Karl Marx et les révolutions du XIXe

Publié le 8 Juillet 2021

Karl Marx et les révolutions du XIXe
Karl Marx reste un fin observateur de la vie politique et des luttes sociales de son temps. Il analyse les alliances de classe qui permettent de renverser le pouvoir. L'analyse des révoltes du XIXe siècle permet de penser une stratégie révolutionnaire. 

 

La pensée de Karl Marx reste associée au communisme de caserne de diverses dictatures comme l’URSS ou la Chine. Au contraire, Louis Janover et Maximilien Rubel s’attachent à faire revivre la dimension libertaire des écrits de Marx. La transformation sociale révolutionnaire passe par l'auto-émancipation des exploités. Après avoir exploré la question de l’Etat, Louis Janover et Maximilien Rubel se penchent sur les écrits de Marx à propos de la révolution. Ce mot semble encombré par les diverses récupérations idéologiques. Loin des discours de propagande, Marx propose des analyses et débats avec d’autres penseurs contemporains.

Louis Janover et Maximilien Rubel proposent un lexique Marx comme instrument de réflexion et de connaissance. Ils débroussaillent la pensée foisonnante de Marx, loin d’une doctrine figée. Le théoricien a notamment proposé de nombreuses analyses des diverses révolutions qui secouent le XIXe siècle. C’est l’objet du livre Révolution. Lexique Marx – II.

 

         Lexique Marx, 2, Révolution, Lexique marx ii

 

Analyse de classe des révolutions

 

La Révolution française de 1789 ouvre le cycle des insurrections du XIXe siècle. Karl Marx revient sur cet événement fondateur. Il observe le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie qui renverse l’ordre féodal. Il se penche également sur la question de la propriété privée. Il évoque le conflit entre les intérêts de la bourgeoisie et ceux des classes populaires. Robespierre refuse l’armement des sans culottes qui peuvent se retourner contre les bourgeois.

L’ouvrage de Lorenz Stein, Socialisme et Communisme dans la France contemporaine, est publié en 1842. Il insiste sur les clivages entre les classes sociales et les rapports d’exploitation qui traversent la société française. « Il voyait clairement l’antagonisme entre capital et travail, patrons et ouvriers, entre capitalistes et prolétaires, et il apercevait également que la classe ouvrière prenait conscience de son importance, l’antagonisme ne se réduisant plus simplement à un problème d’augmentation de salaires », précisent Louis Janover et Maximilien Rubel. La question de la propriété reste au centre des conflits entre les classes sociales.

En 1844, Karl Marx se penche sur la révolte des tisserands en Silésie. A partir de cette lutte locale, il observe des phénomènes plus généraux. Il refuse la séparation entre la dimension sociale et la dimension politique d’une révolution. Ces deux aspects doivent être étroitement liés pour renverser la totalité de l’ordre existant. « Toute révolution dissout l’ancienne société ; en ce sens, elle est sociale. Toute révolution renverse l’ancien pouvoir ; en ce sens, elle est politique », analyse Karl Marx. Ensuite, la révolution ne peut pas se cantonner à un seul pays, mais doit se propager à l’échelle internationale. En 1848, une vague révolutionnaire se propage dans plusieurs pays.

 

Néanmoins, les révoltes de 1848 profitent surtout à la bourgeoisie réactionnaire, notamment en Allemagne. La République et la fraternité est censée permettre l’unité de toutes les classes en France. Pourtant, la bourgeoisie n’hésite pas à réprimer la révolte ouvrière. « Dans la révolution de Février, bourgeoisie et prolétariat combattaient un ennemi commun. Sitôt l’ennemi commun éliminé, les deux classes ennemies restaient seules sur le champ de bataille, et le combat décisif pouvait commencer », observe Karl Marx.

Ce sont des alliances entre différentes classes sociales qui peuvent permettre une révolution. Dans chaque soulèvement, c’est la bourgeoisie qui semble présente. Elle peut s’allier avec une fraction de l’aristocratie, et même au prolétariat dans le cadre de la Révolution française. Mais, à chaque fois, la bourgeoisie défend ses intérêts propres avec le soutien d’une autre classe sociale. « Le prolétariat et les couches sociales n’appartenant pas à la bourgeoisie n’avaient pas encore des intérêts distincts de ceux de la bourgeoisie ou ne formaient pas de classes ou de parties de classes indépendantes et développées », analyse Karl Marx.

