Le surréalisme, une révolution poétique
Publié le 6 Avril 2014
Louis Janover tente de raviver la dimension révolutionnaire du mouvement surréaliste. Réduit à une simple école littéraire et artistique, sa charge subversive semble désormais désamorcée. Les professionnels de la littérature et de l’histoire de l’art se contentent d’en présenter une version assagie et inoffensive. Pourtant les surréalistes affirment leur refus de tous les conformismes.
Louis Janover s’attache à cet indéfectible esprit de révolte, bien incarné par Antonin Artaud. « Les affinités comme les enthousiasmes sont affaire ici de nuances, et sur mon échelle de valeurs, les membres du groupe occupent des places différentes, mais les principes qu’ils défendirent collectivement au départ demeurent miens », prévient Louis Janover. Il refuse notamment la soumission et l’accommodement à l’ordre des choses. La révolte et la lutte inspirent la démarche artistique. « On oublie que les surréalistes ont appris une chose irremplaçable au cours de leur apprentissage : oser transgresser les règles et explorer toutes les possibilités de leur instrument de création », rappelle Louis Janover.
Le surréalisme s’inscrit dans le sillage du mouvement Dada. Ce courant artistique émerge pendant la première guerre mondiale. Des contestataires se réfugient à Zurich. Hugo Ball lance le Cabaret Voltaire ouvert à toutes les expérimentations artistiques, musicales et poétiques. L’humour, la dérision, le doute et l’incertitude doivent libérer la créativité artistique. Dada refuse de se conformer à l’académisme esthétique. « Comprimé, banni des milieux intellectuels où régnait une convention artistique étouffante, ce doute, en se libérant, est devenu une force de contestation explosive », décrit Louis Janover. Hugo Ball semble influencé par le théoricien anarchiste Bakounine. « Le désir de la destruction est en même temps un désir créateur », affirme le penseur russe.
L’arrivée à Zurich de Francis Picabia imprime un anticonformisme qui influence Tristan Tzara et le mouvement Dada. Toutes les logiques, les normes, les contraintes et les conventions artistiques doivent exploser. « Et Dada de placer toute sa confiance dans les puissances réelles et la fantaisie de chaque individu ; dans l’expérience née du hasard et du libre jeu des facultés individuelles, dans le produit immédiat de la spontanéité », souligne Louis Janover. Mais, malgré le mépris des valeurs bourgeoises, le mouvement Dada à Zurich refuse l’engagement révolutionnaire.
L’ambiance n’est pas la même à Berlin. La misère semble beaucoup plus forte et la contestation prolétarienne ne cesse de gronder. En Russie, les soviets forment un double pouvoir qui tente d’abolir les institutions d’État. En Allemagne, une insurrection ouvrière permet la création de conseils ouvriers. Un prolétariat industriel et urbain impulse les luttes les plus radicales en Europe. Les partis, les syndicats et les structures d’encadrement de la classe ouvrière sont contestés. L’émancipation des travailleurs doit venir des travailleurs eux-mêmes.
La contestation artistique ne se distingue plus de la révolte politique. Le bouillonnement intellectuel et politique explique la radicalité du mouvement révolutionnaire en Allemagne. « La vie quotidienne est directement irriguée par cette culture radicale dont la diffusion s’opère par mille canaux inédits », souligne Louis Janover.
Mais le mouvement Dada s’attache à dénoncer la mascarade esthétisante des fausses contestations artistiques. Richard Huelsenbeck, dans le premier Manifeste Dada en Allemagne, attaque les expressionnistes qui tentent d’obtenir les faveurs de la bourgeoisie. Les soirées du Club Dada diffusent une corrosive dérision politique. Raoul Hausmann diffuse des programmes politiques humoristiques qui proposent le « communisme radical » et « l’abolition immédiate de toute propriété ». Un Conseil des travailleurs non salariés exprime un refus du travail. Contre la civilisation de Weimar, Raoul Haussmann attaque la soumission intellectuelle et la domination du capital pour saper toutes les valeurs bourgeoises. L’expérimentation artistique s’accompagne d’une conception libertaire de la vie. « Nous voici au cœur de Dada : la fusion dans une même exigence existentielle, de toutes tentatives pour dépasser l’art spécialisé et faciliter l’émergence d’une nouvelle activité critique », résume Louis Janover.
Mais, dès 1923, Dada disparaît avec le reflux de la vague révolutionnaire. Les artistes retournent à leur spécialisation professionnelle. La force de Dada à Berlin se puise dans un véritable souffle révolutionnaire. Ce mouvement refuse tous les programmes politiques, avec pour objectif de rendre la vie passionnante.
