Une histoire de l’autonomie des luttes
Publié le 17 Mars 2018
L’histoire des luttes est traversée par une dynamique autonome et sauvage. L’auto-organisation contre la délégation du pouvoir reste un aspect important de nombreuses révoltes. Il semble important de se pencher sur les dimensions autonomes des mouvements du passé pour les faire revivre dans les luttes actuelles. De la Révolution française aux mouvements Occupy, des aspects sauvages et autonomes traversent les luttes. Charles Reeve propose une réflexion sur cette dynamique dans Le socialisme sauvage.
La Révolution française est déclenchée par un mouvement de révolte spontanée. Des sections et des comités populaires s’organisent. Mais l’Etat et les jacobins de Robespierre soumettent ces comités à un Etat centralisé. Face à la « dangerosité » d’un peuple imprévisible, la bourgeoisie défend le système représentatif. Seule une classe dirigeante est censée défendre les intérêts du peuple dans le cadre du respect de l’intérêt de la nation. L’interdiction des clubs de femmes illustre ce tournant autoritaire.
Karl Marx considère la Commune comme la forme qui permet l’abolition de la domination de classe. Il insiste sur la destruction de l’Etat. Mais il évoque également la dimension fédérative et anti-centraliste de la Commune. La forme de la Commune est contestée par les partisans d’un Etat autoritaire, mais ouvre la voie de l’émancipation. « Une forme capable de mener à l’instauration d’une société sans classes ni Etat, à la fin du pouvoir politique spécialisé, séparé, et à la construction d’une association émancipatrice », observe Charles Reeve.
Le débat entre Marx et Bakounine traverse l’Association internationale des travailleurs (AIT). Bakounine critique l’Etat pour son contenu de classe, mais aussi pour sa dimension autoritaire et oppressive. Il refuse également la soumission des travailleurs à une organisation politique. Il s’oppose au socialisme des chefs et des appareils. Néanmoins, Bakounine privilégie les sociétés secrètes et les petits groupes. La propagande et l’insurrection priment sur un mouvement d’auto-émancipation collectif.
La social-démocratie encadre le mouvement ouvrier dans les pays du Nord de l’Europe. La discipline, la centralisation et la bureaucratie empêchent la spontanéité tout comme l’autodétermination intellectuelle et pratique. En France, la CGT comprend un courant réformiste qui accepte de cogérer. Mais il existe également un puissant courant syndicaliste révolutionnaire qui valorise la grève et l’action directe.
Avec la guerre mondiale, le syndicalisme se normalise et s’intègre dans la société capitaliste. Mais, avec les grèves insurrectionnelles et la Révolution russe, des comités de lutte émergent à la base. Anton Pannekoek et Rosa Luxemburg défendent l’action spontanée et l’indépendance vis-à-vis des partis.
Les soviets de la Révolution russe apparaissent comme une forme nouvelle qui renoue avec le socialisme antiautoritaire. « La puissante énergie et créativité dégagée par les grèves de masse apparurent aux quelques socialistes les plus lucides qui étaient à l’écoute du mouvement réel des exploités, comme les signes d’une aspiration révolutionnaire nouvelle », observe Charles Reeve.
En février 1917, une grève de masse renverse le régime tsariste. Le parti bolchevik s’apparente à la social-démocratie. Il reste attaché à la prise du pouvoir d’Etat et à la centralisation au nom de l’efficacité. C’est une avant-garde politique et intellectuelle qui prétend apporter la conscience révolutionnaire aux prolétaires. Néanmoins, Lénine estime que les soviets peuvent lui permettre d’accéder à la tête de l’Etat. Les bolcheviks au pouvoir répriment les soviets pour imposer un capitalisme d’Etat.
La doctrine marxiste-léniniste apparaît comme une variante moderne du jacobinisme. La discipline empêche la réflexion critique et l’auto-organisation. Les bolcheviks imposent la nationalisation de l’économie. Ils s’opposent aux comités d’usine qui sont des organes pour organiser la production à la base. Les bolcheviks imposent progressivement la spécialisation, puis le commandement et enfin la militarisation du travail.
La révolution allemande de 1918 permet un important soulèvement populaire. Mais elle ouvre aussi les portes du pouvoir au Parti social-démocrate (SPD). Ce puissant courant du mouvement ouvrier veut transformer la société et rationaliser l’économie à travers des réformes sociales. Le SPD veut prendre le pouvoir d’Etat à travers les élections. Il favorise le parlementarisme et la délégation du pouvoir. Le SPD s’intègre dans l’Etat et la société capitaliste.
Le rejet de la barbarie de la guerre déclenche des révoltes en 1918. Mais ce mouvement apporte un soutien aux sociaux-démocrates contre la hiérarchie militaire. Ebert, président du SPD, accède à la tête de l’Etat. Le mouvement des conseils ne propose pas de remplacer l’Etat pour réorganiser la société. Ce sont des militants du SPD qui sont élus pour représenter des conseils qui visent uniquement à permettre une démocratisation de l’Etat. Les conseils ne sont plus des organes d’auto-organisation et finissent par s’institutionnaliser.
