Karl Marx, théoricien et révolutionnaire
Publié le 7 Janvier 2017
Karl Marx est souvent associé à une idéologie totalitaire ou à des partis communistes autoritaires. Pourtant, ses écrits philosophiques et politiques révèlent une dimension libertaire particulièrement pertinente. Karl Marx propose une analyse indispensable de la société marchande.
En 1954, l’URSS est au sommet de sa puissance et le PCF est son apogée. Mais Maximilien Rubel publie à ce moment une biographie intellectuelle de Karl Marx. Il revient aux origines de la pensée de Marx, dénuée de l’idéologie marxiste. La critique de l’économie et le rôle de la lutte des classes distinguent cette pensée singulière.
Louis Janover propose une préface pour introduire le texte de son ami. Maximilien Rubel relie l’explication scientifique et la réflexion éthique. Karl Marx s’inscrit dans une perspective émancipatrice à travers une « association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous ». La pensée de Karl Marx évolue à travers son observation des luttes sociales. Lorsqu’il analyse la Commune de Paris, il développe une critique radicale de l’Etat.
La pensée marxienne se réfère directement aux écrits de Marx. Elle se distingue donc du marxisme, avec ses partis et ses institutions, qui est devenu un courant politique et idéologique. Marx peut même apparaître comme un critique du marxisme. Ses analyses permettent de critiquer l’idéologie mais aussi le régime d’exploitation en URSS. Karl Marx rejette également toute forme de déterminisme et de pensée mécanique qui caractérise ensuite le marxisme.
Karl Marx associe théorie et pratique. Il remet en cause le système capitaliste comme mode de production et comme civilisation bourgeoise. C’est le prolétariat qui doit abolir l’Etat et le capital pour permettre l’émancipation humaine.
Karl Marx travaille comme journaliste et vit dans la misère. Il écrit dans des conditions matérielles difficiles. La biographie de Maximilien Rubel restitue l’œuvre de Karl Marx dans sa réflexion globale. Souvent des spécialistes se penchent sur les écrits historiques, économiques ou philosophiques. Mais ils ne perçoivent pas la réflexion d’ensemble. « Marx ne dénonçait-il pas la division du travail comme la tare des tares au sein de la société, donc dans le domaine de la science ? », interroge Maximilien Rubel.
Le jeune Marx défend les libertés fondamentales contre la répression et l’Etat. Il valorise la liberté d’expression contre la censure prussienne. Mais il refuse de confondre la liberté de la presse avec la liberté de l’industrie. Il est également révolté contre la misère et commence à interroger la propriété privée et l’argent.
Marx s’éloigne de la philosophie spéculative de Hegel pour analyser les rapports sociaux concrets. Il décrit l’aliénation et l’abandon par l’individu de sa vocation d’être social au profit d’une institution. Les rapports entre les individus et l’Etat sont considérés comme un problème social mais aussi éthique. Marx propose une réflexion critique sur les origines historiques et sociales de l’Etat. La bureaucratie repose sur la hiérarchie et sur l’autorité.
Marx souhaite relier la critique à une action sociale concrète. En France, il découvre la classe ouvrière et son mouvement d’auto-émancipation. Cette classe sociale, qui subit le plus la souffrance et l’injustice, est appellée à prendre l’initiative historique de l’émancipation universelle de l’humanité. Ce sont les révoltes sociales qui doivent permettre le développement du socialisme.
« Une révolution sociale se situe au niveau de la totalité, parce que – quand bien même elle ne se produirait que dans un seul district industriel – elle est une protestation de l’homme contre la vie inhumaine », observe Marx. Le socialisme passe par une révolution qui doit bouleverser le pouvoir établi et abolir les conditions anciennes.
Marx rencontre Engels qui insiste sur l’importance de l’économie pour comprendre une société fondée sur la propriété privée. Marx s’attache davantage à une critique éthique des rapports sociaux. « Il découvre que le régime de la propriété privée repose sur un rapport d’aliénation, sur le dépouillement des travailleurs au profit des possédants », décrit Maximilien Rubel. La propriété capitaliste impose des conflits entre les individus qui défendent des intérêts opposés.
Marx critique une société marchande dans laquelle les individus sont assujettis au produit de leur travail. Il analyse « une société où tous les rapports humains sont viciés et aliénés à la base par la séparation et l’opposition qu’ils maintiennent entre le producteur et son produit, d’une part, et entre les producteurs eux-mêmes, d’autre part », décrit Maximilien Rubel. Comme Proudhon, Marx critique la propriété privée. Mais il remet également en cause l’ensemble des relations humaines et la logique marchande. Marx critique également le travail pour valoriser l’épanouissement des facultés créatrices.
