Les cinémas libertaires

Publié le 19 Février 2016

Les cinémas libertaires
Les cinémas libertaires transgressent l'ordre existant avec ses normes et ses contraintes. Historique, expérimental et même érotique, il s'exprime dans une joyeuse diversité.

 

Le cinéma ne se réduit pas à une industrie de divertissement. Il existe aussi une tradition libertaire au sein du cinéma. Des films proposent un regard anarchiste sur le monde. Ils développent une critique des autorités, des institutions, de la répression. Ils proposent une critique de l’ordre existant et recherchent une perspective émancipatrice.

Le cinéma libertaire s’inscrit dans le sillage des avant-gardes artistiques, des dadaïstes, des surréalistes ou des situationnistes. C’est un cinéma minoritaire et marginal mais qui exprime le point de vue de ceux qui sont dépossédés des appareils institutionnels. Un livre collectif explore la diversité des Cinémas libertaires.

 

             

 

Histoire et cinéma

 

L’universitaire Isabelle Marinone évoque le film Nestor Makhno, paysan d’Ukraine. En 1919, une insurrection éclate contre le pouvoir bolchévique. En Ukraine, les exploités dénoncent un système de servage mais critique aussi le pouvoir central des bolcheviques et le principe de délégation.

La réalisatrice Hélène Châtelain s’appuie sur des images d’archives mais aussi sur des témoignages. La cinéaste Hélène Châtelain évoque son parcours. Elle embrasse les luttes des années 1968. Elle réalise des films documentaires sur les immigrés, les prisonniers, les féministes. Elle se tourne ensuite vers l’histoire de la Russie et de l’anarchisme.

 

Le cinéaste Jean-Gabriel Périot évoque les images de la Fraction armée rouge (RAF). Cette organisation marxiste-léniniste lutte pour la destruction du capitalisme et l’émancipation du prolétariat dans le contexte de l’Allemagne des années 1970. Elle organise des actions violentes selon le modèle anarchiste de la « propagande par le fait». La télévision doit relayer ses actions pour les rendre visible et provoquer une prise de conscience dans la population. Mais l’Etat parvient à réduire la violence de la RAF à de la criminalité terroriste.

Proches des milieux artistiques, les militants de la RAF produisent leurs propres images. Ulrike Meinhof, journaliste pour la revue Konkret, fréquente les plateaux de télévision pour donner plus d’écho à son discours révolutionnaire. Elle réalise également des documentaires dans les années 1960. Ses films dénoncent les conditions de travail des ouvriers et la mécanisation des usines.

Elle dénonce l’ennui du travail et la routine du quotidien dans Usine et chronomètre. Elle filme également les manifestations de la gauche extra-parlementaire, notamment les émeutes contre la venue du Shah d’Iran en 1967. Holger Meins réaslise des ciné-tracts qui doivent inciter à l’action, comme avec Comment fabriquer un cocktail Molotov ? Il propose également une critique virulente des médias. Il participe à des collectifs qui mêlent documentaire, fiction et cinéma expérimental. Les films doivent déboucher vers l’action révolutionnaire.

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Expérimentations politiques

 

Isabelle Marinone présente le cinéma d’Armand Gatti. Ce poète tente d’inventer un nouveau langage et de remettre en question les formes de la représentation à travers le cinéma. « Loin de tout didactisme, l’œuvre ne s’inscrit pas comme le relais des luttes extérieures, mais devient une forme de lutte, une possibilité de la lutte », analyse Isabelle Marinone. Dans Le lion, sa cage et ses ailes, les ouvriers immigrés de Peugeot s’emparent de leur propre histoire en réalisant eux-mêmes leur propre film. Mais l’anarchisme de Gatti semble très confus puisqu’il collabore avec les régimes autoritaires de Castro, Tito ou Mao.

Les universitaires Mélisandre Levantopoulos et Catherine Roudé évoquent le film Les lascars du LEP. Egalement intitulé On a voulu nous rendre cons, c’est raté, ce film adopte le point de vue de lycéens d’un établissement technique. Ils refusent leur destin d’ouvriers et écrivent des tracts percutants pendant le mouvement étudiant contre le projet Devaquet en 1986. Ce cinéma d’agit-prop développe un point de vue de classe et une réflexion critique sur un mouvement social.

Les lascars du LEP s’apparentent à un groupe qui s’est formé de manière spontanée par la rencontre des lycéens pendant le mouvement. Ils ont écrit et distribué un tract et ont ainsi rencontré les réalisateurs du film. Les figures médiatiques sont moquées et ridiculisées. Le regard des étudiants, apolitiques et corporatistes, sur les lycéens et prolétaires est également attaqué. Les lascars du LEP ne se contentent pas d’un retrait de la loi et d’une défense de l’Université. Ils critiquent la reproduction sociale, le système d’éducation, la société de classe et le travail.

