Michèle Bernstein et la vie des situationnistes
Publié le 22 Juillet 2013
La littérature de Michèle Berstein décrit le quotidien des jeunes situationnistes et leurs pratiques pour rendre la vie passionnante.
Si toute une actualité éditoriale accompagne l’exposition Guy Debord à la Bibliothèque nationale de France (BnF), la charge subversive du mouvement situationniste semble désamorcée. Leur implacable critique de la vie quotidienne et leur expérimentation d’autres possibilités d’existence, contre la routine de l’aliénation marchande, semble largement occultée.
Les éditions Allia republient un roman, intitulé La Nuit, écrit par la jeune situationniste Michèle Bernstein et paru pour la première fois en 1961. A travers la littérature, elle présente des aspects de la vie quotidienne des jeunes lettristes et situationnistes qui désirent réinventer l'amour et la vie. C’est aussi une belle illustration de la dérive, de l’errance et de la flânerie urbaine dans le Paris populaire des années 1960. Ce livre pastiche le style du Nouveau roman et révèle ainsi la dimension ludique de la créativité littéraire et artistique pour Michèle Bernstein. L’intrigue semble surtout un prétexte pour évoquer en partie les réflexions des situationnistes sur la vie quotidienne, notamment la dérive et l’amour libertin.
Le roman s’ouvre sur une dérive de Gilles et Carole, deux des personnages principaux. Ils traversent le boulevard Saint-Michel et sillonnent le quartier à la recherche d’ambiances nouvelles. Contre le tourisme et les loisirs, avec leur rythme effréné, le couple s’imprègne de l’atmosphère urbaine en délaissant les magasins. Ils partagent leurs vacances avec Geneviève, une amie de Gilles. Tous les trois arpentent les cafés.
Mais le roman décrit aussi l’ennui des vacanciers, avec sa routine. Le style littéraire du roman, avec ses longues phrases descriptives, permet de bien retranscrice la vacuité du quotidien de jeunes vacanciers. « Quelquefois, ils changeront de terrasse, ils plaisanteront, ils feront des projets de ne rien faire », décrit Michèle Bernstein. Les rencontres dans les bars restent superficielles. Malgré le théâtre de la discussion, c’est la séparation qui perdure. Baignade à la plage, errances alcoolisées, parties d’échecs : ses vacances paraissent bien monotones. « Tout paraîtra étrange à Gilles et à Carole; comme la participation, jour après jour, à ce dont on n’a pas trouvé le sens ; comme les habitudes qui se recomposent ; comme la vérité qui s’oublie », décrit Michèle Bernstein. Seuls boire et faire l’amour permettent à Carole et à Gilles de briser l’ennui du quotidien.
Mais la dérive situationniste doit permettre de briser la routine. « C’est drôle de marcher sans aucun but dans la nuit. Ou plutôt, c’est drôle ce que les autres appellent des buts, les choses qu’ils croient devoir faire », présente Michèle Bernstein. L’errance s’affranchit des contraintes du temps et du travail pour retrouver le sens originel de la flânerie urbaine. Comme pour le libertinage, cette pratique refuse les normes et les contraintes sociales pour privilégier le plaisir et la contemplation.
Les personnages, à l’image des jeunes situationnistes, refusent le mode de vie bourgeois et conformiste. L‘ambiance nocturne devient plus favorable à la rencontre et à la découverte. « Justement, le jour, c’est plus difficile. C’est plus difficilede faire des choses anormales pendant le jour. Tout vous ramène à la vie courante », considère Gilles. Les personnages tentent de s’échapper de la routine du quotidien pour rendre leur existence passionnante.
La dérive dans les rues parisiennes permet de s’immerger dans toute une ambiance nocturne. Elle revêt une connotation érotique et sensuelle. Le long du mur Gilles embrasse Carole, « ou plus précisément qu’il n’embrasse pas mais plutôt qu’il respire (la nuit, les divers cafés où ils sont passés, un peu d’alcool ou de vin, et cette inimitable odeur d’enfance) et qu’il caresse », écrit Michèle Bernstein.
Le roman de Michèle Bernstein reflète quelques aspects de la pensée originale des situationnistes. Ce mouvement s’attache à articuler une théorie politique, issue du marxisme critique, avec une réflexion sur la créativité issue des avant-gardes artistiques.
La créativité artistique émaille le quotidien des jeunes personnages. Carole peint, surtout pour le plaisir, malgré son absence de talent. Elle contribue à réaliser le projet du mouvement dada qui considère que tout individu doit devenir un artiste, quelles que soient ses talents esthétiques. Carole fréquente un milieu de peintres révoltés, « ce qui pourrait, en partie, expliquer sa conduite, et son inadhérence au monde », indique Michèle Bernstein. La créativité artistique exprime alors une sensibilité poétique qui implique un refus de l’ordre social.
Le personnage de Ole, un artiste du groupe Python qui s’inspire du mouvement Cobra, incarne l’esprit des avant-gardes artistiques. « Dans les intervalles il discutera avec d’autres Scandinaves d’une culture de l’oubli et de l’oubli de la culture », décrit avec ironie Michèle Bernstein.
Geneviève chante, avec aussi peu de talent que Carole pour la peinture. Malgré sa voix qui n’est pas belle, elle parvient à séduire en chantant, allongée de manière lascive et voluptueuse. « Le charme ne résidait pas dans son chant, mais dans l’identification de Carole à ses chansons (des histoires d’amour, des chansons de marins, de fausses complaintes d’amours perdues et retrouvées), et de la belle image qu’elle donnait d’une jeune fille », précise Michèle Bernstein.
