Rap et musique mainstream
Publié le 17 Juillet 2025
Depuis 10 ans, le rap s’est imposé comme la musique la plus populaire en France. Malgré la crise de l’industrie du disque, le streaming a permis de relancer le rap. Une transformation de cette musique, de son public et de son économie peut s’observer. Le rap apparaît également comme plus standardisé et moins novateur. Cette musique est devenue tellement populaire qu’elle semble perdre de son audace.
Mehdi Maïzi, journaliste incontournable du rap français, anime plusieurs émissions. Submergé par la promo des albums et par le commentaire des derniers sons, il se saisit à nouveau de la plume pour prendre le recul de la réflexion afin d’analyser l’évolution du rap français. Il observe les évolutions de cette musique devenue la plus populaire notamment auprès du jeune public. Mehdi Maïzi évoque ces mutations dans le livre Le rap a gagné. A quel prix ?

Rap alternatif
Le rap connaît une première explosion populaire à la fin des années 1990. Skyrock choisit de se spécialiser sur le genre dès 1996. La radio contribue à accélérer le développement commercial du rap francophone. Face au clinquant des américains, le rap français commence à se durcir. Rohff, Ärsenic ou Lunatic proposent une musique plus crue et plus sombre. Cette esthétique parvient à s’imposer auprès du grand public. Mais un rap alternatif, plus cool et festif, émerge en parallèle. La Caution se démarque par son style et ses références à des films cultes.
Mais ce rap alternatif reste marginal et méprisé comme la niche de la petite bourgeoisie culturelle. Pourtant le succès du normand Orelsan, avec son autodérision et ses références de geek, s’inscrit dans l’héritage du rap alternatif. Cet artiste parvient à élargir le public du rap à partir de 2006. Orelsan ne revendique pas une street credibility et ne cache pas ses origines sociales. Il démontre que n’importe qui peut prendre le micro pour parler de n’importe quoi. Il rend populaire la figure du rappeur loser, qui tranche avec l’image triomphale et invincible du rappeur traditionnel.
Au début des années 2010, un rap alternatif tranche avec les succès de Booba et Sexion D’Assaut. Le groupe 1995 cultive un rap old school inspiré du boom rap new-yorkais. L’humour et le second degré sont abandonnés pour rapper sérieusement. Ce rap de rue se développe dans le XVIIIe arrondissement, influencé par Hugo TSR et la Scred Connexion. Les scènes alternatives, à travers les époques, cherchent à innover et à comprendre le monde actuel.

Booba
Booba s’est imposé comme la figure incontournable du rap français depuis 2008. Il joue un rôle charnière entre le rap des années 1990 et le second âge d’or des années 2010. Booba ne cesse d’innover et de se renouveler. « A chaque moment de l’histoire du rap en langue française, en tout cas jusqu’à aujourd’hui, il fait le choix de la nouveauté, voire de la rupture, quitte à choquer, à faire scandale », observe Mehdi Maïzi. Booba parvient à séduire les amateurs de style et les puristes, Skyrock et La Nouvelle Revue française.
Booba s’inspire du rap américain dans les années 2000. Son personnage puise dans le gangsta rap de 50 Cent, personnage rescapé d’une fusillade. Cependant, Booba ne se contente pas de plagier le rap américain. Il impose son propre style avec des punchlines et une écriture originale. Booba fonctionne surtout à l’instinct. Il cherche à sortir des ornières esthétiques et des parcours balisés. Il apparaît comme un prescripteur qui parvient à populariser les nouvelles tendances comme la trap ou l’AutoTune.
Booba affiche sa réussite sociale et affiche ses succès commerciaux. Sa recherche de nouveauté est également décriée par les puristes. Booba contribue à faire du rap une musique pop. C’est à partir de 2015 qu’il sort ses plus gros tubes avec des formes dansantes et mélodiques. « Le rap veut faire des tubes, entrer en club, passer à la radio, et Booba profite de tout cela comme un poisson dans l’eau », décrit Mehdi Maïzi.

