Daniel Bensaïd et les révoltes historiques

Publié le 9 Octobre 2025

Daniel Bensaïd et les révoltes historiques
Le XXe siècle reste traversé par de nombreux mouvements de révolte. Contre la fatalité et le déterminisme historique, il semble indispensable de se pencher sur ces insurrections. Ce retour sur le passé doit permettre d'analyser les limites et les potentialités des soulèvements historiques pour mieux s'orienter dans les mouvements sociaux actuels. 

 

 

Le philosophe Daniel Bensaïd reste une figure incontournable du marxisme contemporain. Le dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) s’inscrit dans la fidélité aux grands ancêtres comme Karl Marx, Lénine et Trotsky. Mais sa curiosité intellectuelle se penche également sur Jeanne d’Arc, Chateaubriand ou la sociologie de Max Weber. Il évoque également des marxistes hérétiques comme Walter Benjamin ou Rosa Luxemburg.

Des entretiens radiophoniques avec Daniel Bensaïd se penchent sur les moments historiques du XXe siècle. Mais ses analyses politiques semblent éloignées de toute prétention scientifique ou académique. C’est l’expression d’un penseur attaché aux idéaux du communisme et aux héritages révolutionnaires de la révolution d’Octobre. Bien que révolutionnaire intransigeant, et adversaire invétéré des réformistes, il s’oppose au sectarisme et tente d’analyser les aspects positifs des autres courants politiques.

Daniel Bensaïd jette un regard mélancolique sur le XXe siècle. Il observe la défaite des grandes espérances d’émancipation du début de ce siècle. Néanmoins, cette mélancolie ne débouche pas vers la résignation fataliste. Daniel Bensaïd ne cesse de croire à l’avenir du pari révolutionnaire. Il semble indispensable de se préparer pour les prochaines bifurcations, qui ne manqueront pas de surgir. Des entretiens radiophoniques sur 12 dates historiques sont diffusés sur Fréquence Paris Plurielle dans l’émission Les oreilles loin du front et publiés sous le titre Fragments radiophoniques. 12 entretiens pour interroger le vingtième siècle.

 

Le 25 octobre 1917, avec la prise du Palais d’Hiver par le parti bolchevik, marque un tournant dans la révolution russe. Ce moment interroge également l’héritage de Lénine, et du léninisme, comme figure centrale du mouvement ouvrier au XXe siècle. La révolution russe semble porter un message de paix, autant qu’une perspective de transformation sociale. Lénine reste associé à la « dictature de prolétariat » et au despotisme. Mais un Lénine libertaire s’exprime dans L’État et la révolution qui considère que toutes les formes hiérarchiques de domination et de pouvoir doivent dépérir.

François Furet conserve une vision déterministe et idéaliste de l’histoire. Il considère que les grandes idées mènent le monde et conduisent inéluctablement à des destins tragiques. Au contraire, l’histoire n’est pas jouée d’avance. Des moments de bascules et de bifurcations se dessinent. La révolution aurait pu avoir une autre perspective que la supposée marche inéluctable vers le despotisme bureaucratique. La révolution russe étouffe progressivement les contradictions qui traversent la société. L’indépendance des syndicats et la pluralité politique disparaissent.

 

 

                      Fragments radiophoniques - 1

 

 

Réforme et révolution en Allemagne

 

Le 15 janvier 1919, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont assassinés par les corps-francs aux ordres du pouvoir social-démocrate. Cette date marque un tournant dans la révolution allemande et la faillite de la perspective d’une extension de la révolution russe à l’ensemble de l’Europe. Cette date symbolique forte marque une ligne de partage entre les socialistes réformistes et le courant révolutionnaire. Rosa Luxemburg critique la logique d’appareil et la centralisation du pouvoir dans la révolution russe.

Un débat traverse le parti social-démocrate allemand (SPD). Édouard Bernstein insiste sur les mutations des sociétés capitalistes. Il observe que l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière permet l’émergence d’une classe moyenne. Ce qui semble atténuer la lutte des classes entre le prolétariat et la bourgeoisie. Ensuite, ce dirigeant social-démocrate considère que l’État ne se réduit plus à une bande d’hommes armés. Il constate le développement des services publics. Édouard Bernstein théorise la stratégie réformiste du socialisme par étapes à travers la conquête du pouvoir d’État.

