Le renouveau du rap français

Publié le 19 Juin 2025

Le renouveau du rap français
Le rap français s'est imposé comme le genre le plus populaire. Son public reste la jeunesse, mais élargie à l'ensemble des catégories sociales. Le rap s'est surtout renouvellé, avec un style plus brut et des textes plus courts. Mais le rap reste la musique de la rue qui adopte un le point de vue des quartiers pour évoquer la société française. 

 

 

Le rap connaît un tournant majeur dans les années 2010. L’Auto-Tune, logiciel de correction vocale, fait disparaître les mauvaises notes. Cette esthétique simplifiée favorise la diffusion de la pratique du rap et l’élargissement de son public. L’avènement de la trap contribue également à renouveler le rap. Les phrases deviennent plus courtes et percutantes, à l’opposé d’un rap à longues mesures et soucieux des rimes. Pourtant, l’industrie du disque traverse une crise dans les années 2000. Les glorieuses années 1990, qui ont permis l’explosion du rap français, semblent lointaines.

La trap et l’Auto-Tune contribuent à élargir le public du rap. La musicalité s’adoucit et devient plus mélodieuse, plus agréable à chantonner et même à danser. Le rap devient une musique pop sur le plan artistique et commercial. Depuis 2008, le rap semble même prendre la place de la variété française. « Le rap est une sous-culture d’analphabètes » lance Éric Zemmour en 2008. Cette musique, qui semble avoir perdu son tranchant politique et social, continue de perturber l’ordre réactionnaire.

Le rap des décennies antérieures évoque ouvertement le quotidien dans les banlieues, avec la pauvreté et le chômage, les violences policières et la montée de l’extrême droite. Le rap des années 2010 évoque également des thématiques qui s’inscrivent dans les événements politiques et sociaux de son époque. Bettina Ghio se penche sur le renouveau littéraire et politique du rap dans le livre A l’ammoniaque.

 

 

                           

 

 

Rap old school

 

Le duo de NTM, l’un des grands pilliers du rap français, se sépare dans les années 2000. Kool Shen lance « That’s my people » et se montre nostalgique des débuts du hip hop. Il reste attaché à l’importance du collectif pour représenter les siens. Dans un autre style, Joey Starr lance « Ma Benz » avec des couplets partagés avec Kool Shen et Lord Kossity. Le rappeur se tourne vers des musiques caribéennes. Dans le duo de NTM, tandis que Kool Shen est à l’écriture, Joey Starr incarne la voix emblématique. Il se met en scène au théâtre et au cinéma avec sa voix de jaguar.

Joey Starr poursuit également sa carrière musicale dans un style singulier. Le rappeur s’attache à moderniser les classiques de la chanson française. Dans « Métèque », Joey Starr reprend la chanson de Georges Moustaki. Mais il modifie les paroles pour évoquer son parcours de jeune banlieusard avec les stéréotypes associés. Avec « Gare au Jaguarr », il modernise « Le Gorille » de Georges Brassens. « L’Arêne » sample la célèbre chanson « La Foule » d’Édith Piaf.

 

Tandis que le rap hardcore évoque le quotidien des banlieues et les tensions avec les institutions, IAM se tourne vers un imaginaire de fiction. La narration s’appuie sur des situations installées et des personnages campés. L’écriture cinématographique inspire leur style narratif. IAM considère le rap comme une culture de la rue et des quartiers populaires. Ce qui n’empêche pas un attachement à la qualité littéraire de leurs textes avec de nombreuses figures de style. « Nous ne sommes pas en guerre avec la culture dominante, c’est elle qui est en guerre avec nous », affirme IAM.

Le groupe aborde les problématiques et les discours du nouveau millénaire. Le racisme reste régulièrement dénoncé, tout comme l’hypocrisie de la devise républicaine. D’autres titres évoquent le monde actuel et le système financier qui le gouverne. « La faim de leur monde » dénonce les injustices sociales et le capitalisme.

Oxmo Puccino s’inscrit ouvertement dans la tradition de la chanson française. Il se considère comme un poète qui s’exprime à travers le rap. Il reste attaché à la sonorité et à la rythmique des textes. MC Solaar demeure le seul rappeur reconnu par la culture légitime. Son inconsistance politique élude le racisme, les violences policières et la misère. Ses calembours à la Laurent Ruquier suffisent pour en faire un grand poète aux yeux des médias bourgeois.

 

 

          L'album 'J'rap encore' de Kery James est réédité, avec des titres inédits, sous le titre 'Tu vois j'rap encore' ; son film 'Banlieusards, réalisé avec Leïla Sy, est disponible sur Netflix - Koria

 

 

Rap conscient

 

Des artistes incarnent le « rap conscient » qui se veut plus politique et intellectuel. Kery James émerge pourtant au sein du groupe Mafia K’1 Fry qui porte un rap hardcore et assume la violence de la jeunesse des banlieues pauvres. Néanmoins, après l’assassinat d’un proche, il se tourne vers l’Islam. Il évoque la situation des quartiers populaires de manière plus pacifique et inoffensive. Médine se tourne également vers l’Islam et ne cesse d’écrire des textes. Cependant, le racisme qui suit les attentats du 11 septembre le conduit à s’exprimer publiquement en 2004. Youssoupha adopte le métier de rappeur après avoir suivi des études culturelles.