A Paris, le mouvement dada se diffuse au sein d’une bohème littéraire marginale et révoltée. Mais ce milieu artistique semble déconnecté des mouvements sociaux. En France, les grèves sont écrasées dès 1920. Mais des jeunes poètes subissent l’étouffoir du conformisme artistique. Ils ne peuvent pas exprimer leur créativité et leur passion littéraire. « Tuer l’art est ce qui me paraît aussi le plus urgent, mais nous ne pouvons guère opérer en plein jour », écrit André Breton. Les dadaïstes parisiens incarnent l’individualisme libertaire et le refus des conventions. La revue Littérature prétend rompre avec les avant-gardes artistiques et la littérature des salons mondains. L’Art devient une cible de choix. Pour André Breton, Dada n’est ni une école artistique ni un mouvement politique, mais un état d’esprit. « Tant qu’on fera réciter des prières dans les écoles sous forme d’explication de textes et de promenades dans les musées, nous crierons au despotisme et chercherons à troubler la cérémonie », écrit André Breton. Dada s’oppose à tous les dogmes et aux explications rationnelles pour mieux libérer les instincts.
En 1921, le procès Barrès marque un tournant. André Breton réintroduit un sens des valeurs dans le mouvement Dada qui s’attache à tourner en dérision tous les dogmes. Surtout, c’est uniquement un écrivain nationaliste déjà ringardisé qui est attaqué. Mais c’est la fonction même de l’intellectuel et de l’écrivain qui doit être piétinée.
Si Dada insiste sur la banalité d’une existence absurde, les surréalistes valorisent la sensibilité et le merveilleux du quotidien. Mais la critique radicale de l’art semble abandonnée par les surréalistes qui tentent de se faire une place dans le petit milieu littéraire. Louis Janover rappelle, au contraire, que « la subversion dadaïste tendait implicitement à briser les cadres de la spécialisation artistique et littéraire en sortant de l’art pour entrer dans la vie ». Les surréalistes apparaissent comme une intelligentsia petite bourgeoise qui veut briser les carcans artistiques pour mieux percer. Les surréalistes ne développent aucune véritable critique sociale. En revanche, ils valorisent la critique de la religion, de l’ordre moral et du conformisme. L’amour et la sexualité permettent de dynamiter les conventions sociales.
Les surréalistes, contrairement aux dadaïstes de Berlin, ne peuvent plus s’appuyer sur un mouvement social. Ce sont surtout des artistes, des écrivains et des intellectuels qui s’adressent à ce même groupe social. « Ils ont puisé dans leur propre situation le contenu et la matière de leur activité révolutionnaire : des ennemis à abattre, des mesures à prendre, dictées par les besoins de la lutte », observe Louis Janover. Les surréalistes utilisent la psychanalyse, non pour sa thérapie, mais pour libérer les instincts et les énergies refoulées. L’art et l’existence ne sont plus séparés.
L’écriture automatique permet de réinventer le langage pour s’approprier les mots. Cette créativité doit également transformer la vie. « Car ce changement de signification ne se conçoit pas sans un bouleversement qui modifie le sens de l’existence », souligne Louis Janover. Les mots revêtent une dimension érotique pour libérer l’imaginaire et la sensibilité. La poésie intervient alors de manière concrète dans l’existence.
Mais l’écriture automatique est ensuite utilisée pour produire des poncifs littéraires. Réduite à une simple technique, elle est alors devenue un simple moyen séparé de sa véritable finalité. L’écriture automatique doit au contraire briser le carcan de la logique et tous les appareils de conservation sociale. Les idées de patrie, de famille et de religion doivent être attaquées. Le langage de l’amour se confond alors avec le langage de la révolution.
L’art se détache de la vie. Les peintres surréalistes restent enfermés dans leur spécialisation pour préparer leur petite carrière, à l’image de Picasso. Les artistes professionnels deviennent des intermédiaires et ne permettent plus d’accéder directement au merveilleux du quotidien. Cet élitisme alimente une consommation de l’art. Au contraire, la créativité doit permettre à chacun d’exprimer sa sensibilité et de libérer son imagination.
Antonin Artaud incarne l’esprit utopiste du surréalisme, en dehors de toutes les idéologies. Il attaque toutes les institutions et les contraintes sociales. Il désigne clairement les adversaires à abattre. Les individus et les corps doivent se libérer des institutions qui les répriment. Artaud insiste sur l’aliénation, la dépossession et la séparation du corps avec la vie. Il insulte le Dalaï Lama, le Pape, les médecins-chefs des asiles de fous et les recteurs des Universités. Tous les pouvoirs deviennent une cible à abattre. L’esprit surréaliste est alors animé par « un certain état de fureur ». Antonin Artaud estime que la transformation matérielle ne suffit pas, mais doit s’accompagner d’une révolution spirituelle. Mais il subit l’exclusion d’un mouvement surréaliste qui préfère un engagement politique plus traditionnel. Pourtant, la révolte d’Artaud permet de sortir le surréalisme des bornes de l’art et de la littérature.