 

Au contraire, Rosa Luxemburg observe la grève générale qui éclate en Russie en 1905. Elle souligne les pratiques d’auto-organisation avec l’émergence des soviets. Elle insiste sur l’inventivité et la créativité d’un mouvement de masse spontané qui n’est ni décidé ni encadré par des appareils politiques ou syndicaux. « Il y a quelque chose qui vient d’en bas, un socialisme d’en bas qui bouscule les routines bureaucratiques », précise Daniel Bensaïd. Ensuite, Rosa Luxemburg et Anton Pannekoek insistent sur la destruction de l’appareil d’État comme instrument de la domination de classe. Mais ce débat disparaît avec la bureaucratisation du parti social-démocrate. Le courant réformiste de Bernstein s’impose largement.

Le vote des crédits de guerre en 1914 ne provoque l’opposition que d’une infime minorité. Dans La brochure de Junius de 1915, Rosa Luxemburg acte l’effondrement de la social-démocratie dans le nationalisme et la guerre. Janvier 1919 marque un tournant avec l’écrasement de la révolution allemande par le pouvoir social-démocrate. Néanmoins, en Italie, en Hongrie ou en Autriche des révoltes spontanées éclatent et ouvrent la perspective d’une propagation de la révolution russe. L’échec de la révolution allemande met un terme à cette situation pré-révolutionnaire. La débâcle du mouvement révolutionnaire allemand débouche vers le nazisme et la Seconde Guerre mondiale.

 

 

                 

 

 

Révolutions contre le fascisme et le colonialisme

 

Le 17 juillet 1936, Franco lance son coup d’État contre le gouvernement de Front Populaire en Espagne. Ce qui déclenche la révolution espagnole, traversée par des contradictions. Une guerre civile se contente de défendre la démocratie et la République contre le coup d’État militaire. Mais une autre dynamique ouvre la perspective d’une véritable révolution sociale. Les socialistes et les communistes, adossés à l’appareil d’État stalinien, défendent la République et s’opposent à la perspective d’une révolution sociale.

Durant les journées de Mai 1937 à Barcelone, les staliniens attaquent la composante libertaire et anarchiste. En Espagne, la culture libertaire semble particulièrement importante depuis sa section de la Première Internationale jusqu’aux sociétés rurales andalouses. Des expériences d’auto-organisation se diffusent. La CNT se développe comme un puissant syndicat. Le POUM permet également l’émergence d’un parti marxiste anti-stalinien.

 

Le 1er novembre 1954 éclate la Toussaint rouge avec une insurrection et des attentats. Ce moment marque le début de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Une évolution du Parti communiste s’observe sur la question coloniale. Le jeune Parti communiste soutient la révolte du Rif et s’oppose à la livraison d’armes en Indochine. Mais, à partir de 1954, le camp stalinien refuse de soutenir le FLN. Une évolution nationale et chauvine des communistes s’observe. Les mouvements anticolonialistes se développent en rupture avec le Parti commniste.

Ensuite, la révolution algérienne reste traversée par des contradictions. Les dirigeants du FLN considèrent que la libération pour l’indépendance de l’Algérie doit déboucher vers un État-nation. Le FLN avance un programme nationaliste et religieux mais s’ouvre également à une dimension sociale avec le projet d’une réforme agraire. Même si la liquidation d’Abane Ramdane marque la disparition de l’aile la plus sociale du FLN.

L’Algérie doit subir 1 million de morts sur 10 millions d’habitants. L’appareil d’État algérien ne découle pas d’une expérience d’auto-organisation et d’une résistance interne. Ce sont les dirigeants en exil, comme Ben Bella et Boumédiene, qui prennent le pouvoir. Cette situation semble comparable à celle de la Palestine. « C’est un peu, en plus modeste, ce qui se passe pour la Palestine : un appareil extérieur, financé de l’extérieur et qui vient coiffer finalement un processus révolutionnaire qui a subi pas mal de dégâts sur le terrain », observe Daniel Bensaïd.