Kery James, malgré un ton moralisateur, apparaît comme un chroniqueur du ghetto. Il évoque l’habitat insalubre, l’échec scolaire, le chômage, les activités illicites comme moyens de survie mais aussi le racisme et le sentiment d’abandon. Youssoupha se définit comme un lyriciste et laisse la place aux émotions. Son album de 2012 évoque l’esclavage, le colonialisme, l’identité noire et la notion de négritude. Il adopte des refrains chantés en lingala et des sonorités congolaises. Médine aborde la guerre d’Algérie et les violences coloniales sur le mode du récit historique. Le rappeur dénonce également les amalgames entre Islam et terrorisme avec un style provocateur.

En 2012, Kery James revient et attaque une République conçue comme exclusivement blanche et raciste. Il évoque les fractures raciales et religieuses de la société française. Il dénonce également les violences policières et le passé colonial de l’État français. Comme Youssoupha et Médine, il rejette le rap conformiste et formaté de Skyrock et de l’industrie musicale. Néanmoins, ces artistes refusent l'étiquette de « rap conscient » qui renvoie à une posture intellectuelle. Ils restent des rappeurs qui diffusent une sensibilité et une émotion.

 

 

    Booba - Nicolas Rivals

 

 

Gangsta rap

 

Booba introduit les nouveautés du rap américain en France. Il propose l’Auto-Tune et la trap au début des années 2010. Surtout, Booba cultive l’esthétique du gangsta rap. Cette nouvelle stratégie artistique vise à se raconter en tant que Noir dans le monde raciste des Blancs. Il dévoile également le revers du rêve californien des années 1980. Sous le luxe et le soleil perdurent des quartiers miséreux ravagés par la drogue, le chômage et l’absence de perspectives. Les ghettos se heurtent également à la brutalité des violences policières. Le gangsta rap valorise alors le trafic de drogue et le crime organisé pour sortir de la misère. Mais le gang apparaît aussi comme un espace de solidarité et de lutte face à l’isolement marchand. Le gangsta rap s’inscrit dans la filiation des luttes afro-américaines. La Thug Life de 2Pac articule banditisme et révolte sociale.

Booba, même installé à Miami, cultive un ancrage avec les quartiers populaires et la banlieue ouest de la région parisienne. Booba évoque l’argent qui incarne à la fois la réussite sociale et la corruption marchande. « Dans une société qui pousse à la consommation comme modèle de réussite, et qui laisse croire que tout est envisageable avec de l’argent, le jeune banlieusard en éprouve un malaise social et existentiel », observe Bettina Ghio. L’argent apparaît comme un moyen de sortir de la misère. Dans un contexte de chômage de masse, l’économie parallèle est valorisée. Les liasses de billets incarnent le grand banditisme mais aussi le refus du travail salarié.

Avec la mise en scène de son corps noir, Booba évoque l’esclavage et la colonisation. Le racisme vise à animaliser et à domestiquer les corps noirs. Booba retourne le stigmate pour en faire un attribut de fierté. Les textes de Booba cultivent les images et les associations percutantes pour éveiller des émotions. Mais son rap rejette l’école et la grande littérature française. Il refuse l’intégration et la domestication programmée.

 

Le rap de PNL s’appuie sur l’Auto-Tune. Cependant, les textes racontent la cité, la banlieue. Les thématiques restent ancrées dans le quotidien de la rue. Mais ce rap ne porte plus de revendications sociales ou de perspectives politiques. Les frères Andrieu évoquent le déterminisme social et le monde hostile du quartier. Le trafic de drogue devient le seul moyen de survivre et de faire face à la misère.

Le rythme lent et la voix planante sous Auto-Tune permettent de retranscrire la monotonie et l’ennui du quotidien, la lassitude d’une vie sans perspective. Le rythme saccadé évoque le travail à l’usine et les gestes répétitifs. Les ouvriers sont déshumanisés et rabaissés au rang de machines. « L’usine est en même temps fabrique de chômage et de misère qui brise les solidarités et accentue les injustices », observe Bettina Ghio.

 

 

      Le rappeur Jul, en 2018, à Marseille.

 

 

Ovnis

 

Jul et Orelsan se démarquent par un style singulier. Ils défient les codes et les thématiques habituelles du rap. Même si leurs origines sociales diffèrent. Le rap d’Orelsan détaille le vécu d’un jeune de province de classe moyenne, voire de la petite bourgeoisie culturelle. Au contraire, Jul né et grandit dans une cité HLM du XIIe arrondissement de Marseille. Orelsan évoque les frustrations d’un jeune de province tandis que Jul devient la voix de la classe populaire. Son vécu, ses goûts et coutumes tranchent avec la musique de l’élite des classes moyennes cultivées.