 

Isabelle Marigone propose un entretien avec Maurice Lemaître. Cet artiste majeur est proche de la Fédération anarchiste et surtout du mouvement lettriste et des avant-gardes artistiques. Dans les années 1950, il rencontre les militants anarchistes et découvre le mouvement ouvrier. Maurice Lemaître apporte une dimension poétique à un milieu qu’il juge ouvriériste. Il demeure hostile au stalinisme et à la poésie de résistance incarnée par Aragon.

Maurice Lemaître rencontre Isidore Isou après avoir lu son texte politique sur Le soulèvement de la jeunesse. Les lettristes estiment que la révolution ne provient pas uniquement du prolétariat, mais surtout de l’élan vital de la jeunesse. La créativité est placée au centre de la vie. Tous les individus doivent s’épanouir et reprendre le contrôle de leur vie pour devenir des créateurs. Ces théories influencent Guy Debord qui néanmoins continue d’insister sur le prolétariat comme sujet révolutionnaire.

Le cinéma lettriste propose de sortir le spectateur de la passivité. Il se distingue de la pédagogie libertaire qui vise à enseigner la rébellion. Les lettristes tentent au contraire de faire fleurir la révolte et de provoquer des réflexions. Ils ne s’inscrivent dans la démarche d’un cinéma de propagande. « Nous avons été tentés par le cinéma dans la mesure où nous avions d’abord une volonté de création, même implicite, et c’était un nouveau domaine à explorer !», décrit Maurice Lemaître.

 

              

 

Cinéma underground belge

 

L’universitaire Grégory Lacroix présente le cinéma provoc’ de la Belgique des années 1960. De jeunes cinéastes belges réalisent des films impertinents et subversifs. C’est « un cinéma de l’irrévérence, de l’iconoclasme, de l’insulte, de la dérision, de la provocation gratuite, qui bouscule directement l’ordre établi, ses valeurs, ses conventions, ses fondements », décrit Grégory Lacroix. Des films sont ouvertement humoristiques, comme ceux de Noël Godin, et d’autres proposent une critique sociale pour renverser le système.

Dans les années 1960, un mouvement contestataire attaque l’aliénation et développe une critique de la vie quotidienne. Des philosophes comme Herbert Marcuse ou Henri Lefebvre, mais aussi la critique situationniste, avec Guy Debord ou Raoul Vaneigem attaquent la société de consommation et la civilisation marchande. Dans ce bouillonnement des contre-cultures émerge un cinéma underground qui exprime un acte de révolte et un désir de vivre. Jean-Pierre Bouyxou s’affranchit des codes esthétiques, des normes industrielles pour privilégier une totale liberté créatrice. Ce cinéma underground, inspiré par la démarche des dadaïstes, « entend renverser les valeurs établies dans une joyeuse insolence, sans jamais se prendre au sérieux », souligne Grégory Lacroix.

Le militarisme, le patriotisme, la police, la religion et l’ordre moral sont tournés en dérision. La liberté et la jouissance immédiate sont valorisées. Dans Prout tralala, un dame vole, urine dans la rue, empoissonne un curé. Elle transgresse les normes sociales et une voix off la présente comme un exemple à suivre. Dans Grève et pets, des ouvriers attaquent le capitalisme en occupant leur usine comme le transformant en lieu d’orgie collective pour s’épanouir dans les plaisirs de la chair et de la boisson. Tu peux crever incite la jeunesse à l’insurrection. Il est présenté comme un « film pédagogique destiné à l’éducation des jeunes adolescents ».

 

Des universitaires reviennent sur le cinéma underground des années 1960, incarné par Jean-Pierre Bouyxou. « Réussissant perpétuellement à créer des espaces de plaisir, tentant au sein même du système, de ses formes les plus commerciales, les plus conventionnelles de proposer des contenants et des contenus singuliers, son œuvre est le fruit d’un implacable désir de jouissance et de liberté », présentent les universitaires. Ses films sont diffusés dans les circuits alternatifs, sans subventions, parfois classés X.

L’humour provocateur et l’érotisme permettent de tourner en dérision l’ordre moral et les conventions sociales. Jean-Pierre Bouyxou découvre toute une culture populaire, rejetée par la culture dominante bourgeoise, dans les ciné-clubs de quartier. Il découvre le cinéma underground américain qui fait voler en éclats tous les codes et les règles établies de la narration et de la morale. L’absence de technique et de moyens financiers favorisent l’expérimentation.

