Les féministes contre la morale sexuelle
Publié le 30 Décembre 2016
Les féministes remettent en cause la société patriarcale. La morale sexuelle demeure un pilier de l'ordre existant. Certaines féministes proposent une critique de la morale pour combattre le patriarcat.
La morale sexuelle semble perdurer. Les mouvements féministes ont permis de politiser la vie quotidienne. Ces luttes refusent la séparation artificielle entre le public et le privé. Elles refusent l’assignation des femmes aux tâches domestiques. Surtout, elles rejettent les normes de la « bonne sexualité ». Les luttes féministes attaquent les religions traditionnelles et la famille patriarcale qui imposent une « morale sexuelle ». La revue Nouvelles Questions Féministes, créée par Christine Delphy, propose un numéro sur les « Morales sexuelles ».
Les mouvements de révolution sexuelle valorisent la « jouissance sans entraves ». Les luttes féministes s’inscrivent dans ce mouvement pour se réapproprier leur corps et leur désir. La question de la morale sexuelle se situe au cœur du mouvement féministe, et donc de ses divisions. Aujourd’hui, les féministes ne débattent plus directement de sexualité. C’est pourtant le sujet qui traverse tous les débats du féminisme contemporain.
Elizabeth Mercier analyse le phénomène de la SlutWalk (marche des salopes). Ces manifestations permettent aux femmes de revendiquer la libre disposition de leur corps. Elles s’opposent aux discours qui accusent les victimes de viols de revêtir des tenues trop provocantes. A Toronto, « des jeunes femmes en majorité ont défilé dans un effort de réappropriation du mot salope et de détournement du sens péjoratif dont est chargée la sexualité féminine », décrit Elizabeth Mercier.
Mais la SlutWalk (SW) reste critiquée par les conservateurs et certaines féministes qui les accusent de se conformer au modèle de l’hypersexualité marchande. Ces discours visent à dénigrer la libération sexuelle pour se ranger derrière l’ordre moral. Ils « participent aussi à tracer les contours normatifs d’une respectabilité féminine, en l’occurrence, à travers la moralisation d’un bon sujet féministe et la mise à l’écart de la question sexuelle soulevée par la SlutWalk », analyse Elizabeth Mercier.
La SW se distingue du discours qui vise à dénoncer l’ivrognerie et la sexualité prédatrice des hommes, notamment des classes populaires. La SW s’inscrit dans le féminisme pro-sexe de la 3ème vague. Les manifestantes défilent en sous-vêtements, en talons aiguilles et autres bas résilles. Même si la diversité des tenues vestimentaires est encouragée. Le terme de salope est réapproprié, comme dans le mouvement des Riot Grrrls.
La féminisme traditionnel privilégie le combat contre la « culture du viol » et dénigre la SW. Au contraire, le nouveau féminisme revendique la liberté sexuelle et le plaisir sans devoir subir le moindre dénigrement. Ces féministes refusent de se poser en victimes et revendiquent une sexualité active. Elles critiquent l’ordre moral qui impose une culpabilisation et une négation du plaisir. La bonne sexualité ne doit plus correspondre à des critères de morale ou de respectabilité, mais uniquement au critère du plaisir.
Christine Lévy se penche sur le féminisme japonais des années 1970. En France, à la même époque, le Mouvement de libération des femmes (MLF) permet une rupture avec la morale sexuelle. Les féministes luttent pour la contraception et l’avortement. « Un enfant si je veux, quand je veux », devient le mot d’ordre des féministes.
Au Japon, la lutte pour l’accès à la pilule reste minoritaire. Les féministes critiquent la médicalisation du corps et les laboratoires pharmaceutiques. Les féministes rejettent la modernité occidentale et son culte de la technologie. Les effets secondaires de la pilule, mal supportés, permettent de légitimer ces positions. Evidemment, les féministes attaquent le système patriarcal et le mariage monogamique bourgeois. Elles défendent la contraception mais préfère la responsabilisation de l’homme à travers le préservatif.
