Le féminisme ludique de Fifi Brindacier

Publié le 7 Septembre 2023

Le féminisme ludique de Fifi Brindacier
Le personnage de Fifi Brindacier incarne une littérature pour petites filles un peu vieillote. Mais la traduction française lisse cette héroïne qui défie l'autorité du monde adulte et rejette tous les conformismes. Fifi Brindacier transgresse les stéréotypes de genre et propose même une forme d'autonomie féministe. 

 

 

Le féminisme queer repose sur le refus des normes sociales. La société marchande et patriarcale impose un conformisme à travers le « contrôle social ». Des injonctions multiples diffusent une représentation de la norme. Le travail, la famille, la consommation et les loisirs imposent une discipline. Ces leurres assurent des privilèges et incarnent la culture dominante. Le conformisme apparaît comme une identification à une autorité qui sanctionne et qui récompense.

L’autonomie s’oppose au conformisme. Le personnage de Fifi Brindacier incarne cette démarche. Cette petite fille vit sans adultes, et elle ne reçoit d’ordre de personne. Elle porte une robe qu’elle a faite elle-même. Elle semble libre de ses goûts, de ses envies, de ses rythmes de vie. Le mouvement punk valorise également l’auto-organisation à travers la culture Do It Yourself (DIY). La récup’, le squat, le prix libre permettent de tisser des réseaux d’échange et de gratuité. Christine Aventin présente son féminisme anticonformiste dans le livre FéminiSpunk.

 

 

             FéminiSpunk - Le monde est notre terrain de jeu eBook by Christine Aventin

 

 

Pop culture

 

La traduction française de Fifi Brindacier propose une version édulcorée et assagie. « Une anarchiste en camisole de force », ironise Christina Heldner. La narration foisonnante se réduit à un pauvre petit récit d’aventures linéaires. La version française subit de nombreuses coupes. « Et de se demander, vraiment, quel intérêt pouvaient bien avoir ces livres dont on avait censuré toute la puissance, toute la liberté, tout le plaisir », interroge Christine Aventin. L’éditeur Hachette estime que la bonne moralité doit régner sur la littérature jeunesse. Il censure les passages dans lesquels Fifi manque de respect à l’autorité, mais aussi la créativité des histoires qu’elle invente. Ce qui révèle la dimension subversive et politique de la fiction.

Fifi est devenue un personnage incontournable avec des adaptations pour la télé, le cinéma, la comédie musicale, le jeu vidéo, le musée ou le parc d’attractions. Mais le texte original semble le plus souvent oublié. Ce qui permet de lisser les aspects transgressifs du personnage. « Déminage idéologique, transformation de la loser en outsider, et ré-insertion dans les lois du marché », déplore Christine Aventin.

Le personnage de Fifi est créé par Astrid Lindgren dans le cadre de la « Bibliothèque rose ». Les livres destinés à la jeunesse se distinguent entre ceux réservés aux garçons et ceux qui s’adressent aux filles. Mais Fifi remet en cause ce cadre conformiste. Fifi émerge donc dans la niche culturelle la plus mineure et la moins légitime : celle de l’édition pour enfants réservée aux filles. « Choisir la créativité comme mode d’action et faire des zones les plus dominées de la culture populaire un terrain privilégié de la lutte politique », propose Christine Aventin.

 

La médiaculture exprime un féminisme conformiste, avec des images d’héroïnes et de femmes émancipées. Ces personnages permettent au public de s’identifier à des rôles. Néanmoins, la médiaculture reste enfermée dans l’hétéronorme et repose sur un regard masculin (male gaze). Les femmes sont montrées comme libres, indépendantes, émancipées. Mais elles doivent rester sexy, séductrices et sentimentales.

Ulrike Meinhof, dès les années 1960, évoque le potentiel révolutionnaire des filles. Elle se penche sur les centres d’éducation surveillée à Berlin. Les filles pauvres et délinquantes sont mises sous tutelle de l’État. L’éducation surveillée touche surtout les jeunes ouvriers, souvent immigrés. « Elle est l’instrument qui permet de menacer, puis de punir, les pauvres qui ne se résignent pas à leur condition et cherchent, de manière individuelle, à s’en sortir », souligne Christine Aventin. Les filles semblent rétives à l’éducation  et à la discipline imposée par l’ordre social.