 

 

                      Daniel Bensaïd à un meeting au Palais des sports

 

 

Luttes des années 1968

 

Le 3 mai 1968 marque la fermeture de la Sorbonne. Le récit de la révolte de Mai 68 reste retracé par des étudiants de cette période. L’insurrection de la jeunesse éclipse la grève de 1968 et la révolte ouvrière. Ce moment charnière apparaît comme la dernière grève héroïque du XIXe et du XXe siècle mais semble également préfigurer les soulèvements du XXIe siècle dans différents pays. Le mouvement du 22 mars émerge à Nanterre avec une tonalité anticapitaliste, anti-impérialiste et anti-bureaucratique. « C’est ça qui était en germe au moment où il semblait que ces différentes facettes de résistance à l’oppression et à l’exploitation s’articulaient, se combinaient les unes autres et pouvaient être liées », indique Daniel Bensaïd.

Le Parti communiste, malgré des discours révolutionnaires, s’attache à gérer raisonnablement le compromis social. Ce qui ouvre un espace pour une extrême gauche qui considère la révolution toujours possible dans l’Europe occidentale. Cependant, le Parti communiste semble se renforcer avec 22% des voix aux élections présidentielles de 1969. Néanmoins, la CGT n’est plus hégémonique. La CFDT développe alors un syndicalisme de lutte articulé avec un socialisme autogestionnaire. Mai 68 s’inscrit dans un contexte de montée des luttes sociales et de bouillonnement révolutionnaire.

 

Le 11 septembre 1973 marque le coup d’État de Pinochet contre le président Allende au Chili. Le gouvernement d’Unité Populaire apparaît comme un modèle de transformation sociale depuis la prise du pouvoir d’État. Les élections sont perçues comme le début d’un processus social de radicalisation. Cependant, le gouvernement respecte l’armée et la propriété. Le gouvernement s’attache à rassurer la bourgeoisie et les classes dominantes en délimitant l’aire de propriété sociale.

Les Cordons industriels tentent de coordonner les organes de pouvoir populaire dans les entreprises et dans les quartiers. Cependant, aucune tentative d’opposition au coup d’État depuis la base n’est envisagée. « Tout de même, tout ça existait et donne à penser ce qu’il aurait été possible d’envisager – mais il fallait pour ça en avoir la volonté et la stratégie –, un autre scénario pour répliquer au coup d’État, que ce soit en juin ou en septembre, par une grève générale, le désarmement de l’armée, effectivement quelque chose d’insurrectionnel », souligne Daniel Bensaïd.

 

 

          

 

 

Réflexions stratégiques

 

Daniel Bensaïd propose des analyses synthétiques sur les forces et les faiblesses des grandes révoltes du XXe siècle. Il observe les potentialités et les faiblesses de ces mouvements. Il reste attentif aux bifurcations et considère que les luttes sociales ne débouchent par inéluctablement vers la défaite et la dictature. Cette analyse des luttes sociales permet également d’éclairer les grands débats stratégiques qui traversent le mouvement ouvrier. Ce qui permet également d’alimenter la réflexion stratégique pour les luttes d’aujourd’hui.

Plusieurs contributions coiffent ces entretiens et révèlent le vide intellectuel laissé par Daniel Bensaïd. Le courant de la LCR s’est d’ailleurs effondré avec son éclatement en diverses sectes. Son héritage idéologique a été dilapidé dans le gauchisme postmoderne. Cependant, les héritiers et héritières de Daniel Bensaïd déplorent que les questions de genre, de race et d’environnement soient éludées. Ces critiques sont à côté de la plaque et dévoile la médiocrité dans laquelle végète cet héritage intellectuel et politique. Daniel Bensaïd se penche sur des mouvements de révolte qui visent à remettre en cause la totalité des formes d’oppression et d’exploitation.

Considérer Rosa Luxemburg comme une banale féministe serait évidement réducteur. De même, la révolution algérienne ne s’apparente pas à une vulgaire agitation décoloniale, mais à une remise en cause de l’exploitation et de l’oppression imposée par l’État français. Daniel Bensaïd pointe d’ailleurs bien les limites et les contradictions de la révolution algérienne. L’écologie, malgré une pensée féconde, reste portée par les classes moyennes et la petite bourgeoisie intellectuelle incapable de développer la moindre révolte d’envergure historique.

