La vie de Guy Debord
Publié le 19 Décembre 2015
La figure de Guy Debord reste entourée de mystères. L’écrivain qui a créé l’Internationale situationniste propose une critique de la société présentée comme « une immense accumulation de spectacles ». Il critique l’idéologie et l’aliénation dans la vie quotidienne. L’universitaire Jean-Marie Apostolidès propose de saisir le personnage à travers une biographie. Guy Debord ne cesse d’affirmer « que la valeur d’une théorie se trouvait dans l’accord entre les idées émises et l’existence réelle de celui qui les énonçait », souligne Jean-Marie Apostolidès. Guy Debord refuse de séparer la politique et la vie quotidienne. Il semble alors intéressant d’évoquer autant ses écrits que sa vie.
Pourtant, écrire une biographie de Guy Debord n’est pas un exercice facile. L’écrivain a déjà construit son mythe et a toujours attaqué tous ceux qui ont tenté d’égratigné sa légende. Il dénonce les falsificateurs qui cèdent à la logique du spectacle. « En d’autres termes, pour Debord, le seul point de vue légitime sur sa vie est celui qu’il a établi, le travail d’un biographe consistant à le reproduire avec un maximum de fidélité », observe Jean-Marie Apostolidès. Guy Debord apparaît comme un artiste qui considère que son œuvre d’art la plus importante doit être son existence. Il conçoit alors sa vie comme une véritable œuvre d’art.
Le jeune Guy Debord grandit dans une famille bourgeoise. Son destin bascule lorsqu’il rencontre Hervé Falcou. Ce jeune homme lui fait découvrir les avant-gardes artistiques, la poésie de Rimbaud et les jeux surréalistes. Guy Debord peut alors sortir de la culture scolaire et de son statut de bon élève. Dans la ville de Cannes, il se passionne pour le cinéma. Surtout, il désire s’affirmer par l’action et découvre le plaisir de la rue et des bistros.« Il ne faut pas admettre les choses. Il faut faire des révolutions », écrit le jeune Guy Debord. Mais, pour l’instant, le désir révolutionnaire ne se manifeste pas de manière concrète.
La rencontre avec Isidore Isou, fondateur du mouvement lettriste, devient décisive. Le film Traité de bave et d’éternité propose de dissocier le son et l’image. Les lettristes valorisent la créativité et l’invention de nouvelles formes artistiques. Ils organisent un tapage dans les salles pour demander la projection du film d’Isou. C’est lorsqu’ils se rendent à Cannes que Guy Debord les rencontre. Il est rapidement intégré à la bande.
En 1951, Guy Debord devient étudiant à Paris. Mais il fréquente davantage le groupe lettriste que les amphithéâtres. Il réalise le film Hurlements en faveur de Sade. Un écran noir entend inventer un cinéma sans image. La bande son se compose de détournements de poème ou d’articles de presse. Mais Guy Debord tente de créer son propre groupe et s’éloigne d’Isou. La rupture se déroule à l’occasion de la venue de Charlie Chaplin en France. Le cinéaste communiste est encensé par l’élite culturelle. Guy Debord et sa bande s’opposent à cet unanimisme et distribuent un tract qui ironise sur le vedettariat d’un artiste qui se veut communiste. Guy Debord crée un nouveau groupe : l’Internationale lettriste (IL).
En 1952, l’IL regroupe moins des artistes que des vagabonds et des marginaux. Une véritable bande se crée. Une faune qui regroupe la jeunesse bohème et la petite délinquance se croise au café Moineau. Ivan Chtcheglov se réfère à une culture ésotérique. Il rédige également un Formulaire pour un urbanisme nouveau. Ses idées influencent l’IL mais il est exclu pour dérive mystique puisqu’il préfère le pouvoir de l’esprit. Guy Debord entame une relation amoureuse avec Michèle Bernstein.
La revue Potlach permet à l’IL de se positionner dans un paysage intellectuel qui comprend les surréalistes, les lettristes et les existentialistes. La revue est envoyée gratuitement. Guy Debord manie l’art de l’insulte. Mais la revue prend déjà des positions politiques claires et courageuses. Potlach soutient les mouvements contre le colonialisme. Guy Debord découvre le livre Homo Ludens de l’historien Johan Huizinga. Le jeu apparaît comme le moteur de la création et de la culture. La révolution doit alors devenir un jeu. Les véritables insurrections, comme la Commune de Paris, sont comparables à des fêtes.