Marseille
Marseille contribue aux âges d’or du rap français, dans les 1990 avec IAM et dans les années 2010 avec Jul. IAM se démarque dans les premiers moments du rap français. « Je danse le mia » devient l’un des premiers tubes. Même si le style festif est décrié, le succès de L’École du micro d’argent repose sur une forte identité rap. Akhenaton impose le style new-yorkais avec le son, mais aussi une exigence d’écriture et de flow. IAM favorise l’éclosion d’un rap marseillais avec la Fonky Family, le 3e Œil ou Faf Larage. Mais seul Soprano survit à la crise de l’industrie à la fin des années 2000. Kalif Hardcore influence la nouvelle génération mais ne parvient pas à percer.
Jul incarne le second âge d’or des années 2010. Il favorise également l’éclosion de nouveaux talents. Il puise dans la trap, le raï mais aussi la variété des années 1980. C’est une musique populaire et décomplexée. Jul tisse un lien avec son public en raison de sa sincérité et la manière de raconter son quotidien. Malgré une musique très dansante, la scène marseillaise chante la nostalgie, l’envie d’oublier, la solitude affective ou la prison.
SCH s’impose par sa technicité et pas uniquement avec son image sophistiquée. Il connaît très bien le rap français et n’hésite pas à puiser son inspiration chez différents artistes. Il peut sortir des hits typés marseillais mais aussi des albums à storytelling comme JVLIVS. Comme Booba, SCH peut fédérer tous les publics. La force de Marseille résiste à l’entre-soi parisien. C’est un rap plus populaire et proche de ce qui se passe dans une majorité de quartiers français.

Popification du rap
Le rap reste longtemps marqué par des hiérarchies culturelles. Le rap festif semble dénigré. La street cred s’impose jusque dans les années 2000. Un artiste doit rester crédible dans la rue et dans son quartier. Son rap doit être perçu comme authentique, avec des contraintes sur le son et l’écriture. Désormais une plus grande diversité s’observe dans les parcours des rappeurs. La liberté esthétique devient plus décomplexée. « Aujourd’hui on se soucie moins qu'auparavant du quartier de provenance, de la crédibilité, du vécu, de la conformité à une norme du rappeur », observe Mehdi Maïzi.
Au début de la décennie de déclin commercial, à la fin des années 1990, le rap hardcore prédomine. Morsay, Tandem, LIM, Sefyu expriment un son de rue. Le street-CD vendu sur les marchés aux puces devient une pratique qui se diffuse. Les rappeurs critiquent le manque d’authenticité des artistes ou groupes rivaux. Le morceau de MC Jean Gab’1, « J’temmerde », illustre cette ambiance en 2003. C’est le succès d’Orelsan à la fin des années 2000 qui ouvre une brèche. Il est originaire de la petite bourgeoisie culturelle de province et propose un style singulier. Dans les années 2010 s'observe une plus grande ouverture du public et de la scène rap.
Le rap français s’impose dans la pop mondiale. Les artistes ne se tournent plus vers les rappeurs des États-Unis qui semblent trop méprisants. En revanche, le rap français multiplie les collaborations avec des artistes d’autres pays d’Europe. Soolking, originaire d’Algérie, devient un mastodonte de la scène francophone. Il favorise une hybridation avec le rap, le raï et la musique latine. DJ Snake incarne également ce tournant du rap français vers la pop mondiale. Issu de la culture hip hop des années 1990, il devient une figure mondiale dans les années 2010. Sa musique marie électro, dancehall et influences latines. Cette hybridation musicale s’ouvre également aux sonorités orientales et reggaeton.

Dépolitisation du rap
Malgré son succès commercial, le rap n’apparaît pas comme la nouvelle pop. Le streaming contribue à une fragmentation du public. Aucun rappeur n’apparaît comme fédérateur, avec un nom connu par l’ensemble de la population française. En revanche, le rap devient plus conformiste. Les textes politiques avec la lutte contre l’extrême droite sont abandonnés. Le morceau 11’30 contre les lois racistes regroupe les grandes figures du rap des années 1990 avec des textes clairs pour s'opposer aux lois des gouvernements de droite et de gauche qui durcissent les conditions d’entrée et de séjour des étrangers. Les fonds récoltés sont reversés au Mouvement immigration banlieue (MIB). Le réalisateur Jean-François Richet regroupe également de nombreux rappeurs pour la compilation du film Ma 6-T va crack-er qui évoque les violences policières et les émeutes.
En 2024, la compilation « No Pasaran » dénonce le risque de l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite. Néanmoins, les textes semblent moins clairs politiquement et peuvent sombrer dans la confusion idéologique. Surtout, cette initiative semble tardive et isolée. Le Rassemblement National est alors déjà donné vainqueur des élections législatives. Le rap semble davantage éloigné de la politique. Cette musique ne s’adresse plus uniquement à la jeunesse des quartiers. Le rap repose sur un large public qui englobe probablement des électeurs d’extrême droite. Les rappeurs ne veulent pas rompre avec cette partie de leur public. Ensuite, un rappeur comme Freeze Corleone multiplie les saillies antisémites et complotistes.
La recherche de succès commercial débouche vers un rap mainstream formaté. Les morceaux de différents artistes se ressemblent et se cantonnent à respecter un cahier des charges. La recherche de réelles nouveautés semble plus rare. Surtout, la quantité prime sur la qualité et les albums ne semblent pas aboutis. « De la popification du rap, de la concurrence du streaming, de l’ambition de faire durer la célébrité indéfiniment sans se renouveler, il résulte que les sorties rap font parfois l’effet d’un studio à ciel ouvert », déplore Mehdi Maïzi.
Le nouveau public qui colonise les réseaux sociaux semble ignorer l’histoire de la culture hip hop. Les discussions se contentent de commenter les chiffres de vente des artistes. Le rap s’adresse à un large public dont une fraction plus bourgeoise qui découvre cette musique par hasard. Cependant, le rap devenu mainstream devient une véritable alternative à l’imaginaire raciste et réactionnaire colporté par les médias et les politicards. « Il s’agit de fournir une imagerie et des récits à une France profondément divisée et travaillée idéologiquement par des courants progressistes mais aussi, de façon profonde, par des médias réactionnaires ou racistes », analyse Mehdi Maïzi.

