Les vidéoactivismes

Publié le 21 Novembre 2023

Les vidéoactivismes
Les images et les vidéos jouent désormais une place majeure dans les luttes sociales. Les manifestations ne sont plus uniquement filmées par les médias traditionnels, mais aussi directement depuis le cortège. Les vidéos de violences policière ont également contribuer à lancer des mouvement de révolte. Il semble important de revenir sur l'évolution des vidéoactivismes, des collectifs militants au direct lives des manifestations.

 

 

En septembre 2022 éclate une révolte en Iran. Des femmes se filment en train de se couper les cheveux et diffusent ces vidéos sur les réseaux sociaux. Cet acte vise à dénoncer la mort de la jeune Masha Amini, tuée par la police des mœurs iranienne. D’autres vidéos montrent des manifestantes qui retirent leur voile et le brûlent. En 2009, deux ans avant les révoltes dans les pays arabes de 2011, un soulèvement éclate déjà en Iran. Une jeune femme perd la vie devant les caméras des téléphones des manifestants. En 2022, les vidéos autoproduites et autodiffusées en Iran inondent les réseaux sociaux pour donner un écho international à la révolte.

En 2020, la vidéo de l’assassinat de George Flyod lance un important mouvement contre les violences policières aux États-Unis et même dans d’autres pays. En 2018, le mouvement des Gilets jaunes multiplie les vidéos d’anonymes qui livrent leurs témoignages ou leurs commentaires. De nombreuses vidéos sont également filmées à l’intérieur des manifestations. Désormais, tous les mouvements sociaux sont filmés avec des images mises en ligne par leurs acteurs ou leurs actrices.

La révolte en Tunisie de 2011 est même attribuée à la diffusion des images des manifestations. Les images auraient provoqué la chute du régime. La croyance que traduit cette affirmation doit être questionnée. Les images audiovisuelles ont été investies du pouvoir de produire des engagements et de défaire les récits médiatiques. Même si les images et les technologies sont utilisées pour servir de contrôle social, elles sont également investies en tant qu’outils de contestation des inégalités et des oppressions. Ulrike Lune Riboni revient sur cette nouvelle forme de lutte dans le livre Vidéoactivismes. Contestation audiovisuelle et politisation des images.

 

 

                 

 

 

Cinéma militant

 

Le vidéoactivisme s’inscrit dans le sillage de l’histoire du cinéma militant. Dans l’URSS des années 1930, Alexandre Medvedkine considère le cinéma comme un outil au service des prolétaires car il permet de montrer les réalités marginales. Aux États-Unis, la Workers Cinema and Photo League est créée en 1930 par des travailleurs du cinéma et des photographes. Ce groupe filme des manifestations, des grèves et montre les conditions de vie des ouvriers. En France, le Parti communiste et la CGT produisent des films de propagande. Dans les années 1960, un cinéma militant anticolonialiste est porté par des personnes comme René Vautier. Ces films ne visent plus à porter la ligne politique d’une organisation.

Dans le bouillonnement des années 1968, de nombreux cinéastes s’engagent dans les mobilisations sociales. Ils proposent un « cinéma de combat » au service des classes populaires et de leurs luttes. De nombreux collectifs accompagnent les mobilisations des années 1970, à l’image du Groupe Dziga Vertov créée par Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin. Les groupes Medvedkine se composent de cinéastes mais aussi d’ouvriers et d’ouvrières des usines Peugeot et Rhodiaceta. De 1967 à 1974, plus de treize films évoquent le quotidien et les luttes sociales des ouvriers et ouvrières qui prennent directement la parole à travers la caméra. Les collectifs vidéo français des années 1970 évoquent des sujets nouveaux et variés comme les travailleurs immigrés, le nucléaire, les luttes des femmes et les mouvements homosexuels.

Au même moment aux États-Unis, le collectif Fideofreex filme le bouillonnement de la contre-culture, les mouvements contre la guerre du Vietnam ou les Black Panthers. Ce groupe collabore avec la chaîne de télévision CBS qui leur fournit un matériel audiovisuel de pointe. Mais la direction de la chaîne juge le programme « trop radical ». Le collectif lance également une télévision pirate. Dans les années 1980, la télévision par câble permet la multiplication de chaînes locales avec la diffusion de programmes alternatifs. Le collectif Paper Tiger Televisio, créé en 1981, propose une critique des médias de masse. Il filme également les grèves et les mouvements sociaux.