L’IL attire progressivement des artistes et des intellectuels comme André Frankin, Alexander Trocchi et surtout Asger Jorn. Le peintre danois est déjà réputé. Il contribue à élargir les réseaux artistiques de Guy Debord. L’IL se rapproche des surréalistes belges et de sa revue Les lèvres nues. En revanche, le surréalisme d’André Breton reste particulièrement moqué. Cette avant-garde jugée vieillissante délaisse l’engagement politique pour insister sur la magie de l’art. Au contraire, l’IL tente de relier l’art et la politique à travers la dérive et le détournement. La créativité doit modifier le rapport des individus à l’espace urbain.
En 1956, au congrès d’Alba, Guy Debord semble noyé au milieu d’artistes reconnus. Pour s’imposer, il apporte une dimension intellectuelle et politique. Il entend relier l’art et la vie pour sortir de la spécialisation. Il parvient alors à s’imposer face à Asger Jorn. Guy Debord rédige même un texte et devient le véritable théoricien du groupe. Il évoque la construction de situations pour fonder le programme d’une nouvelle avant-garde. « Il faut définir de nouveaux désirs, en rapport avec les possibilités d’aujourd’hui », écrit Guy Debord. Il insiste sur la nécessité de transformer la sensibilité. Il veut fédérer des artistes, au-delà de leur spécialité, pour inventer une nouvelle forme d’action politique. « Il faut maintenant entreprendre un travail collectif organisé, tendant à un emploi unitaire de tous les moyens de bouleversements de la vie quotidienne », insiste Guy Debord. En 1957 est créée l’Internationale situationniste (IS).
La création d’une revue permet de se positionner dans le paysage intellectuel et politique. La revue Internationale situationniste entend renouveler la pensée critique. Le premier numéro évoque l’actualité de la guerre d’Algérie. Mais la revue adopte les positions politiques de la gauche du Parti communiste et de la CGT. Ensuite, l’IS attaque les surréalistes, désormais intégrés à la société bourgeoise. Au contraire, la revue propose « de reprendre à son compte, avec plus d’efficacité, la liberté d’esprit, la liberté concrète des mœurs, revendiquées par le surréalisme ». Guy Debord évoque également la société moderne avec l’aliénation qui dépossède les individus de leur existence.
Le lettriste Robert Estivals estime que la construction de situations demeure un concept creux. Guy Debord n’apprécie pas la critique mais la prend en compte. L’IS adopte une analyse matérialiste de l’histoire et des faits sociaux. Sa théorie s’inscrit désormais dans la démarche de Karl Marx. La construction de situations est remplacée par la révolution. L’IS décide alors de rompre avec les artistes idéalistes pour engager un tournant matérialiste et politique.
L’IS participe au renouvellement du marxisme. La rencontre avec Henri Lefebvre semble décisive. Cet universitaire marxiste permet à Guy Debord d’approfondir sa réflexion sur l’urbanisme et sa critique de la vie quotidienne. Guy Debord insiste notamment sur l’atomisation et la séparation des individus imposées par l’urbanisme. Il évoque d’autres aspects de l’aliénation, notamment dans les domaines artistiques et amoureux. Il insiste sur la nécessité d’une révolution pour changer radicalement les conditions d’existence.
Le rapprochement avec Socialisme ou Barbarie contribue à la clarification politique de l’IS. Ce groupe révolutionnaire, incarné par Claude Lefort et Cornélius Castoriadis, semble proche du communisme des conseils. Ce groupe critique la bureaucratie et valorise l’auto-organisation du prolétariat. En 1961, les grèves en Belgique révèlent de nouvelles formes de lutte, en marge des syndicats. Mais Guy Debord reproche à SouB de reproduire la séparation entre élèves et professeurs, entre vedettes de la théorie et spectateurs passifs. Ensuite, Guy Debord insiste sur la critique de la vie quotidienne et sur la libération de la créativité. SouB, malgré ses analyses pertinentes, demeure un groupe politique classique centré sur les questions économiques et sociales.