 

Daniel Bensaïd n’a évidemment pas attendu la mode intersectionnelle pour s’attaquer aux questions de genre et de race. Il a publié des critiques pertinentes sur les limites de Judith Butler et de la pensée queer. Il a également publié Sadri Khiari mais aussi critiqué la réduction identitaire de la mouvance décoloniale. Mais les débris de la LCR ne supportent pas que Daniel Bensaïd reste attaché à la dimension globale et universaliste de la pensée marxiste. C’est sans doute ce qui manque le plus dans un contexte de morcellement, de cloisonnement et de spécialisation des luttes.

Ces débats médiocres du gauchisme décomposé éludent les polémiques centrales posées par Daniel Bensaïd. Le « léniniste libertaire » reste attaché au parti d’avant-garde. Certes, il est bien obligé d’observer que les révoltes se déclenchent de manière spontanée et développent des pratiques d’auto-organisation. Mais Daniel Bensaïd considère qu’un parti révolutionnaire doit imposer les bonnes orientations stratégiques. Au contraire, les perspectives du mouvement doivent être discutées et décidées dans les assemblées et les organes d’auto-organisation. Les partis qui tentent de prendre le contrôle d’une révolution la conduisent à sa perte avec l’instauration d’une dictature bureaucratique. Les révoltes doivent donc répandre les pratiques d’auto-organisation pour déboucher vers une société sans classe et sans État.

 

Source : Daniel Bensaïd, Fragments radiophoniques. 12 entretiens pour interroger le vingtième siècle, Le Croquant, 2020

Extrait publié sur le site Presse-toi à gauche !

 

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Pour aller plus loin :

Vidéo : Film hommage à Daniel Bensaïd, diffusé sur le site Daniel Bensaïd le 31 janvier 2010

Vidéo : Daniel Bensaïd sur l'idée du communisme, diffusée par Vidéos Politiques le 17 février 2015

Vidéo : Université d'été du NPA : Daniel Bensaïd et les chemins de la révolution, diffusée sur le site du NPA L'Anticapitaliste le 4 septembre 2010

Vidéo : Rencontres de la Brèche autour du livre Stratégie et parti de Daniel Bensaid, diffusée sur le site du NPA L'Anticapitaliste le 28 août 2016

Vidéo : Université d'été 2020 - Daniel Bensaïd, diffusée sur le site du NPA le 4 décembre 2020

Vidéo : Formation autour de la pensée de Daniel Bensaïd, diffusée par solidariteS le 19 mai 2021

Vidéo : Daniel Bensaïd, philosophe militant, diffusée par La Société Louise Michel le 6 juin 2016

Vidéo : Olivier Besancenot, Bensaïd, résistance, espérance, diffusée par Là-bas si j'y suis le 27 janvier 2020

Radio : Daniel Bensaïd - Fragments radiophoniques 12 entretiens qui interrogent le vingtième siècle, diffusés sur le site Les Oreilles loin du Front

Radio : Daniel Bensaïd, Une lente impatience, diffusée par Là-bas si j'y suis le 8 janvier 2020

Radio : Pour un socialisme du XXIe siècle, diffusée par Là-bas si j'y suis le 4 février 2020

Radio : Daniel Bensaïd, Francois Cusset : Mai 68, fins et suites, diffusée par Là-bas si j'y suis le 7 mai 2018

Radio : émissions avec Daniel Bensaïd diffusées sur France Culture

Le site Daniel Bensaïd

Patrick Le Moal, Fragments radiophoniques, entretiens avec Daniel Bensaïd, publié dans l'hebdomadaire L’Anticapitaliste n°526 le 11 juin 2020

Jean-Paul Salles, BENSAÏD Daniel. Pseudonymes Jébrac, Ségur, publié sur le site du Maitron le 20 octobre 2008

Patrick Simon, Irène Jami, Wasserman Gilbert et Bensaïd Daniel, Quand l’histoire nous désenchante – entretien avec Daniel Bensaïd, publié sur le site de la revue Mouvements le 12 janvier 2010

Catherine Portevin, Daniel Bensaïd, un penseur s’éteint, publié dans le magazine Télérama le 12 janvier 2010

L’abécédaire de Daniel Bensaïd, publié sur le site de la revue Ballast le 2 mai 2015

Geneviève Dreyfus-Armand, Ni mythifier ni minimiser. Entretien avec Daniel Bensaïd, publié dans la revue Matériaux pour l'histoire en 1988

Dossier : Daniel Bensaïd, marxiste intempestif, publié sur le site Contretemps le 13 janvier 2020

Publié dans #Histoire des luttes

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