En France et en Angleterre, la bourgeoisie renverse l’ordre féodal pour imposer sa propre société à l’échelle nationale. En revanche, en mars 1848, la bourgeoisie allemande refuse de s’allier avec la paysannerie et ne peut pas conduire une révolution. De plus, la bourgeoisie refuse de remettre en cause la vieille bureaucratie issue de l’aristocratie.

 

   Barricade de la Rue Soufflot © Horace Vernet

 

Organisations ouvrières

 

Karl Marx ne cesse d’observer et d’analyser les événements politiques révolutionnaires en France. Historien, acteur et témoin, il ne cesse d’affiner ses analyses sur la révolution de 1848. Il observe également la prise de pouvoir par Louis Bonaparte, qui s’appuie sur une alliance de classe avec la paysannerie pour restaurer l’ordre. Marx et Engels tentent d’anticiper des événements et présentent leurs prévisions, souvent hasardeuses. Ils imaginent les évolutions du capitalisme et les stratégies de la bourgeoisie. Mais Karl Marx semble plus pertinent pour dessiner les futures luttes du prolétariat et les perspectives de la révolution à venir. Les insurrections ne sont pas préparées par le complot de quelques agitateurs. Ce sont les conditions économiques et l’appauvrissement de la population qui déclenchent des révoltes sociales.

Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx affine son analyse de classe. Derrière la diversité des partis et des idéologies, il observe les manifestations d’une lutte des classes. Les intérêts de la propriété foncière s’opposent à ceux du capital. Le camp de la réaction parvient à entraîner la paysannerie française avec lui. Cette classe sociale n’aspire plus à dépasser ses conditions d’existence, mais tente surtout de conserver sa propriété parcellaire. La petite bourgeoisie et la classe ouvrière s’allient pour former la social-démocratie. Le programme n’est pas l’abolition du capital et du travail salarié, mais leur entente et leur harmonie.

Au contraire, la Ligue des communistes vise à renverser l’Etat et la société bourgeoise. « Mais si le but final de la Ligue est le bouleversement de la société, son moyen est nécessairement la révolution politique, et ce bouleversement social implique le renversement de l’Etat prussien, tout comme un tremblement de terre implique le renversement du poulailler », précise Karl Marx.

 

La période 1850-1864 se traduit par un enrichissement croissant pour les classes possédantes. Mais les classes ouvrières d’Europe subissent une période d’appauvrissement et de défaites. Karl Marx reprend une activité militante avec la fondation de l’Association internationale des travailleurs (AIT). Son Adresse inaugurale n’évoque pas directement la révolution. En revanche, il présente des perspectives optimistes pour le mouvement ouvrier en Angleterre, en Allemagne, en France et en Italie. Les statuts de l’AIT n’adoptent pas un langage ouvertement révolutionnaire. Mais ils précisent l’objectif de la destruction de la domination de classe.

L’AIT entend devenir une organisation internationale puissante, capable de lutter pour améliorer les conditions de travail. L’AIT se solidarise avec les combats de ses sections dans différents pays. Elle apporte aux ouvriers en lutte un soutien matériel et moral, notamment lors des grèves. Cette organisation défend officiellement les intérêts des salariés, sans dissimuler l’objectif révolutionnaire de la lutte des classes. Marx renforce son influence et apparaît comme le théoricien révolutionnaire du mouvement ouvrier. Mais il insiste sur l’autorité directrice du Conseil général de l’AIT. Ce qui lui vaut les critiques des anarchistes et du courant anti-autoritaire incarné par Bakounine.

 

        Sokakları terk etmiyorlar

 

Actualité de Marx

 

Louis Janover et Maximilien Rubel permettent de faire revivre les écrits du Marx journaliste et militant. Il observe les événements et les révoltes de son époque. Mais il tente également d’intervenir à travers ses écrits mais aussi son implication dans plusieurs organisations du mouvement ouvrier. Ce Marx vivant s’oppose à l’orthodoxie marxiste qui insiste sur le déterminisme économique comme seule analyse des révolutions. Cet aspect existe bien dans les écrits de Marx. Il estime qu’une révolution peut émerger à partir d’une crise économique. Mais il reste également attentif à l’inédit, au surgissement de l’événement et à l’action humaine.