Marx rejette toutes les postures en surplomb. Il critique les socialistes utopiques comme Saint-Simon qui estiment que c’est à une petite élite que revient l’autorité de concevoir une société nouvelle. Il critique également les hégéliens qui ne cessent de fustiger l’inertie de la masse. Au contraire, Marx estime que le communisme ne peut provenir que des ouvriers eux-mêmes et non d’une quelconque élite politique ou intellectuelle.
Dans les Thèses sur Feuerbach, Marx décrit sa démarche intellectuelle. Ses réflexions s’appuient sur une observation empirique. Il défend un matérialisme qui n’est plus une métaphysique de la matière mais devient un instrument de connaissance et d’explication de la réalité sociale et historique. Cette réflexion doit déboucher vers une éthique politique. « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe cependant, c’est de transformer le monde », annonce Marx.
Le philosophe se penche sur les origines historiques du capitalisme. Il observe l’émergence de la division du travail et la formation des classes sociales. « Les individus ne forment une classe que dans la mesure où ils ont à mener une lutte commune contre une autre classe ; par ailleurs, ils s’affrontent eux-mêmes en ennemis, dans la concurrence », décrit Marx. Il observe l’émergence des manufactures et de la concentration industrielle.
Marx décrit l’idéologie comme un produit social. « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, mais au contraire c’est leur existence sociale qui détermine leur conscience », souligne Marx. Il insiste sur les phénomènes concrets de la réalité historique et sociale : la production des moyens d’existence, le développement des forces productives, la division du travail, les formes historiques de la propriété, les conflits de classes et les soubassements matériels des productions intellectuelles. Les idées dominantes sont celles de la classe dominante. Avec la division du travail, les travailleurs intellectuels se mettent au service de la classe dominante.
Avec la critique de l’aliénation, Marx abandonne ses illusions sur l’Etat. Il attaque le mode de production capitaliste et toutes les institutions qui fondent l’aliénation humaine : l’Etat, la religion, le droit, la morale. L’Etat apparaît comme une communauté illusoire qui dissimule les luttes que se livrent les différentes classes sociales. L’Etat défend les intérêts de la classe dominante : la bourgeoisie. Les institutions juridiques et le droit bourgeois permettent de transformer les intérêts personnels en intérêt de classe. La révolution sociale doit permettre de transformer les conditions matérielles. Elle ne peut être que totale et universelle. Une classe consciente de son destin révolutionnaire doit transformer radicalement ses conditions de travail et de vie.
Le Manifeste communiste mêle arguments scientifiques et postulats éthiques. Marx insiste sur la lutte des classes comme moteur de l’Histoire. Il décrit « l’exploitation d’une partie de la société par l’autre ». Dans le Dix-Huit Brumaire, Marx propose une analyse de classe de la société française. Il décrit l’arrivée au pouvoir de Louis-Napoléon. Il réfute l’idée d’un talent personnel du chef d’Etat. Le neveu de Bonaparte est arrivé au pouvoir en s’appuyant surtout sur une coalition de classe. Il est parvenu à rallier la petite bourgeoisie et la classe paysanne. Marx propose une perspective révolutionnaire. Le prolétariat doit s’affirmer en tant que classe pour créer un pouvoir ouvrier et permettre l’abolition de toutes les classes.
Dans Le Capital, Marx développe une méthode scientifique pour analyser le système économique. Il développe les concepts de « plus-value » et de « force de travail ». Il tente de déceler les grandes tendances du modèle capitaliste. Fidèle à ses écrits de jeunesse, il évoque le fétichisme de la marchandise et analyse la « forme-valeur » des produits humains. Les objets ne sont pas fabriqués pour leur utilité propre, mais uniquement pour être vendus.
Marx analyse la fonction de la monnaie qui réalise la valeur d’échange et incarne le travail social. Le systèmle capitaliste repose également sur la séparation du producteur des moyens de production. Le producteur immédiat doit assumer en plus de sa propre subsistance celle du maître disposant des moyens de production.
Le capital repose sur un rapport de force entre les classes sociales. Le salarié subit la servitude et la contrainte. Le prolétaire se définit par ce lien de dépendance.
En 1871, dans son Adresse à la Commune de Paris, Marx propose son testament politique. Il présente son analyse du pouvoir d’Etat. La Commune qui a permis la destruction de la bureaucratie, de la police et de l’armée. « Elle était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le produit de la lutte de la classe productrice contre la classe possédante », analyse Marx.
En 1880, le philosophe lance une vaste enquête ouvrière. Il peut recueillir des informations sur les conditions de vie et de travail et sur la vie quotidienne. Le questionnaire se penche évidemment sur les luttes avec les causes et les objectifs des mouvements de grève. Les formes de solidarité ouvrière sont également évoquées.