Le cinéma porno doit libérer la sexualité des contraintes morales de l’époque. Le plaisir sexuel doit sortir de la honte pour devenir banal. Mais les films de Jean-Pierre Bouyxou ne correspondent pas au porno masturbatoire du cinéma X. Le sexe et le plaisir deviennent une puissance d’émancipation contre l’ordre moral. Ces films pornographiques tranchent également avec le modèle dominant de la toute-puissance masculine et de la soumission féminine. L’orgasme n’est pas simulé. Les acteurs prennent un réel plaisir humain et sexuel à participer au tournage. « La pornographie de Bouyxou devient une utopie libidinale qui appelle à une fraternité générale où tout le monde copule dans une communauté harmonieuse », résument les universitaires.

 

The dubious virtues of propaganda: Ken Loach's "Land and Freedom" - Gilles Dauvé

 

Cinéma et critique libertaire

 

Ce livre collectif permet de présenter la diversité des cinémas libertaires. Mais il semble important de pointer quelques limites d’un cinéma militant. Les anarchistes insistent sur la pédagogie et l’éducation, dans la lignée de Proudhon. Un certain cinéma libertaire, incarné par les films de la CNT espagnole, semble assimiler la pédagogie et la propagande. Ce cinéma impose sa vision du monde, certes anarchiste, mais pas d’une manière pas très libertaire. Le film exprime un point de vue surplombant et impossible à contester. Le spectateur est réduit à l’état de passivité et désamorce son esprit critique. Cette tradition du cinéma militant et anarchiste refuse d’interroger le rapport au spectateur et au public. Elle reprend le modèle de l’avant-garde politique qui doit éclairer les masses.

Cette tradition existe toujours, notamment dans le cinéma documentaire. Les films de Ken Loach comme Land and Freedom utilisent également toutes les armes de la fiction, avec l’identification au personnage et à ses émotions, pour guider et manipuler le spectateur. Même si le point de vue politique se révèle sympathique, la méthode renvoie à une forme de manipulation. Au contraire, il semble important de laisser le public se forger sa propre opinion. Un bon film ne doit pas asséner un point de vue de manière incontestable, mais doit au contraire alimenter la réflexion.

 

Ensuite, le cinéma libertaire ne doit pas se cantonner aux films réalisés par des anarchistes. Le cinéma underground des années 1960 tente de relier la marge et le cinéma grand public, l’expérimentation et le plaisir du spectateur. Un cinéma anarchiste se complet trop dans la marginalité sans avoir de réelle portée politique. Ce cinéma se contente d’affirmer une identité politique et se cantonne à un entre-soi militant. Mais des réalisateurs comme Jean-Pierre Bouyxou tentent de sortir leurs films libertaires du carcan militant. Un aspect ludique s’exprime. Même si les films d'avant-gardes restent peu accéssibles.

Surtout, la critique de la vie quotidienne permet d’aborder le monde à travers un regard anticonformiste. Il peut exister dans des films grand public des aspects libertaires. Le cinéma peut permettre d’attaquer les normes et les contraintes sociales. Des films proposent une réflexion critique sur l’ordre social et moral. Le cinéma libertaire ne doit pas se réduire aux films ouvertement anarchistes. Des aspects libertaires peuvent également exister dans des films grand public et même commerciaux. Les libertaires ne doivent pas s’enfermer dans une culture marginale mais peuvent aussi s’emparer des éléments contestataires qui existent dans le cinéma grand public. Le cinéma demeure ancré dans la vie quotidienne des classes populaires et peut permettre de renouveler la critique sociale.

 

Source : Nicole Brenez et Isabelle Marinone (dir.), Cinémas libertaires. Au service des forces de transgression et de révolte, Presses Universitaires du Septentrion, 2015

Articles liés :

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Les années hippies

Réflexions sur la culture porno

Pratiques artistiques et pensée critique

Contestations artistiques dans les années 1968

 

Pour aller plus loin :

 

Vidéo : entretien avec Jean-Pierre Bouyxou en 8 parties

Vidéo : Isabelle Marinone, Témoignages visuels de désobéissance

 
Radio : Séries, cinéma, idéologies et luttes des classes, émission de la Web Radio Vosstanie de 6 décembre 2014

Radio : Images de la révolte, Débat historiographique : cinéma et révoltes, publié sur France Culture le 5 novembre 2015

 

Isabelle Marinone, Hélène Châtelain, cinéaste : Traversées libertaires

Sylvain Georges, Une jeunesse allemande. Interview du réalisateur Jean-Gabriel Périot, publié sur le site Lundi matin le 4 janvier 2016

Bidhan Jacobs, Jean-Gabriel Périot : « Cette violence-là, je la comprends… », publié sur le site Culturopoing le 17 octobre 2015

Sylvain Quissol, Une jeunesse allemande toute rouge, publié sur le site Magmaa le 8 octobre 2015

Cinéma engagé, cinéma enragé, revue L'Homme et la société N° 127-128, 1998

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