Elaine Brown et les Black Panthers
Publié le 24 Novembre 2022
A partir des années 1950 s’observe un renouveau des luttes du mouvement afro-américain. L’essor du mouvement des droits civiques débouche vers le Black Power. Inspirés par les écrits de Frantz Fanon et de Malcolm X, Huey Newton et Bobby Seale fondent le Black Panther Party for Self-Defense (BPP) en octobre 1966. Son objectif premier vise à répondre au racisme et aux violences policières à Oakland.
Mais il développe également un programme politique pratique pour la communauté noire. Nourrir, soigner, éduquer dans un contexte de racisme et de misère deviennent ses objectifs. Le BPP prend de l’ampleur. Huey Newton est emprisonné pour avoir tué un policier au cours d’une altercation. La campagne « Libérez Huey » favorise le développement du BPP qui s’implante dans plusieurs villes des Etats-Unis. Cependant, le mouvement s’effondre en raison de la répression brutale du FBI et des divisions internes.
Elaine Brown rejoint le Black Panther Party après l’assassinat de Martin Luther King en 1968. Elle assume sa direction entre 1974 et 1977 avant de le quitter. Elle se politise à travers le mouvement des droits civiques et de libération noire. Elle participe au programme de petits déjeuners gratuits pour les enfants à Los Angeles. Elle rejoint également le programme d’aide juridique pour les prisonniers et leurs familles. Elle produit des albums musicaux pour le parti et rentre en 1971 au comité central comme ministre de l’information. Elle prend en charge la direction en 1974 quand Huey Newton part en cavale.
Son récit insiste sur le féminisme. Bien que les femmes jouent un rôle décisif au Black Panther Party, elles restent dans l’ombre. Mais Elaine Brown tient à se démarquer du féminisme blanc et bourgeois, sans perspective révolutionnaire, qui dérive vers le libéralisme marchand. Néanmoins, elle s’oppose également au virilisme qui prédomine dans le Black Panther Party. Elaine Brown retrace son parcours dans le livre Comme un goût de révolution.
Lutte contre le racisme
Elaine Brown grandit dans un quartier pauvre de Philadelphie. Elle s’installe en Californie à 21 ans. C’est une jeune femme qui semble peu politisée. Elle ne se sent pas concernée par le mouvement des droits civiques. La non-violence de Martin Luther King contraste avec le quotidien des ghettos noirs dans lesquels elle a grandi. Se contenter de se faire tabasser et humilier par la police reste étrange. Mais Elaine Brown n’est pas davantage concernée par les émeutes de Watts, quartier de Los Angeles, qui éclatent en 1965. Mais elle rencontre Jay Kennedy qui lui fait découvrir les mouvements politiques et sociaux.
Elaine Brown rencontre Tommy Jacquette et des militants du Black Power. Elle découvre le Black Congress, qui réunit des organisations nationalistes noires, dont le Black Panther Party. Elle lit Soul on Ice, l’autobiographie d’Eldridge Cleaver, le ministre de l’information du Black Panther Party. Ce mouvement a dépassé la lutte pour les droits civiques avec la question de la ségrégation et de l’intégration. Il appelle à la lutte contre les discriminations mais aussi contre toutes les formes d’oppression des Noirs, qu’elle soit sociale, politique ou économique. En 1968, l’assassinat de Martin Luther King met un terme au cycle de la non-violence. Des émeutes éclatent à Oakland. Elaine Brown décide alors de rejoindre le chapitre de Californie du Sud du Black Panther Party.
La discipline et la hiérarchie s’imposent dans le Black Panther Party. Un comité central dirige l’organisation avec des chapitres dans chaque Etat, des branches dans les villes qui comprennent des sections, des sous-sections et même des escouades. « Les idées et informations allaient et venaient de haut en bas de la chaîne de commandement. Les ordres venaient du haut. C’était une structure paramilitaire », décrit Elaine Brown.
Le Black Panther Party se considère comme l’avant-garde de la révolution qui doit renverser le gouvernement raciste des Etats-Unis et instaurer le socialisme. Le parti vise à organisé le peuple noir opprimé, y compris le lumpenprolétariat. Cette catégorie regroupe les travailleurs précaires, les chômeurs et les inemployables. Une grande partie de la population noire provient de cette classe sociale. Le parti s’adresse au lumpenprolétariat noir car ce secteur semble avoir plus de chance de faire la révolution.
