Critiquer l'art pour passionner la vie
Publié le 9 Avril 2012
Guy Debord et les situationnistes luttent pour libérer le prolétariat de l’exploitation, mais aussi pour une libération totale qui comprend tous les aspects de la vie.
En 1957, Guy Debord développe une réflexion originale sur la société marchande dans son Rapport sur la construction des situations. Il participe à l’Internationale Lettriste avant de fonder l’Internationale situationniste. La critique du capitalisme développée par Marx et le mouvement ouvrier révolutionnaire s’accompagne d’une critique radicale de la vie quotidienne inspirée par les mouvements dada et surréaliste.
Dépasser l’art
« Nous pensons d’abord qu’il faut changer le monde. Nous voulons le changement le plus libérateur de la société et de la vie où nous sommes enfermés. Nous savons que ce changement est possible par des actions appropriées », analyse Guy Debord dès les premières lignes de son texte de 1957 sur la construction des situations. Le projet situationniste aspire à une révolution totale. La société marchande et les rapports de production capitalistes fondés sur l’exploitation sont remis en cause par ce mouvement qui s’inscrit dans un marxisme libertaire. Mais les situationnistes aspirent surtout à bouleverser tous les aspects de la vie et développent une critique radicale du quotidien et de l’aliénation.
Dans son texte de 1957, Guy Debord s’intéresse à la culture qui désigne « un complexe de l’esthétique, des sentiments et des moeurs ». Comme Henri Lefebvre, il observe un conformisme imposé par la bourgeoisie avec le développement de « certaines formes dégradées de nouveautés, inoffensives et confuses ». Guy Debord souligne l’apport mais aussi les limites du dadaïsme et du surréalisme. Dada permet de détruire le conformisme artistique et culturel mais se limite à une pure négativité. Les surréalistes valorisent le désir mais s’engluent dans l’apologie de l’inconscient et de l’irrationnel.
Surréalisme qui sombre dans l’occultisme, existentialisme médiocre, réalisme-socialiste, phénomène Sagan-Drouet : tous les courants littéraires et artistiques des années 1950 révèlent une décomposition idéologique et culturelle. La poésie et le roman apparaissent même comme des « formes condamnées ».
Vivre pleinement
« Une action culturelle dans la culture ne saurait avoir pour but de traduire ou d’expliquer la vie, mais de l’élargir », souligne Guy Debord. La révolution doit transformer radicalement la vie quotidienne. « Avec l’exploitation de l’homme doivent mourir les passions, les compensations et les habitudes qui en étaient les produits. Il faut définir de nouveaux désirs, en rapport avec les possibilités d’aujourd’hui », estime Guy Debord. Il semble également déterminant de réaliser ses propres désirs ici et maintenant, afin d’alimenter le désir de révolution. « Nous devons construire des ambiances nouvelles qui soient à la fois le produit et l’instrument de comportements nouveaux », poursuit le texte. L’expérimentation, la créativité, le jeu doivent permettre une émancipation révolutionnaire.
Guy Debord refuse la séparation entre les différentes formes d’expression artistique. « L’emploi de l’ensemble des arts et techniques, comme moyens concourant à une composition intégrale du milieu », définit l’urbanisme unitaire. Vivre pleinement devient le projet situationniste. « Le but le plus général doit être d’élargir la part non médiocre de la vie, d’en diminuer, autant qu’il est possible, les moments nuls », résume Guy Debord. Le jeu doit passionner la vie mais se distingue de la compétition et des loisirs qui au contraire renforcent l’« abrutissement du prolétariat par des sous produits de l’idéologie mystificatrice et des goûts de la bourgeoisie ». Le jeu doit répandre une véritable révolution dans la vie quotidienne. « Mais l’application de cette volonté de création ludique doit s’étendre à toutes les formes connues des rapports humains, et par exemple influencer l’évolution historique des sentiments comme l’amitié ou l’amour », explique Guy Debord. Tous les aspects de la vie doivent devenir un jeu.