 

Dans la France des années 1980, des collectifs montrent les luttes des quartiers. Le collectif Mohamed est créé par des jeunes de Vitry-sur-Seine. Ils ont tué Kader montre une manifestation après le meutre d’Abdelkader Lareiche par un gardien d’immeuble. Les jeunes diffusent sur Antenne 2 des extraits de leur film Zone immigrée avant de débattre sur le plateau. Les jeunes des quartiers populaires peuvent diffuser leur propre image pour évoquer leur vie quotidienne. Cette démarche inspire le collectif IM’media fondé par les frères Samir et Mogniss Abdallah. En 1983, la montée des crimes racistes et sécuritaires débouche vers la marche pour l’égalité. Le collectif IM’media est crée dans ce contexte pour évoquer l’histoire de l’immigration et les luttes des sans papiers.

Ces collectifs militants se veulent non hiérarchiques. La figure du réalisateur et auteur est comparée à celle du patron. Cependant, les femmes ne parviennent pas toujours à s’imposer. Surtout, à quelques exceptions comme le Groupe Medvedkine, ces collectifs se composent avant tout de cinéastes professionnels. Ils restent attachés à la forme du film documentaire. Le matériel pour réaliser des films reste encore coûteux et peu accessible.

 

                      

                     

 

 

Mouvement altermondialiste

 

Dans les années 2000, la télévision alternative Zalea TV tente de s’imposer sur les ondes de la télévision française. Mais la multiplication des chaînes de la TNT ne permet pas à des programmes alternatifs de se développer. Cependant, la diffusion d’Internet permet la création de nouveaux formats. Les vidéo-tracts se multiplient, mais aussi les remix et les détournements. Des images sont reprises mais avec une modification des dialogues. La forme ludique peut porter une contestation politique. En 1999, la manifestation à Seattle contre l’OMC lance le mouvement altermondialiste. Un collectif de vidéoactivistes qui filme cette manifestation lance Indymedia. Ce site Internet permet à chaque individu ou collectif de publier ses propres articles. En 2001, une révolte éclate en Argentine. Des vidéoactivistes filment les grèves, les occupations, les barrages et les rassemblements.

En juillet 2001, la contestation du sommet du G8 à Gênes subit une répression féroce. Le jeune Carlo Giuliani est tué par la police. L’école Diaz, qui héberge de nombreux manifestants, est attaquée par les forces de l’ordre. Les tabassages dans l’école se poursuivent par des tortures au commissariat. Le bâtiment d’Indymedia est situé en face de l’école Diaz et l’attaque policière est en partie filmée. Une vidéo compile des images des manifestations, des images de la répression et des témoignages de manifestants. Les médias traditionnels n’hésitent pas à reprendre les images des médias alternatifs pour documenter la répression.

Cette période s’accompagne du développement du téléchargement sur Internet. Ce qui permet une importante diffusion des documentaires militants. La constitution d’archives et la diffusion des luttes par les vidéoactivistes se développent en dehors des organisations traditionnelles. « Il ne s’agit pas seulement de filmer mais aussi de penser le partage des répertoires et la pérennité de l’histoire des luttes », souligne Ulrike Lune Riboni.

 

Le caméscope se développe dans les années 1990. Cet appareil permet à des anonymes de filmer des moments de leur vie quotidienne. Plusieurs documentaires sur la grève de 1995 proviennent de cheminots qui ont filmé leur quotidien dans la lutte et sur les piquets de grève. La vidéo emblématique de cette décennie reste le tabassage de Rodney King par la police de Los Angeles en 1991. Si la vidéo ne débouche pas vers des condamnations judiciaires, elle déclenche de puissantes émeutes. Ce tabassage policier est d’abord filmé par un voisin qui transmet la vidéo à une télévision locale. Les images tournent ensuite en boucle sur CNN.

« Cet épisode marque ainsi un tournant pour les mobilisations sociales mais aussi pour l’espace médiatique qui sera bientôt contraint de composer avec des milliers de filmeurs anonymes », indique Ulrike Lune Riboni. Les années 2000 permettent l’expansion d’Internet. Les possibilités de diffusion et le partage de vidéos se multiplient. Myspace, puis Facebook et YouTube mettent l’individu au centre du projet. Ces évolutions technologiques contribuent au déclin d’Indymedia et des collectifs militants.