La social-démocratie valorise les coopératives. Rosa Luxemburg critique cette forme d’auto-exploitation. Les ouvriers deviennent des entrepreneurs qui doivent vendre des marchandises. Les coopératives finissent par s’intégrer dans le capitalisme. Au contraire, les conseils doivent permettre une auto-organisation de la production pour satisfaire les besoins sociaux.
Anton Pannekoek observe l’intégration des mouvements contestataires dans le capitalisme. Dans le livre Les Conseils ouvriers, il ouvre des pistes pour une auto-émancipation. Il ne s’appuie pas sur les idéologues marxistes mais sur les expériences historiques autonomes des exploités. Les conseils ouvriers ne sont pas une forme à fétichiser, mais une démarche politique. « Autogouvernement qui intégrait le dépassement de la séparation entre l’économie et la politique, la fin des spécialistes, des activités séparées », décrit Charles Reeve. La critique de la délégation vise à relier décision et exécution, sans l’intermédiaire de chefs ou de représentants. « Il s’agit là d’une révolution totale dans la vie spirituelle de l’homme », indique Anton Pannekoek.
Le texte Principes de production et de distribution propose des pistes d’organisation d’une société sans exploitation. Néanmoins, cette brochure comporte certaines limites. Le calcul de la production et de la distribution repose sur le temps de travail. Ce modèle reproduit les catégories du capital avec une comptabilité qui préserve l’argent et le travail. Cette société peut reproduire des inégalités. Surtout, les principes économiques ne doivent pas être figés mais soumis au libre choix des personnes concernées. Malgré ces limites, les Principes restent une base de réflexion incontournable.
La révolution espagnole de 1936 révèle le rapport des libertaires à la politique. Les anarchistes ont rejoint le gouvernement. Mais cet épisode dévoile un problème plus profond. Les anarchistes critiquent les institutions mais ne refusent pas les alliances politiques avant-gardistes dans les mouvements sociaux. Ensuite, les anarchistes reproduisent la séparation du social et du politique. Le syndicat se distingue de l’organisation idéologique.
En 1934, une grève insurrectionnelle éclate dans les mines des Asturies. Des comités révolutionnaires émergent. Ces structures regroupent les ouvriers quelle que soit leur appartenance politique ou syndicale. La CNT, organisation anarcho-syndicaliste, regarde avec méfiance ce mouvement unitaire et spontané.
En 1936, des comités de défense se forment à Barcelone face au putsch militaire. Une grève générale insurrectionnelle éclate. « Il s’ensuivit une vague d’agitation révolutionnaire qui gagna toute la société et déboucha sur un mouvement d’auto-organisation, d’occupations, d’expropriations et de socialisations de services, d’entreprises et de terres », décrit Charles Reeve. Mais la logique de guerre l’emporte. La CNT rallie le gouvernement. Il s’en suit la neutralisation des organisations de base et l’écrasement des collectivisations.
Les anarchistes estiment que les entreprises doivent être gérées par les syndicats. Mais les travailleurs subissent les mêmes conditions qu’avant. La collectivisation préserve l’organisation du travail en usine et l’inégalité des salaires. Les anarchistes défendent l’intensification de la production, ce qui provoque l’opposition de la base de la CNT.
Les collectivités restent la réussite de ce mouvement, avec l’invention d’une autre forme d’organisation de la production. Les nationalisations mettent un terme à cette expérience. La révolution espagnole repose sur les syndicats comme la CNT. Aucune structure autonome ne parvient à s’imposer.
Le mouvement de Mai 68 émerge dans les universités et les affrontements de rue. Mais une vague de grève spontanée se propage. Les syndicats tentent de réorienter le mouvement dans un cadre revendicatif et négociable. Néanmoins, le 4 juin, la France est toujours paralysée par 10 millions de grévistes. Les appareils syndicaux mettent alors toute leur énergie pour imposer la reprise du travail.
La révolte étudiante se propage dans la jeunesse ouvrière qui conteste également les hiérarchies, les détenteurs du savoir, et un mode de vie routinier. La CGT impose une séparation entre étudiants et ouvriers. Le syndicat tient à rester dans un cadre réformiste. Mais des comités de base émergent pour s’organiser en dehors des syndicats. « En Mai 68, ce fut aussi ce désir de changer la vie, et donc l’organisation de la société, qui exigea la création d’organisations d’un type nouveau », souligne Charles Reeve.
Le comité inter-entreprises de Paris-Censier défend une organisation de la grève à la base. Il s’oppose à la délégation et appelle les grévistes à prendre en main leur mouvement. Ce comité tente également de créer du lien entre les entreprises en grève pour sortir de l’isolement.
Le 25 avril 1974, les jeunes officiers du Mouvement des forces armées (MFA) renversent la dictature salazariste au Portugal. Ce coup de force militaire s’accompagne d’une puissante vague de mouvements sociaux. Seule une nouvelle intervention armée permet de rétablir l’ordre capitaliste le 25 novembre 1975.
Le syndicat corporatiste du régime fasciste est hors-jeu. La lutte est auto-organisée, à travers des assemblées. Les mandats des délégués sont étroitement contrôlés par la base. Des usines sont occupées et organisées par les ouvriers, comme à la Sogantal. Des occupations spontanées de terres se multiplient.