 

 

        Fifi Brindacier, la fille la plus forte du monde.  - Fifi Brindacier, série TV (1969) - Capture d'écran

 

 

Militantes féministes

 

Fifi valorise la contagion et la solidarité féminine. « La contagion : voilà le mode relationnel que Fifi invente. Le mode par lequel se propage et se déploie cette forme particulière de solidarité inconditionnelle, de renforcement mutuel et non jugeant, de valorisation empathique et réciproque », décrit Christine Aventin. Le concept de care, qui renvoie au soin, se banalise pour évoquer la bienveillance avec entre personnes proches. Le care permet de prendre soin des autres pour permettre à chaque voix de se faire entendre. Cette démarche vise à éviter l’animosité et les diverses formes de rivalités personnelles. Elle permet de renforcer la solidarité entre femmes et peut permettre de consolider une communauté de lutte.

Mais le terme de care semble également ambiguë. Il remet une hiérarchie sociale au sein des femmes, comme dans l’évocation des « métiers du care ». Le travail dans le nettoyage ou la restauration reste réservé aux femmes les plus pauvres et souvent immigrées. « Et, en fait, on n’est pas très loin, je trouve, de ce qui se passe dans le système patriarcal, où les femmes privilégiées se délestent des tâches non valorisantes – nettoyage, lessive, nourriture, soins aux enfants, aux malades, aux ancêtres – qui n’incomberont jamais aux hommes dont elles se souhaitent les égales, mais qui reviennent alors à des femmes subalternes, exploitées sur le critère des castes néolibérales », observe Christine Aventin.

La culture du safe renvoie également à une forme de bienveillance qui vise à ne blesser personne par le langage. Mais les milieux intellectuels et militants transforment le safe en véritable police des consciences qui surveille chaque mot prononcé et la moindre blague. Le safe vise également à masquer les désaccords politiques au nom de la défense de chaque expression individuelle. « La rhétorique de la blessure et du traumatisme pour parler de toute violence dans les milieux queer produit non seulement un devenir victimaire généralisé mais une atomisation des communautés et des luttes. L’appel à la constitution d’espaces protégés et rassurants fonctionne de concert avec une gentrification qui masque toutes les problématiques de classe et de race locales et globales », analyse Jack Halberstam. Cette culture de la bienveillance gomme les clivages politiques, mais peut aussi produire de la violence et de l’exclusion. Surtout, les milieux militants éludent les rapports sociaux de classe et les hiérarchies sociales.

 

 

Fifi Brindacier

 

 

Nouveaux féminismes

 

Christine Aventin propose un livre original, à la fois littéraire et décontracté. Christine Aventin semble parfaitement maîtriser le jargon du féminisme postmoderne manié par le milieu militant, mais elle préfère s’inscrire dans une démarche plus ludique et accessible. Son essai virevoltant part dans tous les sens. Mais il pointe quelques enjeux majeurs. A partir du personnage de Fifi Brindacier, Christine Aventin souligne l’importance de la pop culture pour faire exploser les normes sociales et les carcans du patriarcat. Si les BD, les films et autres produits culturels semblent la plupart du temps reproduire les hiérarchies de genre, il semble également possible de subvertir la culture populaire par un esprit anti-conformiste.

Christine Aventin semble clairement s’inscrire dans la démarche du féminisme intersectionnel, qui croise les questions de genre et de race. Cependant, elle pointe également les limites d’un milieu militant qui baigne dans la théorie. Christine Aventin attaque un certain purisme militant qui règne dans le milieu queer et gauchiste. Loin de l’entraide et du plaisir de la lutte, la surenchère à la radicalité et la concurrence prédominent. Ensuite, la remise en cause des « privilèges » débouche vers une forme de développement personnel avec une déconstruction individuelle qui remplace les perspectives de transformation sociale. Christine Aventin insiste également sur les rapports de classe, souvent occultés. Les grèves des femmes de ménages pour des revendications sociales, comme le salaire et les conditions de travail, montrent que le féminisme doit passer aussi par une lutte contre l’exploitation et contre toutes les formes de hiérarchies.