Christine Machiels évoque les débats autour de la prostitution à la fin du XIXème siècle. Des féministes considèrent la jouissance comme exclusivement masculine. Elles considèrent donc que les femmes ne peuvent être que les instruments sexuels des hommes. Le plaisir sexuel de la femme est nié. « Dans la conjugalité comme dans la débauche, sexe rime avec compensation », décrit Christine Machiels. Ces féministes dénoncent même la sexualité sans amour.
La diffusion d’une morale sexuelle passe par l’éducation des enfants. La jeunesse masculine est incitée à la modération sexuelle. Ces féministes considèrent donc que la sexualité rime avec maternité. « Leur utopie égalitaire d’une morale commune pour les deux sexes reste prisonnière d’une vision négative de la sexualité et d’une conception essentialiste de la différence des sexes », analyse Christine Machiels. Le principe universel de libre disposition de soi et de son corps est donc mis en doute.
Lucile Quéré revient sur la lutte des féministes pour le consentement en gynécologie. Ce mouvement vise à dénoncer la brutalité du corps médical. Surtout, les féministes veulent se réapproprier elles-mêmes les pratiques gynécologiques pour véritablement avoir le contrôle de leurs corps.
Magali Della Sudda présente la démarche des femmes catholiques. Elles tentent, dans le cadre de la religion, de revendiquer davantage de liberté. Elles s’appuient sur les textes du pape pour exprimer le choix d’avoir des enfants.
Lucile Ruault propose un entretien avec Guilaine Enoc, militante du MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) à Aix et à Lyon dans les années 1970. La féministe retrace son parcours politique dans un contexte bouillonnant.
Elle se politise fortement à travers le mouvement de Mai 68. Même si les gauchistes restent profondément machistes. « Dans les amphis, il n’y avait que les mecs qui pouvaient parler. Il fallait arracher le micro pour pouvoir dire des choses ! S’ils nous autorisaient à prendre la parole, ils nous la coupaient au bout d’une minute ! », témoigne Guilaine Enoc. Les femmes décident alors de se réunir entre elles. Elles discutent de l’antipsychiatrie, de la contraception et des rapports entre hommes et femmes.
Guilaine Enoc participe à La Commune, un lieu collectif qui remet en cause l’éducation, la famille et les relations humaines. Ce groupe décide également de lutter dans les entreprises. Le partage des tâches s’organise bien. Mais la remise en cause du couple se heurte à la jalousie et à des sentiments divers. Le parcours et la personnalité de chacun.e ne sont pas pris en compte. « On a beaucoup discuté de la jalousie, des rapports de domination, tout ça, mais de façon très intellectuelle à mon avis. Et ça a choqué », regrette Guilaine Enoc.
Les féministes s’inspirent également de la critique de la famille et d’Herbert Marcuse. L’éducation collective des enfants est alors mise en œuvre. La vision traditionnelle de la maternité est remise en cause. Les femmes peuvent alors avoir une activité politique à l’extérieur. Cette forme d’organisation collective ne renforce pas le contrôle mais favorise au contraire une plus grande liberté.
Les féministes et les communautés ne sont pas repliées sur elles-mêmes. Bien au contraire, elles participent aux luttes sociales. « Oui, j’étais caissière dans un Euromarché. On a mené la première grève de femmes… Extraordinaire », témoigne Guilaine Enoc. Bien que deux militantes travaillent dans cette entreprise, ce sont les salariées elles-mêmes qui s’emparent de la lutte. Ce moment de grève permet également d’aborder les problèmes d’avortement. « Des filles qui en avaient bavé dans leur vie, qui n’avaient pas pu faire d’études, et pour lesquelles c’était une revanche », décrit Guilaine Enoc.
Le MLAC repose sur des permanences. Les femmes se forment elles-mêmes aux pratiques médicales. L’avortement devient un moment d’apprentissage. Le MLAC ne se contente pas de demander une loi pour permettre la prise en charge par le corps médical. Les féministes veulent surtout transformer le monde. Elles relient leurs réflexions politiques à une pratique. Elles ne veulent pas laisser le contrôle des corps aux médecins.