Le Parti communiste dénigre les grèves. Les gauchistes s’appuient sur le mouvement surtout pour créer des partis léninistes. Les commissions de travailleurs (CT), créées par le mouvement, deviennent surtout des espaces d’affrontements entre courants idéologiques. Un mouvement autonome émerge également en Espagne, avec des assemblées ouvrières qui s’organisent en dehors des syndicats. La révolution portugaise apparaît comme le dernier soulèvement d’ampleur en Europe.
La crise de la démocratie représentative provoque l’émergence de nouvelles luttes. Le mouvement du 15-M en Espagne, les mouvements Occupy ou encore Nuit debout en France expriment le désir d’inventer de nouvelles formes d’organisation. La précarisation de la jeunesse et l’échec des révoltes peuvent déboucher vers une radicalisation politique, ou un repli vers la religion.
Les assemblées restent traversées par des tendances contradictoires. Des intellectuels marxistes théorisent le populisme pour orienter la lutte vers les élections et les institutions. Podemos et la France insoumise incarnent cette étatisation des luttes. Une autre tendance considère que l’ordre existant ne peut être ni réformé ni amélioré. Elle valorise les actions directes et s’attache à l’élargissement du mouvement. En Espagne, des expulsions de logement sont empêchées et des terres sont occupées.
Le vieux mouvement ouvrier, avec ses organisations autoritaires et centralisées, s’effondre. De nouvelles formes de luttes émergent pour combattre les conditions d’exploitation actuelles. C’est à partir des mouvements des assemblées, malgré leurs limites, que doivent se dessiner des perspectives émancipatrices. « A tâtons, de façon hésitante, les nouveaux mouvements sortent du cadre quantitatif de la revendication immédiate, du légalisme à tout prix ; ils soulèvent la question d’une réappropriation de la vie par les intéressés, d’une autre orientation de l’histoire », souligne Charles Reeve.
Charles Reeve propose un éclairage incontournable sur les débats qui traversent les luttes actuelles. Son livre fait écho à celui d’Enzo Traverso. Mais l’universitaire trotskiste reste tourné vers le vieux marxisme-léniniste et rumine les défaites du passé. Au contraire, Charles Reeve s’appuie sur les mouvements historiques pour jeter un regard optimiste sur les révoltes à venir.
Charles Reeve propose des analyses sur les luttes historiques. Il observe les forces et les limites de ces mouvements. Il insiste sur la spontanéité et sur l’auto-organisation. Il critique au contraire les tendances autoritaires, jacobines, centralisatrices. Il dénonce les pratiques avant-gardistes, même lorsqu’elles se déguisent derrière des discours libertaires. Le socialisme sauvage et le socialisme d’avant-garde ne s’opposent pas de manière schématique. Les révolutions du passé montrent que les structures d’auto-organisation peuvent s’essouffler et de se bureaucratiser. Néanmoins, analyser les erreurs du passé peut permettre d’éviter de les reproduire.
Charles Reeve s’appuie sur un communisme libertaire ouvert. Il emprunte l’essentiel de ses analyses au communisme de conseils. Mais il reconnaît les apports du syndicalisme révolutionnaire et d’un anarchisme ancré dans la lutte des classes. Les vieilles idéologies semblent d’ailleurs dépassées. Le communisme de conseils s’apparente surtout à une démarche intellectuelle et politique, plutôt qu’à un dogme figé et incantatoire.
Charles Reeve renouvelle cette démarche pour éclairer le débat sur les assemblées. Cette forme d’organisation traverse toutes les luttes sociales. Elle révèle un rejet des chefs, des représentants et des avant-gardes. Charles Reeve emploie le terme confus de « démocratie directe ». Mais il se garde bien de fétichiser le démocratisme des assemblées. Il critique les anarchistes qui se contentent d’un simple formalisme. Les assemblées de lutte doivent être décisionnelles et permettre une véritable auto-organisation.
Charles Reeve montre également les limites de la critique des assemblées qui vient du comité invisible ou des mouvances bordiguisantes comme Léon de Mattis et la communisation. La dénonciation des palabres d’assemblée peut également déboucher vers des pratiques avant-gardistes qui valorisent l’organisation affinitaire plutôt que la lutte avec les autres exploités.
Charles Reeve propose des pistes émancipatrices. Il ne se contente pas de discours incantatoires sur les conseils ouvriers, et encore moins de palabrer sur une communisation qui doit tomber du ciel sans transition. Charles Reeve ne propose aucun kit révolutionnaire ou formule magique. Mais il s’appuie sur les luttes actuelles pour saisir leurs potentialités autonomes et révolutionnaires. Sans l’aigreur méprisante des ultra-gauchistes revenus de tout mais qui ne sont jamais allés nulle part. Il se méfie des communs et des ilots alternatifs coupés du monde. Seules les luttes sociales et spontanées doivent permettre d’inventer une société communiste et libertaire.
Source : Charles Reeve, Le socialisme sauvage. Essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours, L’échappée, 2018
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