« Le lumpenprolétariat noir, à l’inverse de la classe ouvrière de Marx, n’avait rien à gagner dans l’Amérique industrielle. Il existait dans les bas-fonds de la société, en dehors du système capitaliste, et c’était cela qui caractérisait l’oppression des Noirs aux Etats-Unis », analyse Elaine Brown. Les dernières émeutes, à Harlem et à Watts, révèlent la rage et la détermination de cette classe sociale. Le parti veut éduquer et politiser cette masse d’énergie pour créer une avant-garde guerrière et préparer la population noire à la révolution. La lutte des Vietnamiens montre que l’impérialisme américain peut être vaincu.
Le parti attire de nouvelles recrues, notamment des jeunes qui vivent dans la rue. L’uniforme avec le béret et le blouson noir donnent un style. Mais beaucoup sont repoussés par la discipline et les lectures imposées. Le Black Panther Party se distingue du « nationalisme culturel » qui vise à dénigrer tout ce qui est blanc ou non noir. Au contraire, le Black Panther Party insiste sur la révolution socialiste qui vise à libérer tous les opprimés, y compris les Blancs pauvres de la classe ouvrière. Le parti n’hésite pas à s’allier à d’autres organisations révolutionnaires.
Répression politique
J. Edgard Hoover, inamovible directeur du FBI, lance une croisade contre le Black Panther Party. En plus de s’attaquer au racisme, cette organisation développe des idées communistes et révolutionnaires qui remettent en cause l’ordre existant. « Plus le parti aiguisait la contradiction entre les nantis et ceux qui ne possédaient rien, entre les dominés et les dominants, les opprimés et les oppresseurs, plus ces problèmes devenaient urgents à résoudre », souligne Elaine Brown. Le parti tente d’apporter une aide concrète aux problèmes de la population noire. Le programme de petits déjeuners gratuits s’inscrit dans cette démarche. Elaine Brown est arrêtée avec 75 autres Panthères.
Le Black Panther Party doit préparer le procès de Bobby Seale, inculpé avec les 7 de Chicago. Cette répression vise les émeutes qui éclatent au moment du Congrès du Parti démocrate à Chicago en 1968. Le Black Panther Party, par la voix son dirigeant Bobby Seale, appelle à rejoindre ce rassemblement. C’est la seule organisation du mouvement noir à se positionner clairement contre la guerre du Vietnam.
Fred Hampton apparaît comme le dirigeant du parti à Chicago. Cependant, il ne partage pas les positions du Weather Underground. Ce groupe de lutte armée lance des émeutes pour protester contre le procès des 7 de Chicago. Ce qui débouche vers une nouvelle répression qui vise surtout la communauté noire. Néanmoins, le Black Panther Party insiste sur l’alliance avec ce mouvement révolutionnaire déterminé à détruire le capitalisme et l’impérialisme américain.
Le FBI multiplie les attaques et prend d’assaut plusieurs bureaux du Black Panther Party. Au moment d’une perquisition, Fred Hampton est tué. La version du FBI prétend qu’il s’agit d’un accident au cours d’une fusillade. D’autres témoignages indiquent que Fred Hampton a été froidement assassiné par le FBI car il est perçu comme le nouveau « messie noir ».
Elaine Brown entretient une correspondance avec George Jackson, fameux prisonnier et auteur du livre Les frères de Soledad. Il observe que les prisons restent largement peuplées de noir et reflètent le racisme de la société américaine. Les pauvres, et particulièrement les Noirs pauvres, subissent davantage l’enfermement que la bourgeoisie blanche. George Jackson apparaît comme la figure la plus influente auprès des prisonniers depuis Malcolm X. « Il leur montrait que les prisonniers aux Etats-Unis faisaient partie d’une classe plus nombreuse, enfermée dans une prison bien plus vaste. Il les appelait à le rejoindre pour changer leurs conditions de vie », souligne Elaine Brown.