Ce livre de Maximilien Rubel demeure la meilleure introduction à Marx. Cette lecture libertaire tranche avec la vulgate marxiste-léniniste. Maximilien Rubel est parvenu à imposer sa lecture jusque dans les éditions de la Pléiade. Les universitaires marxistes, comme Jean Numa Ducange ou Isabelle Garo, doivent depuis se battre contre cette approche libertaire pour tenter d’imposer leur marxisme vulgaire de staliniens sur le retour. Maximilien Rubel revient aux sources éthiques et libertaires de Marx, loin des déviations réformistes et autoritaires des diverses formes de marxismes.
Le livre de Maximilien Rubel s’oppose au marxisme universitaire à la mode. Il met en avant une pensée globale, loin de toute spécialisation. Marx n’est ni économiste, ni philosophe, ni sociologue : c’est un théoricien révolutionnaire qui pense la globalité du monde capitaliste. La lecture de Maximilien Rubel s’oppose également à la dérive scientiste du dogme marxiste. Marx relie ses analyses et ses observations à une éthique libertaire. Il semble impossible dissocier les deux aspects. Marx cherche à comprendre le monde pour mieux le transformer.
En revanche, Maximilien Rubel se montre un peu trop indulgent par rapport aux limites de la pensée et de la démarche de Marx. Maximilien Rubel tente même de justifier l’expression de dictature du prolétariat et n’évoque pas les travers autoritaires de Marx. De l’ambigüité de quelques écrits à ses manœuvres politiciennes au sein de la Première internationale, Marx révèle aussi une dimension autoritaire. Il défend le parti comme une organisation d’avant-garde qui doit prendre le pouvoir, et non pas comme un simple espace de réflexion collective comme aime à croire Maximilien Rubel.
Marx présente également les travers du scientisme. Si son éthique libertaire doit être mise en avant, il ne faut pas relativiser la dimension déterministe de Marx. Il conçoit la révolution comme un progrès social, quasi mécanique, avec ses étapes quasi indispensables. Il adopte une posture scientiste et pense la société comme un biologiste pense la nature. Dans ce sens, Marx est profondément marqué par son temps et reste enfermé dans le socialisme d’un Saint-Simon.
Si la dimension élitiste est rejetée, Marx veut transformer le gouvernement des hommes par l’administration des choses. Le communisme s’apparente à une gestion rationnelle du monde, plus qu’à une transformation de la vie quotidienne. Maximilien Rubel n’insiste pas sur les écrits de Marx qui remettent en cause cette image froide et mécanique. Il élude les écrits de Marx qui insiste sur la sensualité et la jouissance. Pourtant, la révolution doit avant tout permettre l’épanouissement et le plaisir au quotidien.
Source : Maximilien Rubel, Karl Marx, essai de biographie intellectuelle, Klincksieck, 2016
Extrait publié sur le site Vosstanie
Le marxisme critique de Karl Korsch
L'idéologie creuse du marxisme libertaire
L'anarchisme contre le marxisme
Vidéo : Marx cent ans après sa mort, émission Apostrophes diffusée le 26 août 1983 et mise en ligne sur le site de l'Ina
Radio : Martin Quenehen, Karl Marx, l'horizon du monde, émission diffusée sur France Culture le 30 mai 2015
Maximilien Rubel, Karl Marx, un théoricien libertaire ?, publié sur le site Conseils Ouvriers contre Capital le 26 août 2012
Ngo Van, Avec Maximilien Rubel… Combats pour Marx 1954–1996: une amitié, une lutte, publié sur le site La Bataille socialiste
Louis Janover, Pour Maximilien Rubel (Mars 1996), publié sur le site Smolny
Textes de Maximilien Rubel publiés sur le site Plus loin
Textes de Maximilien Rubel publiés sur le site l'Archive Internet des Marxistes
Entretien inédit accordé en 1979 par Maximilien Rubel au Socialist standard, publié sur le site Critique sociale le 27 janvier 2011
Marx, anarchiste ? - Miguel Chueca, Daniel Guérin, Maximilien Rubel, publié sur le site Pensée radicale en construction le 29 janvier 2016
Clément Homs et Hasdrubal, Traduire Marx, c’est le trahir : Sur les traductions à utiliser pour lire Marx, publié sur le site Palim-Psao le 13 juin 2013
Figuier Richard, « Maximilien Rubel, éditeur de Marx, une utopie éditoriale. Première plongée dans le fonds Rubel de la BDIC », publié dans la revue Matériaux pour l’histoire de notre temps N° 84 en 2006
Maximilien Rubel, Marxisme et guerre (A propos du Dictionnaire critique du marxisme, 1983), publié sur le site Espace contre Ciment le 20 septembre 2010
René Berthier, L'anarchisme dans le miroir de Maximilien Rubel, publié sur le site Bibliolib