Parcours de Marc’O

Publié le 16 Octobre 2025

Parcours de Marc’O
Le témoignage de Marc’O permet de replonger dans la faune des bars de Saint-Germain-des-Près des années 1950. Il rencontre les jeunes lettristes et se lance dans le cinéma. Marc’O monte ensuite une troupe de théâtre. Ses pièces moquent le conformisme de la société française dans les années 1960. Marc’O propose surtout une démarche artistique originale. 

 

 

Le Paris des années 1950 reste méconnu. Des bars comme Le Tabou abritent pourtant la faune des lettristes avec Isidore Isou. Dans les caves de Saint-Germain-des-Près, au rythme du jazz, émergent les existentialistes. Cette ambiance attire Boris Vian mais aussi des bohèmes, des marginaux, des poètes. Surtout les jeunes lettristes, incarnés par Guy Debord, entendent réinventer l’art pour bouleverser tous les aspects de la vie. Cette révolte poétique annonce le soulèvement de Mai 68.

Marc’O s’impose comme une figure du mouvement lettriste. Il produit le film Traité de bave et d’éternité. Il devient également réalisateur mais reste attaché aux marges artistiques. Fils d’un ingénieur Michelin, le jeune Marc’O reste influencé par son oncle mineur et actif dans les mouvements sociaux. Dès 1939, Marc’O rejoint la Résistance à l’âge de 14 ans. Il s’installe à Paris en 1945 pour découvrir le bouillonnement artistique et intellectuel de la capitale. Marc’O retrace son parcours dans le livre L’Art d’en sortir.

 

 

                Gérard Berréby & Marc’O, L’art d’en sortir

 

Jeunes lettristes

 

Marc’O fréquente les bars de Saint-Germain-des-Prés qui regroupent alors des bohèmes, des marginaux et des poètes. Il participe aux soirées jazz dans les caves de Saint-Germain-des-Prés. Il rencontre Boris Vian mais aussi Isidore Isou, figure du mouvement lettriste, dans le bar Le Tabou. Marc’O produit Traité de bave et d’éternité d’Isidore Isou. Les lettristes inventent une nouvelle forme de cinéma avec la ciselure de l’image, l’indépendance des images et du son, une voix-off qui raconte des aventures amoureuses entrecoupées de poèmes. La projection de Traité de bave et d’éternité au IVème Festival de Cannes provoque un scandale en 1951. C’est à cette occasion que le jeune Guy Debord rencontre les lettristes. Marc’O ne participe pas au mouvement mais il reste sensible aux idées développées par les lettristes qui initient une autre manière d’envisager la société.

Fils de notaire, Guy Debord fuit le conformisme bourgeois, en quête d’une vie d’aventures et de poésie. Il publie son premier texte dans la revue ION, fondée par Marc’O, pour présenter son film Hurlements en faveur de Sade. Ce numéro unique consacré au cinéma abrite également les articles de figures des jeunes lettristes comme Dufrêne, Wolman, Berna ou Prommerand. « L’unité du monde ne peut être obtenue que par une nouvelle méthode de connaissance capable de saisir et d’intégrer toutes les formulations créatrices lancées dans l’ensemble des disciplines humaines depuis les origines du Savoir », propose la « Mise en garde » de la revue. Marc’O publie un texte sur le bouleversement du cinéma qui évoque l’esthétique lettriste.

Guy Debord et les jeunes lettristes fondent l’Internationale lettriste (IL), en rupture avec Isou qui sombre dans la pure théorie sans se confronter à la pratique. L’IL s’inscrit dans la filiation des avant-gardes artistiques pour abolir les frontières entre l’art et la vie. Ce groupe est également influencé par l’œuvre du philosophe et sociologue Henri Lefebvre pour étendre ses recherches poétiques aux domaines de l’urbanisme et de la critique de la vie quotidienne. L’IL propose également la création de nouvelles situations pour inventer de nouvelles manières de vivre, émancipées des processus de réification marchande. L’IL se dissout en 1957 pour se fondre dans le mouvement de l’Internationale situationniste (IS).

 

 

     Marc'0 dans le "Traité de Bave et d'Éternité" (1951), film lettriste d'Isidore Isou. Photogramme ciselé.

