avec les références au ghetto, la marginalisation devient une dissidence revendiquée. Le rap incarne la voix des subalternes et des opprimés face à un système économique et politique qui repose sur des inégalités et des injustices.

Le rap est souvent décrit comme une contre-culture qui s’est intégrée dans l’industrie culturelle. Le rap contestataire à l’origine serait devenu une musique commerciale avec des artistes en quête d’argent et de succès. Pourtant, la critique de l’ordre social et la quête de réussite sociale semblent cohabiter dans le rap. La criminalité reste considérée comme un moyen pour sortir de la misère. Tony Montana devient ainsi un personnage emblématique du rap. Il incarne l’immigré pauvre qui attaque la société bourgeoise et s’enrichit par le crime. Les textes de Kery James respirent cette ambivalence entre critique sociale et débrouille entrepreneuriale.

 

 

      Le rappeur, chanteur, compositeur, acteur, réalisateur et scénariste Orelsan à Caen le 7 avril 2022 ©AFP - Samir Al-DOUMY

 

 

Nouveau rap

 

Le rap des années 2000 subit le téléchargement. Son public jeune et connecté privilégie la gratuité. Ensuite, le rap connaît une panne de créativité. Diam’s ou Soprano évoluent vers la pop pour se tourner vers un public plus large. Booba incarne le gangsta rap, avec un son plus lent et mélodieux. Rohff et Mac Tyer s’appuient également sur la boîte à rythme. Surtout, Booba introduit l'Auto-Tune. Ce logiciel permet de modifier la fréquence de la voix. Booba importe également la trap, avec ses charlestons et ses nappes de synthétiseurs. Mais le rap old school perdure avec les open mics et les soirées rap. Les vidéos YouTube permettent de diffuser facilement des nouveaux clips. En 2015, PNL impose son style cloud plus lent, éthéré et aérien.

Le rap des années 2010 semble très différent du son des années 1990. Les rythmes et les sonorités ont évolué. Le rap est devenu une musique à multiples facettes qui se mêlent à différents styles. « Aujourd’hui, le rap est capable d’épouser toutes les sonorités, du jazz à l’électro en passant par le rock, la pop, la soul, le reggae, le classique ou des musiques africaines, si bien que presque toute la jeunesse peut se retrouver en lui », observe Kévin Boucaud-Victoire. Inversement, les autres musiques n’hésitent pas à emprunter au rap. Culture juvénile majoritaire, le rap devient la nouvelle pop. Sa musique gagne en popularité ce qu’elle perd en singularité.

 

Le rap parvient surtout à élargir son public aux classes moyennes. Ce n’est plus uniquement la musique des jeunes de cités. De nouveaux artistes ne s’inspirent plus des codes du rap traditionnel et de ses thèmes fondateurs comme le racisme et les violences policières. En 2006, Orelsan émerge sur MySpace. Il n’évoque pas la précarité et la violence des ghettos urbains, mais la misère existentielle des pavillons de Normandie. Avec son sens de la punchline, Orelsan narre sa vie de jeune geek pommé.

« Les péripéties amoureuses, les galères professionnelles, les "soirées ratées", l’ennui à l’école, le rapport aux parents, le porno, les jeux vidéo, les mangas ou plus largement les difficultés pour trouver sa place dans la société, le Normand aborde les thèmes fédérateurs jusque-là peu explorés dans le hip hop », décrit Kévin Boucaud-Victoire. Tous les jeunes hommes, quelles que soient leurs origines sociales, peuvent se reconnaître dans Orelsan. Nekfeu, Lomepal ou Vald proposent une musique qui touche la petite bourgeoisie culturelle.

Cette diversification musicale, sociologique et géographique s’accompagne d’une diversification des médias. Skyrock n’est plus l’entreprise incontournable du rap français. Le site Booska-P émerge sur Internet. Surtout, les plateformes de streaming parviennent à supplanter le piratage. Le rap, avec son public jeune, écrase la concurrence sur les plateformes.