Rap et imaginaire politique
Mehdi Maïzi s’appuie sur sa solide culture musicale pour dresser un panorama du rap français. Malgré la publication de son livre aux éditions La Fabrique, le journaliste s’éloigne de la déploration gauchiste sur la récupération d’une contre-culture. Certes, il pointe les dérives de la standardisation et de l’impératif commercial qui débouche sur la fabrication de hits propre à la musique pop. Cependant, Mehdi Maïzi insiste surtout sur la diversité et la créativité du rap français.
Mehdi Maïzi se penche sur les figures incontournables comme Booba, Jul ou Orelsan. C’est bien l’originalité de leur musique qui explique leur succès populaire. Ces artistes parviennent à construire un véritable imaginaire en rupture avec le conformisme bourgeois. Booba méprise la légalité, Jul chante le quotidien des classes populaires et Orelsan le grisaille existentielle de la petite bourgeoisie provinciale. Ces artistes recherchent également l’innovation musicale et ne peuvent pas se réduire uniquement à de banales machines à tubes.
Mehdi Maïzi montre la richesse de la diversité et de l’hybridation du rap français. Certes, la centralité du texte et la puissance littéraire du rap semblent émoussées. Mais si le renouveau du rap laisse toute sa place à des artistes qui continuent d’aiguiser leurs mots. Même si le rap politique et littéraire hérités des années 1990 n’est plus central. Désormais, ce style semble noyé dans un rap plus festif et dansant. Néanmoins, la musicalité sautillante du rap marseillais n’empêche pas un propos sombre et réaliste. Surtout, le rap s’ouvre à d’autres styles musicaux comme le reggaeton, le raï ou la musique latine. Le rap s’impose car il devient la musique qui englobe toutes les autres musiques.
Le regard de Mehdi Maïzi permet de valoriser l’explosion des hiérarchies culturelles. Le journaliste apprécie toutes les variétés du rap français. Il observe le déclin de la street credibility. Le rap ne se réduit plus à la chronique de la rue, avec sa misère et sa violence. Des artistes comme Orelsan brisent le complexe des origines sociales. Toutefois, le rappeur normand s’appuie sur une véritable plume et sur une recherche d’authenticité à travers une plongée dans son quotidien. En revanche, un rap mainstream peut également déboucher vers la standardisation du vide. Des jeunes ne se lancent plus dans le rap pour exprimer un propos et une voix singulière, mais uniquement comme une source de revenus. La recherche du tube et du clip peut déboucher vers une standardisation du rap.
Néanmoins, malgré sa dérive commerciale, le rap impose un autre imaginaire. Cette musique ne cesse de valoriser la diversité, la créativité et le refus des contraires. Son imaginaire tranche avec l’idéologie dominante imposée par les médias et les politiciens. Le rap reste une musique de la rue qui s’oppose à l’imaginaire de la bourgeoisie. Certes, cette hostilité n’est plus aussi frontale qu’aux grandes heures du rap des années 1990. Néanmoins, la fête et la créativité ne semblent pas compatibles avec le culte du travail et du respect de l'ordre social.
Source : Mehdi Maïzi, Le rap a gagné. A quel prix ?, La Fabrique, 2025
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