 

 

Mouvement lettriste

 

Marc’O poursuit sa propre démarche cinématographique. Il écrit le scénario de Closed Vision, présenté à Cannes en 1954. Ce film repose sur deux scénarios : un scénario d’images et un scénario du dialogue intérieur à la manière de James Joyce. « Il y avait donc un contraste entre l’entendement de ce qui avait été écrit et était exprimé par des voix d’acteurs dans le film et ce que décrivaient les images », précise Marc’O. Son film est présenté à Cannes par Jean Cocteau, sensible aux nouvelles expressions cinématographiques. L’écrivain compare le film de Marc’O aux innovations esthétiques introduites par Luis Bunuel.

Le lettrisme n’invente pas de nouvelles pratiques artistiques mais permet de théoriser cette créativité. Isidore Isou publie un récit qui s’intitule L’Agrégation d’un nom et d’un messie. Ensuite, il crée un mouvement qui prétend tout bouleverser : le roman, le cinéma, la physique… Le lettrisme propose une poésie à partir de lettres, de sons et d’onomatopées. Mais Antonin Artaud pratique déjà le poème déclamatoire. Les dadaïstes comme Kurt Schwitters développent également cette forme poétique. Mais Isou théorise cette pratique dans le livre Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, publié chez Gallimard en 1947. Gil J Wolman propose une poésie à partir de souffles. Gabriel Pomerand lance des hurlements à l’ouverture du bar le Tabou.

 

Isou publie Le Soulèvement de la jeunesse en 1949. Il considère la jeunesse comme la classe créative qui peut bouleverser l’ordre existant. Pourtant, les jeunes émergent comme catégorie sociale uniquement dans les années 1960. Le livre d’Isou préfigure la révolte de la jeunesse en Mai 1968. Cependant, Isou reste figé dans la création comme simple théorie. « Et c’est précisément sur ce point que nous étions en désaccord car, pour moi, ça ne dépendait pas de la théorie, influencé que j’étais par Bertolt Brecht », confie Marc’O. En 1951,

Isou lance la revue Le Soulèvement de la jeunesse qui prône la révolution au service de la poésie. Marc’O fréquente André Breton et les surréalistes mais sans faire partie de leur groupe. Ils se retrouvent au ciné-club du Quartier Latin. Marc’O rencontre la bande des Cahiers du cinéma qui vont fonder la Nouvelle Vague. Ils fréquentent les mêmes cafés et se retrouvent également dans les ciné-clubs.

 

 

 

 

 

Cinéma et théâtre

 

Marc’O devient réalisateur. Il s’éloigne du cinéma expérimental pour accorder une importance centrale à l’acteur. « On peut dire qu’il conçoit la réalité, sa réalité, qu’il invente. Son rôle consiste à inventer. Je choisissais les acteurs en fonction de ce qu’ils étaient, de ce qu’ils avaient envie de faire », indique Marc’O. Il tient également à se démarquer des avant-gardes artistiques qui restent en compétition pour passer pour la plus novatrices. La légitimation du créateur passe par la disqualification de ses prédécesseurs. « Quand une théorie scientifique supplante une autre, l’autre n’est plus valable. Mais dans l’art, les choses ne fonctionnent pas de la sorte », souligne Marc’O.

Ensuite, le cinéaste insiste sur la réception du public. Il refuse de s’enfermer dans l’entre soi artistique avec ses codes et son langage opaque. « Le public est un acteur essentiel qui doit être créatif. La condition est de savoir dans quelle condition il peut le devenir », indique Marc’O. Le metteur en scène, bien que passionné de cinéma, se tourne progressivement vers le théâtre. Cette pratique permet d’accorder une importance majeure à la créativité des acteurs et à la réception du public.

 

L’American Center permet à Marc’O de développer de nombreuses pièces de théâtre. Il accorde une place importante à la musique. En 1965, Les Bargasses deviennent un succès majeur. Le titre évoque des « femmes de mauvaises vies ». Cette pièce raconte les aventures de quatre filles. Une véritable troupe se constitue avec Jean-Pierre Kalfon et Bulle Ogier, mais aussi les chants de Pierre Clémenti. Brigitte Fontaine fait également partie de la distribution. Les Idoles proposent une satire du monde du show business et de l’idéologie yé-yé. Mais il évoque également les contradictions que traverse cette troupe. « Le système, la tradition veulent que les acteurs soient des machines à faire rire ou pleurer les gens, à faire du spectacle à la commande. Nous pensions autrement : jouer, c’était participer à une aventure qui bouleversait notre propre vie », souligne Pierre Clémenti.