 

 

   

 

 

Nouveaux médias

 

En France, l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 et le reflux des luttes des années 1968 débouchent vers le déclin des collectifs de cinéastes militants. La pratique devient plus individuelle. Les images des révoltes arabes de 2011 proviennent davantage d’initiatives individuelles que de collectifs militants. En France, un renouveau du cinéma militant se développe à l’occasion du mouvement contre la Loi travail de 2016. L’occupation de Nuit débout favorise les rencontres et les projets. Nantes Révoltée, Cerveaux non disponibles ou Taranis News diffusent des images de manifestations. Taha Bouhafs prétend adopter une posture plus journalistique que militante.

Cependant, les collectifs vidéo attachés à un militantisme informationnel semblent décliner, tout comme les télévisions alternatives locales. Les vidéos diffusées sur YouTube, Twitch ou Instagram restent davantage portées par des individualités. Dany Caligula, le Fil d’actu ou Osons Causer proposent de la vulgarisation politique et des décryptages de l’actualité. D’autres activistes privilégient les « stories » et les vidéos courtes pour sensibiliser à diverses causes. Les Facebook live et diverses images de manifestations proviennent le plus souvent d’initiatives individuelles.

 

Les mouvements Occupy ou le Printemps arabe expriment de nouvelles formes de lutte. Ces révoltes se développent en dehors des partis et des syndicats. Les hiérarchies et les organisations traditionnelles sont rejetées. Ces mouvements ne portent pas d’objectifs politiques clairs comme la prise du pouvoir d’État. Les mobilisations de masse s’accompagnent également d’émeutes fugaces et locales qui surgissent dans le monde entier. « Aux grands mouvements ouvriers et aux luttes extérieures à la sphère industrielle ont ainsi succédé des mouvements de masse sans idéologie identifiable, constitués d’hommes et de femmes au faible capital militant », observe Ulrike Lune Riboni. Cependant, le déclin des pratiques collectives et des militants traditionnels débouche sur la multiplication de vidéos filmées par des amateurs et des anonymes.

Les vidéos en ligne jouent un rôle majeur. Pendant la révolte en Tunisie, des manifestants partagent leur joie et montrent des cortèges impressionnants. D’autres vidéos dévoilent les violences policières. Le monde du travail et les grandes entreprises sont également visées. Des employés d’Amazon ou de Wal-Mart filment leurs entrepôts pour dénoncer les mauvaises conditions de travail. « Cette entreprise traite ses employés comme de la merde. J’emmerde les managers. J’emmerde cette entreprise. J’emmerde ce poste ! », lance Sarah Blackwell dans une vidéo. L’employée de Wal-Mart lance le phénomène de la grande démission. Des salariés se filment pour dénoncer les mauvaises conditions de travail et annoncer leur démission.

 

 

                     Photo

 

 

Images et luttes sociales

 

Ulrike Lune Riboni propose un livre précieux pour comprendre l’importance des images dans les luttes sociales. Son approche historique et sociologique permet d’inscrire ce phénomène qui semble nouveau sur la longue durée. Ulrike Lune Riboni souligne l’évolution des vidéoactivismes qui semble épouser les formes des luttes sociales. C’est d’abord le cinéma de propagande lié au Parti communiste qui émerge. Les images visent à imposer un discours et à faire la promotion d’une organisation. Dans les années 1968, les collectifs militants se mettent au service des luttes. Filmer les ouvriers, avec leur quotidien et leur révolte, n’est pas mis au service d’un parti. Ce sont les collectifs militants qui se mettent au service des luttes, et non l’inverse.

Le mouvement altermondialiste resurgit après un reflux des luttes durant les années 1980. Les sites Indymédia apparaissent révélateurs d’une époque. Ces médias permettent de diffuser des textes et des vidéos qui proviennent de luttes sociales et de collectifs. Mais des contributions sont également proposées par des individus isolés. Désormais, les vidéos proviennent de manifestants qui se filment au milieu de la foule. C’est la parole personnelle et le témoignage qui priment sur le discours élaboré et discuté collectivement. Les collectifs militants qui proposent des vidéos de luttes sont devenus rares.