 

Christine Aventin propose donc un essai qui permet de défricher tous les débats qui traversent actuellement le milieu militant. Elle pointe les nombreuses limites des théories féministes à la mode. Néanmoins, elle reste attachée à la démarche intersectionnelle. Elle souligne bien les apports de cette théorie. Il devient indispensable de lutter contre toutes les formes d’oppression, à commencer par le sexisme et le racisme. La lutte contre une oppression ne doit pas renforcer une autre oppression. Christine Aventin prend même en compte la question sociale et les rapports de classe, ce qui n’est pas toujours le cas dans la littérature intersectionnelle.

Néanmoins, Christine Aventin refuse de pointer la plus sérieuse limite de l’intersectionnalité. C’est sa démarche stratégique d’addition des diverses luttes spécifiques et collectifs spécialisés. Cette approche n’est pas nouvelle. Elle ne fait que reprendre la stratégie du front unique élaborée par les trotskistes. Ugo Palheta incarne bien cette filiation entre front unique et intersectionnalité. L’alliance des partis et des syndicats est remplacée par un atelage hétéroclite entre des collectifs queer et des groupuscules décoloniaux. Mais il semble peu probable qu’une révolution se déclenche depuis des sectes marginales.

Christine Aventin semble également assumer une démarche alternativiste. Les marges doivent se propager et s’étendre pour se propager progressivement à l’ensemble de la société. Mais ce sont au contraire des soulèvements de masse qui peuvent permettre de renverser l’ordre existant. Seule une révolte globale peut permettre d’abolir les hiérarchies et les normes sociales. Même si ce mouvement global doit évidemment prendre en compte toutes les formes d’oppression et s’attaquer à toutes les hiérarchies.

 

Source : Christine Aventin, FéminiSpunk. Le monde est notre terrain de jeu, Zones – La Découverte, 2021

 

Articles liés :

Féminisme décolonial et intersectionnalité

Le nouveau mouvement féministe

Le féminisme des sorcières

Les féministes et la morale sexuelle

 

Pour aller plus loin :

 

Vidéo : Fifi Brindacier, icône punk et féministe, diffusée par France Culture le 25 avril 2021

Vidéo :  Smells like teen spirit, avec Lola Lafon et Christine Aventin, diffusée par la Foire du Livre de Bruxelles le 16 mai 2021

Radio : "Fifi Brindacier, c'est le féminispunk qui vient transformer la littérature jeunesse", diffusée par France Culture le7 avril 2021

Radio : Fifi Brindacier: une punk révolutionnaire, émission diffusée sur la RTS le 10 juin 2021

Radio : LaPageTourneuse lit FéminiSpunk, diffusée sur Radio Panik le 13 février 2022

Radio : Les Quenouilles - Bourrage, diffusée sur Radio Panik le7 avril 2021

 

Derwell Queffelec, Fifi Brindacier, icône punk et féministe, publié sur le site de France Culture le 13 avril 2021

Cécile Dutheil de la Rochère, Fifi la Fronde, publié dans la revue en ligne En attendant Nadeau le 29 mai 2021

Marie Rondou, FéminiSpunk : le monde est notre terrain de jeu de Christine Aventin, publié sur le site Missives le 23 mai 2022

Amélie Dewez, Le potentiel révolutionnaire des filles, publié sur le site Le Carnet et les Instants le 17 juin 2021

Victorine de Oliveira, “FéminiSpunk”, de Christine Aventin, publié sur le site de Philosophie magazine le 7 avril 2021

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M
Pour continuer à être plus heureux et plus sage,<br /> Retenez rapidement ces deux règles :<br /> Que la méchanceté ne soit pas ta maîtresse<br /> Et la joie ne sera pas votre œuvre !
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