La revue Nouvelles Questions Féministes partage un féminisme matérialiste. Elle s’inscrit dans une approche pragmatique. La théorie féministe part de la pratique pour élaborer des perspectives émancipatrices. Le féminisme est valorisé dans sa diversité et s’adapte au contexte culturel dans lequel il s’inscrit. Cette approche permet de remettre en cause l’universalisme abstrait et le modèle d’un bon féminisme.
La revue présente une bonne critique des institutions patriarcales. La santé et les médecins sont souvent critiqués. Ce véritable contrôle sur le corps des femmes doit être largement critiqué. Surtout qu’il passe souvent pour positif. La revue encourage pertinemment les femmes à s’approprier les pratiques médicales.
Mais l'approche pluraliste et relativiste peut aussi dérouter. L’institution religieuse ne fait pas vraiment l’objet de critiques. C’est pourtant un des piliers de la société patriarcale et de l’ordre moral. Les femmes qui subissent un environnement religieux doivent évidemment lutter en tenant compte de ce contexte. Mais il semble également important d’affirmer le nécessaire dépassement de la religion avec sa morale et ses contraintes.
Ce féminisme pluraliste s’inscrit dans une approche intersectionnelle, voire postmoderne. La revue valorise les féminismes dans toute leur diversité. Mais elle oscille entre l’addition des luttes locales et la perspective d’un féminisme matérialiste pour abattre le capitalisme et le patriarcat. L’approche universitaire, avec la spécialisation de chaque chercheuse dans un sujet spécifique, renforce cette impression d’une addition de mouvements séparés. Même si ces analyses peuvent permettre de renouveler une pensée globale, féministe et émancipatrice.
Ce féminisme matérialiste peut permettre de trouver un équilibre entre la sexualité marchande et la morale bourgeoise. Un féminisme pro-sexe valorise la liberté sexuelle, notamment la prostitution et la pornographie, sans tenir compte de la logique marchande qui traverse ses phénomènes. Inversement, un féminisme traditionnel se centre sur la violence sexuelle. Le désir et le plaisir des femmes sont alors éludés. La destruction de la morale et de la marchandise doivent permettre un véritable épanouissement pour valoriser le plaisir sexuel.
Source : Marta Roca i Escoda, Anne-Françoise Praz, Eléonore Lépinard (Coord.), « Morales sexuelles », Nouvelles Questions Féministes, Volume 35, N°1, Antipodes, 2016
Érotisme, littérature et politique
Les mouvements de révolution sexuelle
Contrôle des corps et misère sexuelle
Vidéo : "Regarde elle a les yeux grand ouverts" : le MLAC, présentation du documentaire sur le site Paris-luttes.info le 27 février 2014
Vidéo : Christine Lévy - Marxisme et féminisme au Japon, conférence mise en ligne sur le site de la Tendance Claire le 10 novembre 2015
Radio : Charlotte Bienaimé, "Nos corps, nos choix", émission Grande traversée : Women's power, les nouveaux féminismes diffusée sur France Culture le 23 août 2016
Radio : IVG, contraception... et technologies médicales de contrôle des corps, Emission G'enrage #19 mise en ligne le 5 mars 2016
Radio : émissions avec Christine Lévy diffusées sur France Culture
Emilie Laystary, Gaëlle, responsable de la Slutwalk France, l’interview, publié sur le site MadmoiZelle le 5 octobre 2011
Alice Maruani, « Tu connais un bon gynéco ? » Sinon, il y a un site pour ça, publié sur le site Rue 89 le 30 octobre 2015
Dossier 68’, révolutions dans le genre ?, publié dans la revue Clio. Histoire‚ femmes et sociétés n° 29 en 2009
Avorter Histoire des luttes et des conditions d’avortement des années 1960 à aujourd’hui (Grenoble - Printemps 2008), brochure mise en ligne sur le site Infokiosques le 30 septembre 2008