L’opéraïsme dans l’Italie des années 1960
Publié le 29 Avril 2013
Avant l’effervescence de l’Autonomie italienne, l’opéraïsme tente de renouveler la pensée marxiste pour réfléchir sur les luttes ouvrières. Ce mouvement politique et intellectuel se développe en Italie dans les années 1960. Il débouche vers une radicalisation du conflit social en 1968, et surtout en 1969 avec une grève ouvrière sauvage. Si le post-opéraïsme semble relativement connu en France, à travers la figure de Toni Negri et la revue Multitudes, l’opéraïsme historique demeure largement méconnu.
Mario Tronti revient sur l’aventure de l’opéraïsme, à laquelle il a activement participé. Son livre articule exigence théorique et témoignage vivant. Il décrit ce mouvement comme une « expérience de pensée - d’un cercle de personnes liées entre elles indissolublement par un lien particulier d’amitié politique ». La conflictualité sociale et la radicalisation des luttes ouvrières doit alors permettre d’abattre le capitalisme.
A l’inverse des intellectuels académiques et de la banale critique universitaire, les théoriciens de l’opéraïsme estiment que leur réflexion doit servir la lutte collective et le mouvement ouvrier. Mario Tronti évoque « une révolution des formes intellectuelles ». Ses théoriciens communistes tentent se lier au prolétariat qui, en s’émancipant lui-même, doit émanciper l’humanité toute entière selon Marx.
L’année 1956 marque un tournant qui fait vaciller les certitudes des intellectuels communistes. Les dirigeants de l’URSS reconnaissent les crimes de Staline. Surtout, une révolte ouvrière éclate en Hongrie avant de subir la violente répression du pouvoir bolchevique. La mascarade du « communisme réellement existant » s’effondre brutalement. Au sein du Parti communiste italien (PCI), des intellectuels contestent la ligne politique. Le rôle du Parti pour diriger la classe ouvrière est remis en cause. Ce sont les luttes ouvrières qui doivent directement déboucher vers la révolution sociale.
Bien que partisan de l’autonomie ouvrière, Mario Tronti décide de rester malgré tout militant du PCI. Il conserve probablement l’illusion de pouvoir faire infléchir la ligne du parti en sa faveur. Mais des groupes se forment pour développer une réflexion propre. Les revues Quaderni Rossi et Classe operaïa incarnent cette ébullition politique et intellectuelle en marge du PCI. Dans ses petits groupes Mario Tronti côtoie des luxemburgistes proches du communisme des conseils, des syndicalistes révolutionnaires et divers penseurs libertaires. Raniero Panzieri incarne ce marxisme hétérodoxe et anti-autoritaire. Le concept de « contrôle ouvrier » rassemble ses divers intellectuels. Mario Tronti décrit une ambiance de débats et de joie de vivre. « Lors de nos rencontres, nous passions la moitié du temps à parler, l’autre moitié à rire », témoigne Mario Tronti. Comprendre le monde doit alors permettre de renverser l’ordre social.
Contre les partis et les syndicats, les luttes ouvrières à la base sont privilégiées. Le PCI, loin de se référer au communisme révolutionnaire, assume pleinement son réformisme. De plus, ce parti semble déconnecté des véritables aspirations de la classe ouvrière. Contre ce communisme frelaté, l’opéraïsme tente d’inventer une nouvelle culture de lutte.
Pour le mouvement opéraïste, la lutte prime sur l’analyse du capitalisme. « Une explosion de subjectivité, un saut politique dans le sujet : c’est ainsi que nous lisions les évènements des années soixante qui allaient se produire 1968-1969 », décrit Mario Tronti. La crise du capitalisme ne peut provenir que d’un renversement du rapport de force.
Mario Tronti revient sur la révolte de 1968, « quand l’histoire surgit dans la vie même, quand la politique s’impose à l’existence ». Les étudiants se révoltent en 1968. Mais, dans les usines, les jeunes émigrés du Sud de l’Italie semblent particulièrement contestataires.