 

 

Freeze Corleone (CamuloJames)

 

 

Conformisme politique

 

Mais ces entreprises imposent également un formatage commercial pour multiplier les écoutes. Les morceaux ne durent pas plus de 3 minutes. Ils commencent par le refrain et deviennent plus accrocheurs. En revanche, les histoires fictives ou réelles sont délaissées. Les morceaux d’un unique couplet, sans refrain, sont abandonnés. « En devenant la musique numéro un dans le pays, le rap semble s’être condamné à devenir une musique purement commerciale pour la radio, comme la pop jadis », déplore Kévin Boucaud-Victoire.

Mais le succès du rap peut également provenir de ses thématiques et de son observation réaliste de la société. Le bourgeois Julien Syrac déplore l’hégémonie du rap qui ne parle pas des amourettes de la bourgeoisie culturelle. La situation sociale explosive transparaît à travers Nuit debout (2016), les Gilets jaunes (2018-2019) ou les émeutes dans les cités (2023). Cependant, le rap n’évoque pas ces révoltes sociales. « Le hip hop entérine la montée de l’individualisme, du néo-tribalisme et la dépolitisation, qui touchent les cités comme le reste de la société », fustige Kévin Boucaud-Victoire.

Malgré l’effondrement du rap conscient, des sujets politiques persistent dans le rap actuel. Le racisme et les violences policières restent largement abordés. Les émeutes après la mort de Nahel ont même déclenché des prises de position de plusieurs artistes. La République autoritaire et la laïcité répressive sont également questionnées. La Palestine demeure un thème central. Cette lutte anticolonialiste resurgit dans l’actualité avec le bombardement de Gaza. Mais le rap peut également sombrer dans le conspirationnisme et l’antisémitisme, comme dans les textes de Freeze Corleone.

 

Soral et Dieudonné ont exercé une réelle influence auprès de la scène rap et de son public. La dimension viriliste et provocatrice, mais aussi la concurrence victimaire, parviennent à s’imposer. Le rap reflète la confusion idéologique mais aussi l’atomisation sociale de notre époque. « En se penchant sur le hip hop, on perçoit une jeunesse désabusée, qui ne croit pas en la possibilité d’un monde meilleur, et qui se recroqueville sur elle-même, ses proches, son identité réelle ou fantasmée et sa réussite matérielle », déplore Kévin Boucaud-Victoire.

Le rap exprime également une idéologie réactionnaire sur la question du genre et de la transidentité. Malgré un vote largement à gauche, certains quartiers ont participé à la journée du retrait de l’école initiée par la soralienne Farida Belghoul en 2014. Le rap reste traditionaliste et conformiste sur les questions de genre et LGBT. Même si certains artistes, comme Médine, peuvent évoluer sur le sujet.

 

 

       Kery James en 2019 lors d'un concert à l'Accor Arena ©Getty - Catherine Steenkeste

 

 

Dérives du rap

 

Kévin Boucaud-Victoire décrit bien l’histoire et les mutations du rap français. Cette musique vient de la rue et s’impose comme une contre-culture. Le rap devient alors l’expression des ghettos et des banlieues. Il assume également sa marginalité. Le rap valorise longtemps l’authenticité plutôt que la réussite et la vente de disques. Mais cette musique est rapidement digéré par l’industrie culturelle à travers Skyrock puis le streaming. Comme de nombreuses autres contre-cultures, le rap est progressivement intégré à la pop culture.

Il semble important de pointer les évolutions du rap, mais Kévin Boucaud-Victoire sombre parfois trop dans la déploration. La nostalgie pour le rap des années 1990 reste légitime et pertinente. Néanmoins, la diversification du rap n’a pas engloutit le bon vieux rap old school à la Hugo TSR. Mais cette tradition reste noyée dans un ensemble plus vaste, de Booba à Vald. La scène rap a perdu en homogénéité mais gagne en diversité. Toutes les classes sociales peuvent apprécier un certain rap.