Le numéro 7 de la revue permet d’affiner les positions politiques de l’IS. Raoul Vaneigem critique la survie qui restreint les possibilités d’existence. La vie quotidienne s’enferme dans la routine et la médiocrité à travers un bonheur en conserve. L’IS critique également le spectacle dans les formes de représentation, de délégation, mais aussi dans la spécialisation des tâches ou du savoir. Les situationnistes critiquent l’institutionnalisation du mouvement ouvrier, à travers les partis et les syndicats. Mais ils valorisent les révoltes sociales comme la Commune de Paris.
Guy Debord insiste sur la totalité et la cohérence contre les critiques partielles de la société marchande. Il insiste également sur la libération des désirs pour briser les entraves de la vie. Loin d’un économisme marxiste, l’IS estime que la révolution doit rendre la vie passionnante.
Les situationnistes participent à la révolte de Mai 68. Ils occupent la Sorbonne et appellent à sortir du mouvement étudiant. Leur mot d’ordre« Tout le pouvoir aux conseils ouvriers » semble incantatoire. Mais la contestation se propage dans les usines. Les situationnistes créent alors un Comité pour le maintien des occupations (CMDO). Ce groupe conseillistes diffuse ses affiches de propagande et organise le ravitaillement pour les grévistes. Après le mouvement, le livre Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations livre sa propre analyse de Mai 68. Après la révolte, l’IS regroupe une vingtaine de personne. Une section dynamique se développe en Italie. Mais l’IS se désagrège progressivement pour disparaître en 1972.
Guy Debord réalise le film La société du spectacle, adapté de son fameux livre théorique. Des détournements de films et de publicités alimentent cette œuvre. Guy Debord se vit en stratège, sur le modèle de Clausewitz qui considère la politique comme le prolongement de la guerre. Guy Debord s’empare des éditions Champ Libre financées par Gérard Lebovici. Cette prise de guerre lui permet de jouer un rôle dans le monde intellectuel.
En Italie, la conflictualité sociale et politique s’intensifie. Le mouvement autonome réplique face à la répression. Dans ce contexte, Guy Debord et Giafranco Sanguinetti élaborent un canular. Ils écrivent un livre sous la signature de Censor, présenté comme un dirigeant italien. Il propose à la classe politique de tendre la main au Parti communiste. Seul ce parti qui se veut révolutionnaire semble capable d’empêcher la révolution. Cette stratégie sera d’ailleurs celle des dirigeants italiens.
En Espagne, les années 1970 se caractérisent par la fin du franquisme et le début de la transition démocratique en 1975. Une autonomie ouvrière émerge. Des assemblées regroupent des travailleurs qui luttent par rapport aux problèmes de la vie quotidienne. Ces groupes refusent toute forme de hiérarchie et d’encadrement syndical. Ils semblent proches du communisme de conseils qui reste la référence pour Guy Debord dans les années 1970. Des autonomes se tournent vers la lutte armée. Le MIL organise des braquages de banques et diffuse des textes conseillistes et situationnistes. Mais Guy Debord découvre cette contestation uniquement à la fin des années 1970, lorsque les autonomes subissent la répression et la prison. Guy Debord publie leurs écrits en 1979, sous le titre Appels de la prison de Ségovie.
La biographie de Jean-Marie Apostolidès semble ternir l’image de Guy Debord. Les post-situationnistes n’aiment pas voir leur icône se faire égratigner . Mais la recherche historique peut permettre de mieux comprendre la démarche situationniste. Guy Debord reste enveloppé d’une aura mythique. Son style littéraire sentencieux est imité encore aujourd’hui par des post-situs, à l’image du Comité invisible. L’affirmation tranchante remplace l’argumentation. La posture en surplomb permet d’impressionner facilement. Guy Debord a su cultiver une fascination à son égard. Ses films et ses écrits ont permis de construire un véritable mythe. Mais cette carapace de légende ne permet pas de comprendre la démarche de Guy Debord et des situationnistes. Les personnes qui tentent de déceler les origines, les généalogies, les sources d’une pensée sont plus intéressantes que celles qui s’attachent à cultiver une légende sans recul critique.
Jean-Marie Apostolidès montre bien les sources d’inspiration du théoricien révolutionnaire et ses évolutions politiques. Il insiste également sur les failles du personnage. Celui qui prétend rendre la vie quotidienne passionnante conserve une conception des relations humaines particulièrement brutale. Ses relations avec les hommes et les femmes peuvent se terminer brutalement, avant une période de séduction et de manipulation. L’Internationale situationniste cultive la terreur de l’exclusion. Guy Debord apprécie d’avoir un petit groupe d’admirateurs, mais supporte mal la critique et la contradiction. La posture hautaine et supérieure ne correspond pas à la démarche conseilliste et au refus des hiérarchies que Guy Debord avance dans ses écrits. C'est la posture élitiste, héritée des avant-gardes artistiques et surtout d'André breton, qui semble prédominer.