Pourtant, la révolte de 1968 ne débouche pas vers une perspective de rupture révolutionnaire. « Une fois encore : ce qui a manqué c’est l’intervention décisive d’une force organisée. Cette force ne pouvait être que le mouvement ouvrier, dans la figure et forme de sa composante communiste post-stalinienne », estime Mario Tronti. Surtout, le mouvement étudiant n’invente aucun projet de société alternatif au capitalisme. Aucune nouvelle organisation sociale ne se dessine. « Ne pas porter l’imagination au pouvoir, mais donner du pouvoir à l’imagination, en évoquant une forme sociale et d’autres formes de la politique par rapport aux capitalismes et aux socialismes réalisés. Alors, un autre monde était possible », analyse Mario Tronti. Ce mouvement de 1968, limité au milieu étudiant, semble alors éloigné des aspirations de l’opéraïsme finissant. « Étudiants et ouvriers unis dans la lutte » devient le mot d’ordre de l’automne chaud de 1969. Cette perspective enthousiasme davantage les opéraïstes.
Mario Tronti précise ensuite le contenu politique de l’opéraïsme. Ce mouvement se réfère constamment à la classe ouvrière, non pas pour exalter un certain misérabilisme, mais pour généraliser des pratiques de refus du travail. « Ce qui nous motivait n’était pas la révolte éthique contre l’exploitation que les ouvriers subissaient, mais l’admiration politique pour les pratiques d’insubordination qu’ils s’inventaient », souligne Mario Tronti. Ses intellectuels s’attachent à la guerre de classe qui oppose ouvriers et capital dans la grande usine. « Dans la lutte des classes, ce qui nous enthousiasmait c’était la classe en lutte », résume Mario Tronti. Les opéraïstes sont particulièrement séduits par la contestation de la hiérarchie et de l’autorité dans l’entreprise, par la critique des cadences et du travail à la chaîne avec son aliénation à la machine. Le sabotage, la grève sauvage et le refus du travail deviennent alors des armes privilégiées par les ouvriers. « La lutte ouvrière contre le travail est le grand thème évoqué par l’opéraïsme », souligne Mario Tronti.
Le théoricien marxiste revient ensuite sur les raisons de la défaite du mouvement ouvrier. Aucune structure autonome par rapport au capital ne permet aux ouvriers de s’organiser. Les soviets et les conseils doivent permettre de sortir du capital, mais ses formes d’organisations ne perdurent pas. Ensuite la société marchande, avec son aliénation, semble beaucoup plus forte que la culture de lutte des ouvriers. Les travailleurs sont également soumis à la technique et à la machine. Les traditions, les croyances religieuses, les appartenances ethniques contribuent à diviser la monde ouvrier et l’identité de classe.
Les usines et le monde industriel ont été démantelés. Pourtant, Mario Tronti s’attache à préserver et à faire vivre la mémoire des luttes ouvrières. « S’y trouve le patrimoine d’un héritage historique qu’il faut récupérer et réinvestir dans un autre agir pour cette même fin », estime Mario Tronti. Le mouvement ouvrier révolutionnaire demeure un vivier de lutte et de réflexion critique indispensable pour réinventer la révolution sociale.
La figure de l’ouvrier-masse, valorisée par l’opéraïsme ne semble plus aussi importante et centrale. La concentration des travailleurs dans les usines permet de former une classe ouvrière qui, même si elle ne comprend qu’une minorité de la population, lutte pour ses intérêts qui débouchent vers une émancipation de toute la société. Les usines ont aujourd’hui disparu, remplacées par des déserts existentiels et des espaces cloisonnés. « La grande usine est le contraire de ses non-lieux qui configurent la consistance, ou mieux l’inconsistance du postmoderne », souligne Mario Tronti.