Guiy Debord élabore une ébauche de la notion de spectacle associé à la passivité et à la non-intervention, dans la culture ou dans la politique. La séparation des différentes activités et la spécialisation subissent également sa critique. « Dans une société sans classes, peut-on dire, il n’y aura plus de peintres mais des situationnistes qui, entre autres choses, feront de la peinture », explique Guy Debord qui semble détourner une citation de Marx. « Le jeu et la multiplications des périodes émouvantes » doivent poser la base d’une perspective révolutionnaire. « Opposer concrètement, en toute occasion, aux reflets du mode de vie capitaliste, d’autres modes de vie désirables ; détruire, par touts les moyens hyper-politiques, l’idée bourgeoise du bonheur » devient l’objectif immédiat des situationnistes. « On a assez interprété les passions : il s’agit maintenant d’en trouver d’autres », conclue le texte.
Changer le monde
Guy Debord critique l’art et ses différentes formes séparées. Il s’attache à libérer la créativité, le jeu, le désir, la passion. Mais pour construire une vie pleine et intense, il semble indispensable de s’attaquer aux structures économiques et politiques de l’ordre marchand.
« Le mouvement situationniste apparaît à la fois comme une avant-garde artistique, une recherche expérimentale sur la voie d’une construction libre de la vie quotidienne, enfin une contribution à l’édification théorique et pratique d’une nouvelle contestation révolutionnaire », résume Guy Debord en 1963. Contre la domination marchande s’affirme « le projet inverse d’une créativité libérée, le projet de domination de tous les hommes sur leur propre histoire, à tous les niveaux ». Les situationnistes se rattachent au mouvement ouvrier, à l’art et à la poésie, en soulignant leurs limites, pour réinventer un projet révolutionnaire. Ils refusent la séparation entre l’art et la politique et aspirent à leur dépassement, « c’est-à-dire justement la réalisation de ce qui a été leur exigence la plus fondamentale ». La pratique artistique doit permettre de réinventer la politique révolutionnaire.
« Le rôle révolutionnaire de l’art moderne, qui a culminé avec le dadaïsme, a été la destruction de toutes les conventions dans l’art, le langage et les conduites », souligne Guy Debord. Mais cette contestation artistique semble désormais récupérée, muséifiée et perd de son tranchant critique pour devenir une mode culturelle.
Pourtant, les situationnistes articulent une critique de l’ordre capitaliste avec une critique radicale de la vie quotidienne. C’est l’association de ses deux aspects qui font de l’Internationale situationniste le mouvement le plus radical et le plus révolutionnaire de son temps. Il semble indispensable de réactiver le projet de transformer le monde pour changer la vie.
Source: Guy Debord, Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l'organisation et de l'action de la tendance situationniste internationale, 1957
Guy Debord, Les situationnistes et les nouvelles formes d’action dans la politique ou l’art, 1963
Michèle Bernstein et la vie des situationnistes
Henri Lefebvre et le romantisme révolutionnaire
La révolution des surréalistes
Les situationnistes dans la lutte des classes
Rubrique "Avant-gardes artistiques et politiques"
Thomas Genty, « La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l’art », 1998
Thomas Genty, « Art et subversion, deux pôles antagonistes ? De l’impossibilité de la subversion de l’art au dépassement de l’art par une praxis de la subversion quotidienne », 1999
Bathélémy Schwartz, "Dérives d'avant-garde (sur l'urbanisme unitaire situationniste)", Oiseau-tempête n°6, 1999
Guy Debord, Internationale situationniste, « Sur l’emploi du temps libre suivi de Thèses sur la révolution culturelle », 1960
Guy Debord, « Perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne », 1961
Jérémy Frontin, Spectacle urbain. À qui s'adresse la ville contemporaine ?, publié dans la revue Dérivations # 1 en septembre 2015