Cette sensualité créative est évidemment articulée avec le désir de renverser l'ordre social. Le personnage de Gilles apparaît comme un jeune révolutionnaire, qui s’inspire évidemment de Guy Debord. Il lit la revue Socialisme ou Barbarie, proche du communisme de conseils. Il s’arrête dans la rue pour observer les affiches politiques. « C’est parce qu’il a du goût pour l’agitation populaire. La Fronde est aussi une époque qui lui aurait sûrement convenu », indique Michèle Bernstein.
Ce roman décrit également une discussion qui tente de souligner la dimension politique présente dans tous les aspects de la vie. Carole et Gilles évoquent le sujet des troubadours, qui semble pourtant assez éloigné de toute forme de préoccupation politique. « Ils échangent leurs impressions sur les troubadours. Ils sont pour. Carole plutôt pour leur capacité d’amener par le monde un charme, une harmonie tirée d’instruments nettement apparentés à la guitare. Gilles surtout pour les valeurs subversives dont ils auraient été les émissaires. L’un et l’autre, pour leur errance », écrit Michèle Bernstein.
L’auteur manifeste surtout son humour mais évoque aussi la critique situationniste, qui renvoie à la fois à la réflexion rationnelle et à la sensibilité poétique. « Carole n’avait jamais entendu dire que les troubadours eussent pu diffuser une nouvelle conception des rapports humains. Elle en est ravie », précise Michèle Bernstein. Gilles oppose même l’amour-passion des troubadours à la fidélité qui fonde la société féodale. Les troubadours ne sont qu’un prétexte amusant pour résumer la démarche des situationnistes. Ses jeunes révolutionnaires s'attachent à une autre manière de vivre et de penser à travers l’esprit subversif de la créativité artistique.
Geneviève assume pleinement son libertinage et ses nombreuses relations amoureuses. « C’est le moment où Carole se fait préciser que Geneviève couche avec des garçons, assez souvent, et non sans le dire à Gilles », écrit Michèle Bernstein. Geneviève privilégie le plaisir amoureux et la séduction ludique sur la contrainte de l’attachement. La jeune femme « considérait l’amour comme une stratégie, un divertissement dans lequel elle ne voulait rien miser, ni rien risquer, et surtout pas un attachement de cette sorte », précise Michèle Bernstein. Geneviève s’apparente à un personnage libertin et joueur des Liaisons dangereuses.
Geneviève apprécie de s’abandonner au plaisir sexuel avec un inconnu qu’elle vient de rencontrer. En bonne libertine, elle refuse l’ordre moral et les conventions bourgeoises. Sa relation avec Gilles fait penser à celle des deux personnages des Liaisons dangereuses. Comme Valmont et Merteuil, ils se racontent leurs conquêtes amoureuses et entretiennent un jeu de séduction. La jeune femme reproche même à Gilles les sentiments qu’il éprouve pour Carole. Au contraire, Geneviève refuse toute forme d’attachement, qu’elle considère comme une entrave à son plaisir.
Mais les exigences de Geneviève révèlent que le libertinage peut aussi devenir un conformisme, certes opposé aux conventions bourgeoises, mais également avec ses codes et ses contraintes. Geneviève ressent ainsi de la tristesse lorsqu’elle doit partir de Paris et quitter son amant. Mais ce sentiment peut aussi conforter son désir de rester libre et sans attache. D'ailleurs, elle trouve vite refuge dans les bras d'Hélène, une nouvelle amante. L'amour n'est plus enfermé dans le cadre rigide du couple mais devient la source d'expérimentations ludiques.
Le récit de Michèle Bernstein évoque plusieurs critiques du couple. D'abord, comme dans Les liaisons dangereuses, le couple renvoie à la jalousie et à la possessivité. Le patriarcat repose sur la propriété amoureuse et sexuelle pour empêcher la liberté individuelle, notamment celle des femmes. Surtout, le couple évoque la routine et l'ennui. Le petit amour en charentaises avec son confort tiède semble raillé par le personnage de Geneviève. Le couple se contente d'un petit bonheur conforme dans le cadre duquel même la dérive situationniste devient une routine inoffensive.
L’esprit libertin correspond bien à la démarche libertaire des situationnistes. « Vivre sans contraintes et jouir sans entraves » : ce mot d’ordre exprime la proximité de ses deux mouvements de destruction de l’ordre moral. Contre les normes et les contraintes sociales, le jeu et le plaisir deviennent des armes révolutionnaires.
Aujourd'hui, ceux qui se réfèrent aux situationnistes sont trop souvent des gauchistes ennuyeux. Ils ont tendance à réduire ce mouvement à un groupe de théoriciens révolutionnaires au discours sophistiqué et monotone. Pourtant, les situationnistes veulent renverser l'ordre social surtout pour rendre la vie passionnante. Le plaisir et le jeu doivent permettre d'expérimenter d'autres possibilités d'existences, notamment à travers la dérive et la pratique artistique. Les jeunes situationnistes assument même une dimension ludique et libertine. Ils attaquent l’ordre moral et leur critique radicale de la vie quotidienne comprend une révolution amoureuse et sexuelle.
Source : Michèle Bernstein, La Nuit, Allia, 2013 (paru pour la première fois en 1961 aux éditions Buchet/Chastel)
Critiquer l'art pour passionner la vie
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Le tourisme, une forme moderne d'aliénation
Revue de presse sur le site des Editions Allia
Rubrique Debordiana sur le Jura Libertaire
Guy Debord sur le site La Revue des Ressources
Emmanuel Guy, “Dérive et psychogéographie”, vidéo de la conférence du 27 avril 2013 publiée sur le site de la Bibliothèque nationale de France
Guy Debord sur France Culture
Guy Debord sur Radio france Internationale
Guy Debord sur France Inter
Film de Guy Debord, " Sur le passage de quelques personnes... "
Vidéo sur les situationnistes
Vidéo : entretien avec Michèle Bernstein