Le livre d’Ulrike Lune Riboni permet également de souligner les apports et les limites des vidéoactivismes. Ces nouveaux médias s’opposent à la presse bourgeoise. Alors que les partis et les syndicats continuent de passer par les médias traditionnels, la propagation de nouveaux supports semble salutaire. Il n’est plus nécessaire de disposer du matériel et des moyens financiers pour lancer son projet de vidéo. Ce qui favorise les démarches individuelles, pour le pire et le meilleur. Les initiatives peuvent se multiplier. Chaque acteur et actrice d’une lutte sociale peut devenir un média. Les versions des institutions sont mises en cause par des vidéos amateurs. La question des violences policières resurgit en partie grâce à ce phénomène. Des manifestations de masse peuvent être filmées alors que le pouvoir tend à minimiser l’importance de la contestation. Les vidéoactivismes permettent de faire entendre les voix de la rue.

 

En revanche, il semble également important de critiquer les nouveaux médias. Ulrike Lune Riboni insiste sur la démarche individuelle qui prime sur la discussion et l’élaboration collective des images. Ce phénomène favorise également la dimension émotionnelle et narcissique. Chaque individu filme pour espérer faire le buzz et gagner de nouveaux abonnés. Ce n’est plus la lutte collective qui est au centre des enjeux, mais la réussite individuelle et le compte YouTube perçu comme une entreprise. La potentielle rémunération des vidéoactivistes conduit à chercher des vidéos au propos consensuel ou au contraire des images chocs pour rassembler le plus large public. La dimension qualitative, à la fois esthétique et politique, n’est plus un enjeu moteur. Dans le foisonnement des vidéos militantes, c’est trop souvent la médiocrité qui prédomine. 

Ensuite, il semble important de relativiser le rôle des vidéoactivistes dans les luttes sociales. Le débat a surgi au moment de la révolte tunisienne de 2011. Certes, la diffusion d’images a permis de montrer l’ampleur du soulèvement et d’entraîner de nouvelles personnes dans la rue. Cependant, sans révolte initiale, il n’y a aucune image à montrer. La culture des images tend à primer sur les ancrages sociaux. Un collectif qui impulse de véritables luttes sociales sera moins visible que de nombreux groupes qui privilégient la posture, la fanfaronnade et les images léchées pour attirer les abonnés. Si les images contribuent à diffuser des luttes, il semble important d’insister sur le rôle moteur de la révolte dans la rue.

 

Source : Ulrike Lune Riboni, Vidéoactivismes. Contestation audiovisuelle et politisation des images, Amsterdam, 2023 

 

Articles liés :

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Le cinéma documentaire de Jean-Gabriel Périot

Les cinémas libertaires

Médias sociaux et contestation politique

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : David Dufresne, Le pouvoir des images : une arme pour la révolution ?, publié sur le site Blast le 10 juin 2023

Vidéo : Ulrike Lune Riboni - Vidéoactivisme, conférence diffusée sur le site TV Bruits le 26 juin 2023

Radio : Frédérique Genot, «Vidéoactivismes. Contestation audiovisuelle et politisation des images» de Lune Riboni, émission diffusée sur RFI le 30 juillet 2023

Radio : Le vidéoactivisme, émission diffusée sur RTS le 20 juin 2023

Radio : Vidéoactivismes, podcast diffusé sur le site Spotify le 24 juillet 2023

 

Mathilde Simon, « Filmez la police » : histoire d’un mot d’ordre militant, publié sur le site du magazine Usbek & Rica le 24 mai 2023

Jean-Philippe Cazier, Ulrike Lune Riboni : De nouvelles formes d’action politique (Vidéoactivismes), publié dans le webzine Diacritik le 22 juin 2023

Vidéoactivismes, rencontre avec Ulrike Lune Riboni, publié sur le site de l'Université Paris 8

Raphaël Nieuwjaer, Contre-bandes, publié sur le site du magazine Les Cahiers du cinéma le 13 juin 2023

Julia Wahl, “Vidéoactivismes” : retour sur un siècle de prises de vues politiques, publié sur le site Toute la Culture le 6 juin 2023

Etienne Poiarez, Note de lecture publiée sur le site Liens Socio le 25 septembre 2023

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