Face au marxisme mécaniste et déterministe, Louis Janover et Maximilien Rubel tordent le bâton dans l’autre sens. Ils insistent sur la conscience éthique comme moteur des révolutions. C’est à la fois l’appauvrissement de la population et le désir de changer la société qui expliquent les révolutions. Si Le Capital analyse les mécanismes de l’économie marchande, le Marx journaliste insiste sur l’importance de l’action humaine et de la lutte des classes. Contre le scientisme et « l’anti-humanisme » des disciples d’Althusser, Louis Janover et Maximilien Rubel préfèrent le Marx libertaire et révolté.

 

Les analyses de Karl Marx restent précieuses et actuelles, y compris pour comprendre les nouveaux soulèvements au XXIe siècle. Le marxisme est souvent décrit comme un dogme qui cherche à faire rentrer la réalité dans des schémas pré-établis. En revanche, Karl Marx fonde ses analyses sur une observation empirique des révolutions. Il montre bien les jeux d’alliances entre les diverses classes sociales. Chaque composante cherche avant tout à défendre ses intérêts. La bourgeoisie reste au centre de l’échiquier dans les révolutions du XIXe. C’est cette classe sociale qui sort victorieuse à travers des alliances avec le prolétariat ou l’aristocratie.

Bruno Astarian renouvelle cette analyse pour décrire le rôle central de la classe moyenne dans les révoltes du XXIe siècle. Cette approche en termes de classe sociale permet de comprendre les limites des révolutions. Le prolétariat reste le groupe majoritaire qui doit mener la révolution car ses intérêts peuvent permettre d’envisager l’abolition de la société de classes dans son ensemble. Le prolétariat apparaît comme la classe qui peut abolir toutes les classes. L’organisation autonome du prolétariat devient indispensable pour porter des perspectives révolutionnaires. Les grèves et la lutte des classes doivent devenir les moteurs des révolutions pour ne pas déboucher vers des alliances de classe qui ne permettent que vers des aménagements de l’exploitation capitaliste.

Karl Marx permet également de dresser des perspectives pour les révolutions. Les révoltes actuelles, comme au Chili ou en Algérie, ne proposent que des élections constituantes. Là encore, les marxistes qui portent cette revendication semblent éloignés des écrits de Marx. La révolution n’est pas une succession d’étapes, d’abord politique puis économique et sociale. Au contraire, la révolution apparaît comme un mouvement qui doit balayer dans un même souffle l’ordre capitaliste et le pouvoir d’Etat. La révolution paraît à la fois sociale et politique. C’est un mouvement qui doit abolir la société marchande, l'Etat, les hiérarchies et les classes sociales.

 

Source : Louis Janover & Maximilien Rubel, Révolution. Lexique Marx – II, Smolny, 2021

 

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Pour aller plus loin :

Vidéo : La théorie de la révolution chez Marx, débat diffusé par Révolution Permanente le 23 mai 2020

Vidéo : Le temps des ouvriers (2/4). Le temps des barricades, documentaire diffusé sur Arte le 24 février 2021

Radio : Christine Lecerf, A l'heure des révolutions, émission Grandes traversées : Karl Marx, l'inconnu, diffusée sur France Culture le 22 juillet 2020

Radio : Karl Marx, émissions La Fabrique de l'Histoire diffusées sur France Culture le 9 octobre 2017

 

Présentation de nouvelle parution: Lexique Marx II, « Révolution », L. Janover, M. Rubel, Smolny 2021, publié sur le site Lire Marx le 30 avril 2021

Michael Löwy, Marx et la Révolution française : la « poésie du passé », publié sur le site de la revue Contretemps le 2 octobre 2017

Max Demian, La théorie de la révolution chez le jeune Marx, Michael Löwy, publié sur le site Révolution Permanente le 30 juillet 2018

Irene Viparelli, Crises, révoltes et occasion révolutionnaire chez Marx et Lénine, publié dans la revue Actuel Marx n° 47 en 2010

Irene Viparelli, Crise et conjoncture révolutionnaire : Marx et 1848, publié dans la revue Actuel Marx n° 46 en 2009

Michael Löwy, La théorie marxiste du parti, publié dans la revue Actuel Marx n° 46 en 2009

Michèle Riot-Sarcey, Marx et l'expérience singulière de 1848, publié dans la revue Cités n° 59 en 2014

Julien Louvrier, « Marx, le marxisme et les historiens de la Révolution française au XXe siècle », publié dans la revue Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique n°102 en 2007

Jean-Numa Ducange, Marx, l’histoire et les révolutions, publié sur le site Silo en novembre 2017

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Oui, les événements historiques que nous avons en mémoire, nous les complétons avec des connaissances tirées des livres.
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