Lorsqu’un surveillant de prison est tué après la mort de trois prisonniers noirs, George Jackson est accusé avec deux autres détenus. C’est l’affaire des frères de Soledad. George Jackson est assassiné pendant une émeute. Les prisonniers d’Attica s’emparent de son message pour se révolter et prendre le contrôle de leur prison. Cependant, la répression violente se conclut par une quarantaine de morts.
Présidente du Black Panther Party
Eldridge Cleaver, depuis Alger, critique l’orientation politique du Black Panther Party. Il dénonce le programme des petits déjeuners comme « réformistes ». Il préfère se lancer dans un mouvement de lutte armée. Elaine Brown estime que ce sont les programmes sociaux qui permettent au parti de s’appuyer sur une importante base sociale. Il semble indispensable de s’adresser à la population, car c’est elle qui doit réaliser la révolution. Huey Newton défend cette même orientation. Il estime que les petits déjeuners révèlent les injustices sociales. La capacité du parti à apporter la solidarité directe dévoile le mépris des capitalistes pour les conditions de vie des classes populaires. Néanmoins, Eldridge Cleaver lance son groupe de lutte armée et provoque une scission au sein du Black Panther Party. Un conflit violent éclate entre les deux groupes, ponctué de règlements de compte et d’assassinats.
Elaine Brown devient présidente du Black Panther Party dans un contexte de crise. Les exclusions se multiplient. Le racket des boîtes de nuit pour financer le parti débouche vers des expéditions punitives particulièrement violentes. Huey ne cesse de consommer de la cocaïne, ce qui altère ses prises de décisions. Néanmoins, il doit s’exiler après des accusations de meurtres. Elaine Brown est devenue la principale figure médiatique du Black Panther Party depuis sa campagne électorale pour la mairie d’Oakland.
Elaine Brown affirme son désir d’égalité entre hommes et femmes durant sa présidence. Elle observe le machisme qui règne dans le nationalisme noir. Elle décide alors de promouvoir des femmes compétentes qui, habituellement, restent dans l’ombre des hommes. Cependant, elle subit les critiques de féministes qui dénigrent ses chansons à la gloire des hommes du Black Panther Party. Elaine Brown constate alors les limites du féminisme bourgeois qui la traite comme un « laquais » des hommes. « Vexée par l’étiquette, j’avais rejoint le camp de la majorité des femmes noires en Amérique, qui refusaient le féminisme. J’attaquais le mouvement des femmes en le qualifiant de lubie de Blanches, critiquant son racisme et son absence d’intérêt pour les Noirs », témoigne Elaine Brown. Elle considère que la lutte contre le racisme et le capitalisme restent des priorités. Mais les attaques qu’elle subit comme présidente contribuent à son évolution. Elle observe que le racisme et le sexisme restent liés dans son oppression. « Même les hommes opprimés voulaient avoir du pouvoir sur les femmes », précise Elaine Brown.
La contestation sociale débouche vers un renouvellement politique. Ronald Reagan, le très conservateur gouverneur de Californie, est remplacé par de nouvelles figures politiques situées à l’aile gauche du parti démocrate. Jerry Brown ou Ron Dellums défendent des réformes sociales et les droits des afro-américains. Le Black Panther Party soutient ces nouvelles personnalités politiques. Il participe à la campagne électorale de Lionel Wilson qui devient le premier maire noir d’Oakland et le premier démocrate élu depuis la Seconde guerre mondiale.
Antiracisme révolutionnaire
Elaine Brown retrace son parcours à travers une autobiographie qui se lit comme un bon roman. Elle évoque sa vie intime et politique pour montrer les problèmes que peut subir une femme noire qui grandit dans un ghetto. Elle évoque notamment ses rapports avec les hommes, du paternalisme jusqu’aux violences conjugales. Elaine Brown propose également une histoire subjective du Black Panther Party dont elle gravit tous les échelons jusqu’à devenir présidente.
Elaine Brown insiste sur la force du Black Panther Party qui reste son ancrage dans la vie quotidienne des populations des ghettos noirs. Elle prend ses distances avec le virilisme paramilitaire et le look blouson de cuir et lunettes noires qui font sa renommée. Elaine Brown estime que l’influence du Black Panther Party reste liée à ses programmes sociaux, avec des petits déjeuners, des écoles et même des cliniques qui permettent de répondre aux besoins de la population. Cette solidarité directe favorise également une politisation et une critique du capitalisme.