Néanmoins, le regard de Jean-Marie Apostolidès révèle aussi ses limites, et sombre souvent dans des délires psychologisants. L’universitaire semble trop enfermé dans son cocon académique pour saisir l’importance de la démarche de Guy Debord. Ce n’est pas un simple théoricien qui se contente de faire carrière à l’Université. C’est avant tout un révolutionnaire. Il fait évoluer sa théorie au contact des luttes sociales. Il participe activement au mouvement de Mai 68. Cet aspect tranche avec les intellectuels radicaux de notre époque qui se voient en rebelles dès qu’ils signent une pétition inoffensive. Guy Debord s’attache à relier la théorie et la pratique.
Même si le situationniste a également tendance à survaloriser ses faits d’armes et se présente parfois comme l’unique stratège qui a fait vaciller la société marchande. Son égo semble parfois démesuré et occulte l’évidente dimension collective des luttes sociales. Mais Guy Debord ne semble pas dénué d’humour. Les exagérations, les textes sentencieux, les provocations et les scandales s’inscrivent également dans un rapport ludique à la vie. Jean-Marie Apostolidès semble prendre les écrits du situationniste au premier degrè. Lorsque les situationnistes menacent les dictatures bureaucratiques de l’URSS et de la Chine au moment de Mai 68, il ne s’agit évidemment pas d’une véritable déclaration de guerre. La posture de supériorité intellectuelle et politique affichée par les situationnistes ne doit pas forcément être prise au sérieux.
Enfin, Jean-Marie Apostolidès affiche clairement ses préférences. Le jeune Guy Debord proche des avant-gardes artistiques semble récolter toutes ses faveurs. Cette période se caractérise par un important bouillonnement artistique et créatif. Mais Jean-Marie Apostolidès peine à masquer son hostilité à l'égard du tournant politique de l’Internationale situationniste. Il qualifie alors le groupe de secte messianique. C’est pourtant cette clarification politique qui fait toute l’originalité des situationnistes. Les pratiques artistiques, avec affiches et détournements, trouvent alors leur sens politique. La critique de la vie quotidienne s’inscrit dans une perspective révolutionnaire.
Source : Jean-Marie Apostolidès, Debord. Le naufrageur, Flammarion, 2015
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Vidéo : Guy Debord par Jean-Marie Apostolidès, mis en ligne sur le site de la librairie Tropiques le 25 novembre 2015
Radio : Guy Debord: quel homme derrière le mythe ?, diffusée sur la Radio Fréquence Protestante le 10 novembre 2015
Radio : Jean-Marie Apostolidès dans L'émission de littérature diffusée sur Radio campus Orléans en novembre 2015
Radio : La vie est un roman # 20 émission diffusée sur Radio Aligre en octobre 2015
Radio : documentaire Guy Debord (1931-1994), une oeuvre à détourner diffusé sur France Culture le 11 novembre 2017
Max Vincent, Lire Debord, publié sur le site L'herbe entre les pavés en mars 2016
Gianfranco Sanguinetti, Argent, sexe et pouvoir : à propos d'une fausse biographie de Guy Debord, publié sur le site Autre Futur le 1er février 2016
Une lecture : Debord, le naufrageur, par Jean Marie Apostolides, publié sur le site Gedicus le 5 février 2016
Frédérique Roussel, "Guy Debord n'a pas été capable d'appliquer dans sa vie les principes qu'il revendiquait en théorie", publié dans le journal Libération le 23 décembre 2015
Frédérique Roussel, "Guy Debord, saciété du spectacle", publié dans le journal Libération le 23 décembre 2015
Alexandre Trudel, Entretien avec Jean-Marie Apostolidès, publié sur le site de la revue Post-criptum
Guy Scarpetta, Guy Debord, l’irrécupérable, publié dans Le Monde diplomatique en août 2006
Brochures « Situationnistes et apparentés », publiées sur le site Infokiosques
Internationale situationniste sur le site La revue des ressources