Le rap semble évidemment moins ouvertement politique. La critique du racisme et des violences policières semble moins présente. Cependant, le rap reste l’outil de la jeunesse des quartiers et du prolétariat issu de l’immigration. Même dans les tubes à succès, des professions comme caristes ou femmes de ménage sont évoquées. Ce qui tranche avec la variété française traditionnelle. Le rap reste surtout l’œuvre de jeunes prolos dont le regard de classe peut resurgir. Les galères du quotidien et la solidarité entre potes sont souvent abordés. Ce qui tranche avec une variété qui se contente de chanter les amourettes de la petite bourgeoisie. Même Jul s’attache à faire vivre une dimension collective pour partager sa notoriété à de jeunes artistes. Cette dimension solidaire du rap reste sa force.

 

Le rap devenu pop culture apparaît également comme un reflet de la société française. Le journaliste de Marianne pointe l’importance croissante de la religion chez des rappeurs politisés comme Médine. La trajectoire de Kery James semble révélatrice. Il émerge comme « Banlieusard » et affirme une identité de classe. Il valorise également la solidarité au sein du quartier et l’importance du groupe, notamment avec la Mafia K’Fry. Il se tourne ensuite vers l’Islam et l’identité religieuse pour valoriser la réussite individuelle et l’entrepreunariat. Le rap commercial reste le reflet de l’atomisation de la société et de l’emprise de la logique marchande qui brise les solidarités et les collectifs.

Kévin Boucaud-Victoire pointe bien les dérives du rap. La nouvelle pop culture reflète les contradictions qui traversent la société française. Le culte de la réussite individuelle côtoie l’expérience de la misère et la valorisation de la solidarité. Le rap reste le bande son de l’ensemble de la jeunesse, de la plus contestataire à la plus bourgeoise. C’est un son fédérateur qui exprime diverses émotions et dont les textes peuvent déboucher vers des lectures diverses, de la quête de conformisme à la révolte contre les injustices sociales.

 

Source : Kévin Boucaud-Victoire, Penser le rap. De paria à dominant : analyse d’un phénomène culturel, Éditions de l’Aube, 2024

Extrait publié sur le site Le Comptoir

 

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Pour aller plus loin :

Vidéo : Tanguy Lacroix, « Les rappeurs sont pris dans certaines contradictions » – Entretien avec Kevin Boucaud-Victoire, diffusé sur le site Gavroche le 26 août 2024

Vidéo : La bibliothèque idéale de Kévin Boucaud-Victoire en 20 livres, diffusée par Memo’art d’Adrien le 16 novembre 2024

Radio : Le rap, nouveau genre musical dominant ?, diffusée sur France Inter le 19 juin 2024

Radio : Mac Tyer et Kevin Boucaud-Victoire, diffusée sur France Inter le 3 juin 2024

Rémi Boura, « Le rap a été un vecteur d’ascenseur social dans un monde où l’école républicaine est en crise. » Entretien avec Kévin Boucaud-Victoire, publié sur le site de la revue Germinal le 16 septembre 2024

Milan Sen, Penser le rap : entretien avec Kévin Boucaud-Victoire, publié sur le site du Temps des Ruptures le 8 juillet 2024

Entretien avec Kévin Boucaud-Victoire : « Il y a une insécurité culturelle dans le rap », publié dans Le Gloup le 22 avril 2024

Entretien avec Kevin Boucaud-Victoire, partie II : « Il y a un Orelsan dans chaque loser moderne », publié dans Le Gloup le 25 avril 2024

Note de lecture publiée sur le site d'Anaïs Lefaucheux le 25 septembre 2024

Luc Parvaux, Note de lecture publiée sur le site du site Le Comptoir le 5 juin 2024

Publié dans #Contre culture

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