Le scandale pour le scandale n’est pas guidé par une idéologie mais par le désir de piétiner les règles sociales. « Pour l’intellectuel en rupture de ban, une telle infraction le met la loi commune, à l’abri des contraintes de la logique sociale », décrit Louis Janover. Les cibles sont souvent des écrivains, pour mieux discréditer la morale bourgeoise et les règles de bonne conduite dans le débat. Mais ses scandales peuvent se réduire à une simple rhétorique devenue objet d’étude littéraire.
Après la période de l’utopie révolutionnaire, le surréalisme se conforme au froid réalisme bolchevique. L’adhésion au Parti communiste marque un tournant. En 1924, le PC devient stalinien et impose une orthodoxie rigide et conformiste. « Une fois les forces d’opposition sociales et politiques liquidées, le Parti passe naturellement au stade du remodelage idéologique, au retour à l’ordre moral et aux valeurs bourgeoises traditionnelles présentées sous label prolétarien », décrit Louis Janover. Mais Pierre Naville, puis André Breton, se tournent ensuite vers l’opposition communiste qui dénonce le régime de l’URSS.
Surréalisme et révolution
Les surréalistes rejoignent le Parti Communiste. Cette organisation repose sur le marxisme orthodoxe critiqué par Karl Korsch. Une avant-garde d’intellectuels doit éclairer les masses et forger la théorie qui doit conduire à la révolution. Les jeunes écrivains adhèrent donc facilement à ce discours sans en percevoir les limites. Les surréalistes privilégient les incantations verbales au détriment des analyses politiques du capitalisme. Pourtant, ils prétendent vouloir transformer le monde pour changer la vie. « Le bouleversement des relations mutuelles implique la modification des besoins, des désirs et du mode de satisfaction lui-même », souligne Louis Janover. La satisfaction des désirs semble primer sur la satisfaction des besoins pour André Breton. Mais ses deux aspects demeurent indissociables.
Les surréalistes restaurent les hiérarchies attaquées par Dada. La séparation entre l’intellectuel et le prolétaire, entre l’art et la vie, et la division du travail entre intellectuels et manuels sont reproduites.
La révolte surréaliste, qui s’appuie sur la liberté de création, s’accommode des exigences du marché de l’art. Les peintres connaissent un succès marchand important. « Les moyens deviendront les fins, voire la fin du mouvement ; au refus de parvenir se substituera la volonté de parvenir par le refus », ironise Louis Janover.
Les surréalistes, au début, rejettent la spécialisation artistique. Ses pratiques créatives peuvent être réappropriées par chacun pour rendre le quotidien passionnant. « Écriture automatique, récits de rêves, cadavres exquis, objets à fonctionnement symbolique, dérive dans la vie quotidienne et dans le labyrinthe d’une ville revisitée par le merveilleux, exaltation de l’amour-passion et des passions de l’amour - voilà qui n’était plus du domaine réservé à une élite, mais concernait, en principe, tout un chacun », décrit Louis Janover. Mais le surréalisme s’enferme progressivement dans la spécialisation avec des artistes qui peuvent faire carrière dans leur domaine. La littérature, le cinéma et la peinture surréalistes deviennent des marchandises pour consommateurs passifs.
La réflexion de Louis Janover semble originale. Cet auteur s’inscrit dans la filiation du communisme de conseils, attachée à un Marx libertaire. Sa conception du surréalisme semble donc très différente de celle des artistes à la mode, des conservateurs de musée et des historiens d’art. Il montre bien l’ancrage du surréalisme dans le mouvement Dada, lui-même nourrit par l’insurrection spartakiste à Berlin.
Pour changer la vie, il semble alors indispensable de transformer le monde. Dans la société marchande, la créativité devient immédiatement récupérée par l’industrie culturelle et le petit milieu artistique assoiffé de reconnaissance institutionnelle. Mais les surréalistes refusent également l’embrigadement stalinien qui consiste à placer l’art au service de l’idéologie bolchévique. La créativité doit être libérée pour elle-même, pour contester toutes les hiérarchies académiques, pour créer un espace d’émancipation, de plaisir et de passion.
Source : Louis Janover, La Révolution surréaliste, Plon, 1989
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Max Vincent, "Le Surréalisme mis à mal par ses "propriétaires" mêmes et autre considérations à l'avenant", publié sur le site L'herbe entre les pavés, juillet 2005
Barthélémy Schwartz, "Changer la vie", "transformer le monde", Les deux problèmes du surréalisme, publié dans Le Monde Libertaire du 11-17 avril 2002
Revue La Révolution surréaliste (1924-1929), numéros mis en en ligne sur le site UbuWeb