Mais les acteurs subissent de nombreuses sollicitations commerciales pour finir par céder et à rentrer dans le moule du conformisme. Les idoles sont exploitées par l’industrie culturelle, qui façonne des stars, puis abandonnées dès qu’elles rapportent moins d’argent. « Je pense que l’art doit être au service du peuple, et c’est pourquoi il me semble inconciliable avec le statut d’idole, qui est au-dessus du peuple, qui le domine et l’humilie, qui se fait servir par lui », précise Pierre Clémenti. Il considère l’artiste comme un ouvrier, qui peut représenter les joies et les souffrances, mais avec sérieux et humilité.

 

 

     Pierre Clémenti et Bulle Ogier, dans « Les Idoles », de Marc’O (1968).

 

 

Pratiques artistiques

 

Marc’O participe à la contestation des années 1968. Le 15 octobre 1967, le metteur en scène occupe le théâtre de Reggio Emilia. Cet épisode marque l’émergence du Mai rampant italien. Six mois plus tard, en Mai 68, le théâtre de l’Odéon est occupé à Paris. Marc’O participe à un Comité d’action qui regroupe des étudiants et des intellectuels. Ce groupe noue des liens avec Dany Cohn-Bendit et le mouvement du 22 mars. Marc’O reste un metteur en scène et un cinéaste confidentiel, malgré quelques succès majeurs. Cependant, Marc’O ne recherche pas la célébrité. Surtout, il n’a pas tenté de prospérer à partir de ses succès avec un plan de carrière.

Marc’O refuse l’aliénation du travail. Il se lance dans des projets artistiques avant tout par plaisir. « Moi, je me réalisais dans ce que je faisais. La réalisation de soi était une chose très importante. Ce n’était pas d’avoir un travail, personne ne voulait avoir un travail… Tout le monde voulait se réaliser », souligne Marc’O. La recherche de créativité et de plaisir prime sur la quête d’argent et de notoriété. Cette pratique artistique repose sur la jouissance plutôt que sur la construction d’une carrière professionnelle. Cette démarche demeure très politique. « Je me rends compte que tout le travail que j’ai fait, même artistique, tout, c’est pour des raisons politiques. Uniquement politiques. Je n’ai jamais fait une carrière dans quoi que ce soit », analyse Marc’O.

 

Le témoignage de Marc’O reste précieux pour découvrir le bouillonnement artistique dans les années 1950 et 1960. Marc’O fréquente les milieux lettristes qui tentent de réinventer l’art et la vie. Il s’épanouit ensuite dans le cinéma et surtout le théâtre. L’American Center abrite également le Living Theatre qui valorise l’expérimentation et l’irruption du public sur scène. Marc’O se nourrit de ces pratiques artistiques libertaires pour créer ses propres pièces.

Ses spectacles attaquent la société de consommation mais aussi le milieu artistique et l’industrie culturelle. Marc’O tente de créer une petite communauté avec des acteurs et des chanteurs. Cette troupe refuse le succès et la reconnaissance médiatique pour privilégier le plaisir du théâtre. Le parcours de Marc’O propose ainsi un autre rapport à l’art et à la vie. Plutôt que l’aliénation du travail, il préfère le plaisir et la créativité.

 

Source : Gérard Berréby & Marc’O, L’Art d’en sortir, Allia, 2025

 

Articles liés :

Les jeunes lettristes

Les jeunes situationnistes

La révolte libertaire de Mai 68

 

Pour aller plus loin : 

Radio : émissions sur Marc'O diffusées sur France Culture

Revue de presse publiée sur le site des éditions Allia

François Coadou, Marc’O : du lettrisme à l’opéra-rock, publié dans la revue en ligne En attendant Nadeau le 17 juin 2025

Alexis Lacourte, Vies de chocs, publié sur le site du magazine Technikart le 7 juillet 2025

Nicolas Roberti, Marc’O, l’homme qui sortait toujours par la tangente : deux livres pour une disparition situationniste, publié sur le site Unidivers le 15 juin 2025 

Christian Rosset, Terrain vague (43) – L’Art d’en sortir et autres Labyrinthes (J.-F. Stévenin, Marc’O, C. Simon, A.-J. Chaton, J. Daive), publié sur le site Diacritik le 7 mai 2025 

Eric Monsinjon, Marc’O, au commencement était le lettrisme, publié dans Le Club de Mediapart le 11 juillet 2025

Safa Hammad, Délire et Art de la fuite. Hommage à Marc’O, publié sur le site de la revue Tsounami le 16 juin 2025

Jean-Paul Gavard-Perret, Note de lecture publiée sur le site Le Littéraire le 1er Juillet 2025

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