Orelsan décrit le quotidien d’une vie plate, même après des études prometteuses. Il enchaîne petits boulots, périodes de chômage et nuits à s’enivrer. Le manque d’avenir devient son seul horizon. Son rap ne décrit pas la misère sociale des cités de banlieue mais la frustration des pavillons de province. Mais le quotidien du loser dépressif laisse place à la réflexion politique dans l’album Civilisation (2021). « Manifeste » évoque les luttes récentes comme les Gilets jaunes. « L’odeur de l’essence » dessine une société post-apocalyptique sur fond de montée de l’extrême droite. Ce qui s’inscrit dans les grandes thématiques du rap français.

Orelsan demeure chouchouté par les médias et les élites culturelles. En revanche, Jul reste méprisé par les journalistes malgré ses succès populaires. Il assume un look et des goûts musicaux ringards. Il incarne le populaire sudiste dans son mode de vie, sa façon de parler et son inculture. Il cumule ses stigmates avec la culture de banlieue, mais sans le prestige du ghetto qui fascine les milieux chics de la mode ou du cinéma. Jul trouve de la beauté dans la banalité du quotidien. Il reste attaché à son quartier et à la ville de Marseille. Son argot local reste teinté des langues des communautés étrangères de la ville avec l’arabe, l’espagnol ou le comorien. Son rap se nourrit également de la variété française, du raï et de musiques latines.

 

 

      Le rap a-t-il encore un truc à raconter ? ©Getty - BJ Formento

 

 

Culture rap

 

Bettina Ghio propose une exploration du rap français au XXIe siècle. Ce style musical, devenu très populaire en France, ne cesse de se renouveler. Les rappeurs doivent innover et découvrir de nouveaux styles tandis que de nouveaux artistes émergent. Surtout, Bettina Ghio montre la diversité du rap français avec des styles et des musiques différentes, de Booba à Orelsan en passant par Médine.

Cependant, Bettina Ghio montre également les similarités qui rapprochent les divers artistes de la scène française. Le rap reste ancré dans le vécu et les galères de la vie quotidienne. Cette musique évoque les quartiers populaires avec la misère, le racisme et les violences policières. Mais pas forcément sur le ton de la dénonciation idéologique. Le rap apparaît avant tout comme un point de vue de classe sur le monde, avec le regard de la rue au raz du bitume.

Néanmoins, une évolution émerge depuis les années 2000. L’identité sociale du banlieusard laisse davantage de place à l’identité religieuse. La trajectoire de Kery James illustre cette évolution. Les attentats de 2001 et la montée du racisme anti-musulman joue un rôle dans ce repli communautaire. La répression des luttes de quartiers et la dilution des solidarités collectives peuvent également éclairer cette évolution.

 

Le gangsta rap prédomine, avec ses ambiguïtés. Il propose une autre forme de solidarité à travers le gang et le quartier. Mais le gangsta rap peut également déboucher vers un individualisme marchand, avec le culte de l’argent et de la concurrence. Même dans le grand banditisme, le voleur est remplacé par le commerçant, le braqueur s’efface derrière le dealer. Le gangsta rap épouse les dérives du monde criminel et les contradictions de la société marchande.

Bettina Ghio insiste sur une autre tension, entre littérature et contre-culture. Son livre insiste pertinemment sur les métaphores et les figures de style d’un rap français qui s’appuie autant sur ses textes que sur sa musique. En revanche, la récupération académique de Booba, par des intellectuels comme Thomas Ravier ou Louisa Yousfi, relève de l’imposture. Booba, comme la plupart des rappeurs, affirme clairement le refus de la domestication scolaire. Le rap se construit contre la culture bourgeoise et conserve un regard de classe sur la société française. Le quartier, avec sa vie et ses solidarités, prime sur la reconnaissance institutionnelle.

 

Source : Bettina Ghio, A l’ammoniaque. Rap, trap et littérature, Le Mot et le Reste, 2024

 

Articles liés :

Rap : littérature et critique sociale

Rap : musique et critique sociale

Le rap en France

La cuture hip hop en France

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : Bettina Ghio - RADIO LOMAX, diffusée le 16 novembre 2023

Vidéo : Bettina Ghio : "Le premier morceau de rap en français a été interprété par une femme", diffusée par La Libre le 24 janvier 2022

Vidéo : Le rap vient-il toujours de la rue ?, diffusée par France Culture le 21 juin 2016

Vidéo : Bettina Ghio, Chronique, chanson, poème : le rap et ses avatars, une approche littéraire, diffusée sur le site de l'École Normale Supérieure le 31 janvier 2017

Vidéo : Femmes & Rap, une histoire souvent oubliée (Documentaire), diffusée par Raska le 3 mai 2023

Laura Legeay, Bouillants de culture, publié sur le site Ventilo le 13 mars 2024

Frédéric Vandecasserie, Conseils de lectures : les artistes plus rares à l'honneur, publié sur le site de la RTBF le 19 février 2024

Publié dans #Contre culture

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article