L’auteur définit l’opéraïsme. « C’est une expérience qui s’est efforcée de réunir pensée et pratique de la politique dans un cadre déterminé, celui de l’usine moderne », résume Mario Tronti. La classe ouvrière apparaît alors comme le seul sujet révolutionnaire capable de renverser le mode de production capitaliste. Les années 1960 en Italie se caractérisent par une forte industrialisation. Les jeunes paysans du sud migrent vers le nord industriel. Le fordisme s’appuie sur une production de masse qui s’accompagne d’une consommation de masse.
L’ouvrier à la chaîne apparaît comme une figure centrale pour les opéraïstes. « Là où l’aliénation du travailleur atteignait son plus haut niveau. Non seulement l’ouvrier n’aimait pas son travail, mais il le détestait », précise Mario Tronti. Le refus du travail menace alors directement le rapport de production capitaliste. La lutte contre le travail distingue l’opéraïsme dans le mouvement ouvrier traditionnel, pour en devenir un courant singulier voire hérétique. Pour les opéraïstes, comme pour Marx, le prolétariat en s’émancipant lui-même doit émanciper toute l’humanité. Aujourd’hui la classe ouvrière demeure une partie importante de la société, mais n’apparaît plus comme un sujet politique. Pourtant le mouvement ouvrier et le communisme demeurent un spectre toujours menaçant. Si les capitalistes ont accueillis la gauche dans les palais du pouvoir, ils se sont acharnés à liquider le mouvement ouvrier.
L’opéraïsme connaît un regain d’intérêt aujourd’hui. Ce mouvement s’appuie sur un point de vue ouvertement partial et exprime la subjectivité ouvrière. Il s’attache également à articuler pensée et action. Surtout, les opéraïstes insistent sur la dimension essentielle du conflit. Dans la société moderne, c’est le règne de la pacification et de la vie aseptisée. « Il y a une mythologie de l’opéraïsme dans toutes les expériences du mouvement contestataire, dans ses expériences où est identifiée, de manière forte, l’exigence d’une reproposition de la pratique du conflit », observe Mario Tronti. Dans une période de normalité réformiste, l’opéraïsme permet surtout de raviver l’exigence du conflit, liée à la tradition révolutionnaire du mouvement ouvrier. Le conflit permet de refuser l’assimilation et l’intégration à la société marchande.
Dans la société moderne, les normes néolibérales colonisent tous les domaines de la vie. Dans ce contexte, l’affirmation d’une subjectivité de lutte et du conflit avec l’ordre existant deviennent des armes indispensables. L'Autonomie italienne propose ensuite d'affirmer une subjectivité radicale pour bouleverser tous les aspects de la vie.
Source: Mario Tronti, Nous opéraïstes. Le « roman de formation » des années soixante en Italie (traduit de l’italien par Michel Valensi), Éditions d’en bas et Éditions de l’éclat, 2013
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Film "Les années suspendues" qui accompagne le livre Pouvoir ouvrier à Porto Marghera, publié sur le site Des Nouvelles Du Front le 27 septembre 2013 et sur le site Conseils ouvriers contre capital le 2 mai 2016
Jacques Wajnsztejn, "A nouveau sur l'opéraïsme", publié sur le site de la revue Temps critiques en juillet 2010
John-Samuel McKay, "L'opéraïsme italien", publié dans la revue Que Faire ? n°4 août / septembre 2004
Michele Filippini, "Mario Tronti et l'opéraïsme italien des années soixante", publié sur le site Europhilosophie le 5 août 2010
Potere operaio - groupe de Pise, 1970, Potere Operaio : Pour un travail politique dans les quartiers populaires, publié sur le site d'un improbable Centre Marxiste-Léniniste-Maoïste
Compte-rendu du livre de Mario Tronti publié sur le site de la revue Dissidences, publié le 11 juin 2013
Mario Tronti, Lutte contre le travail, publié sur le site de la CIP-IDF le 4 avril 2016
Mario Tronti, Ouvriers et Capital (1964), publié sur le site de La Bataille socialiste
Bruno Astarian, Aux origines de l'anti-travail, publié par Echanges et Mouvement en 2005 et mis en ligne sur le site Hic Salta -Communisation