Elaine Brown insiste également sur la perspective socialiste et révolutionnaire des Black Panthers. Ce qui les démarque du nationalisme noir centré sur une communauté mais coupé d’une perspective gloable. Le Black Panther Party propose une analyse de classe du racisme. Pour mettre un terme aux discriminations, il devient indispensable de détruire le capitalisme. Racisme et exploitation restent reliés. Le Black Panther Party s’attache à tisser des liens avec les différents mouvements révolutionnaires. C’est d’ailleurs ce qui lui attire une répression particulièrement féroce.
Mais le livre d’Elaine Brown permet également de se pencher sur les limites du Black Panther Party. Celle qui est devenue présidente évoque une structure fortement hiérarchisée. Huey Newton s’appuie davantage sur son pouvoir personnel que sur la délibération collective. Ce centralisme autoritaire débouche vers des scissions, des exclusions et des divisions internes. De plus, les Black Panthers adoptent la culture violente des gangs de rue. Les désaccords politiques se soldent par des règlements de compte.
Elaine Brown évoque la stratégie du Black Panther Party. Il s’appuie uniquement sur le lumpen prolétariat, notamment les chômeurs et les jeunes noirs qui tombent dans la criminalité. Les révoltes des ghettos noirs à Watts, Détroit ou Newark renforcent cette orientation politique. Alors que la classe ouvrière semble intégrée au capitalisme et à la société de consommation, les plus pauvres déclenchent des émeutes qui font trembler l’ordre bourgeois.
Mais cette implantation dans les ghettos ne s’accompagne pas de liens en direction des luttes des ouvriers noirs, notamment dans l’industrie automobile. Le Black Panther Party ne tente pas d’attiser l’agitation dans les usines pour remettre en cause les hiérarchies et les rapports sociaux d’exploitation. Cette approche conduit Elaine Brown à se contenter d’alliances électorales pour influencer la sphère institutionnelle. Mais l’élection de politiciens noirs et de réformes contre les discriminations débouchent également vers un reflux des luttes sociales. Même si le Black Panther Party demeure l’organisation américaine la plus emblématique de la contestation des années 1968.
Source : Elaine Brown, Comme un goût de révolution. Autobiographie d’une Black Panther, Syllepse, 2022
Extrait publié sur le site Bruxelles Panthères
Pour aller plus loin :
Eldridge Cleaver et les Black Panthers
Trajectoires de militants Black Panthers
Charles Denby, ouvrier afro-américain
Black Lives Matter et la révolte noire américaine
Pour aller plus loin :
Vidéo : Black Panthers. Au cœur du Black Power, diffusé sur Arte le 29 août 2022
Maria Colera Intxausti, Elaine Brown: “Le mouvement féministe aux États-Unis est dominé par des idéaux bourgeois blancs”, publié sur le site Investig'Action le 30 juillet 2018
Sylvie Laurent, « Femme noire garde la tête haute » : le féminisme méconnu du Black Panther Party, publié sur le site The Conversation le 11 octobre 2018
Laurent Filippi, Les femmes, «épine dorsale» du Black Panther Party, publié sur le site de France Info le 15 octobre 2018
Maxence Gevin, Le Black Panther Party, retour sur un mouvement révolutionnaire de défense des Afro-Américains, publié sur le site de TF1 le 5 juin 2020
Valérie Bonnet, Du parti de la panthère noire aux panthères : un ou des Black Panther Party(ies) ?, publié sur le site de la revue Mots. Les langages du politique n°120 en 2019
Olanrewaju Eweniyi, Elaine Brown, la seule femme qui a dirigé les Black Panthers aura bientôt son biopic, publié sur le site Konbini le 4 octobre 2017
Auzouhat Gnaoré, Un film sur l’unique femme leader des Black Panther en préparation, publié sur le site du magazine Amina le 15 octobre 2017
Lémi, « Serve the people » : la face cachée des Black Panthers, publié sur le site Article 11 le 20 juillet 2010
Sur l’histoire des Panthères noires : introduction, publié sur le site Mondialisme.org le 23 juillet 2017
Curtis Price, Montée et chute des mouvements radicaux noirs américains – les choses étaient allées trop loin, paru dans L’Oiseau-Tempête N°6 (hiver 1999)