Insurrection des désirs et Italie des années 1970
Publié le 29 Janvier 2012
Marcello Tari retrace l’atmosphère de l’autonomie dans l’Italie des années 1970. Loin de la grisaille léniniste des Brigades rouges, ce « réformisme armé » mâtiné de gauchisme mortifère, l’insurrection autonome apparaît comme une fête, nourrie par le désir, le plaisir, la passion.
Les « années de plombs » pour l’État apparaissent comme des années de jouissance pour le prolétariat. L’aventure du mouvement autonome, qui enfièvre l’Italie des années 1970, demeure méconnue. Les médias traitent cette histoire de révoltes et de luttes sur le registre judiciaire à travers les « affaires » Cesare Battisti ou Marina Petrella. Les milieux intellectuels s’intéressent davantage au gauchisme mondain de Toni Negri , ancien militant autonome qui chante les vertus du capitalisme new look. En revanche, peu d’études sérieuses se penchent sur l’effervescence de l’Autonomie italienne, sinon pour la réduire à un déchaînement de violence.
L’ouvrage de Marcello Tari replonge dans l’ambiance du « Mouvement », à travers ses tracts et ses multiples journaux. L’Autonomie, loin de patauger dans des flaques de sang, renvoie à un mouvement qui s’attache à passionner la vie pour transformer radicalement le monde. Les attaques contre le capital s’accompagnent d’une critique radicale de la vie quotidienne.
Depuis la fin des années 1960, la tension sociale s’avive dans l’usine Fiat de Turin. Mais la collaboration des syndicats permet au patronat de contenir les désirs insurrectionnels. Dans ce contexte, une révolte ouvrière devient une lutte sociale et politique contre la production et l’État. En 1969, une lutte majeure éclate à la Fiat avec une victoire qui démontre que les ouvriers peuvent former une puissance collective capable de déstabiliser le puissant patronat italien. En 1973, lorsque les ouvriers se rencontrent sans les bureaucrates syndicalistes, ils échangent leurs idées et leurs pratiques. Grève sauvage, sabotage, blocage de l’usine : de nouvelles formes de lutte émergent.
Mais les ouvriers décident de bloquer non seulement leur usine, mais aussi toute la ville, pour s’approprier le territoire. Ce blocage total dure trois jours mais marque durablement les pratiques du mouvement ouvrier qui sort de l’usine pour occuper l’ensemble de l’espace urbain. Le blocage de la production renvoie également au refus du travail, pour vivre enfin pleinement. « Bloquer la production signifiait laisser libre cours aux flux du désir », résume Marcello Tari. Cantines illégales, squats, « marchés rouges » : de nouvelles pratiques, par la construction d’espaces autonomes et autogérés, se répandent depuis l’usine de Mirafiori de Turin pour embrasser l’ensemble du territoire métropolitain.
En 1973, le président chilien Allende est assassiné. La peur d’un coup d’État fasciste devient plus concrète. Les dirigeants du Parti communiste italien (PCI) décident de se rapprocher de la Démocratie chrétienne (DC). Mais des communistes en marge du Parti commencent à s’armer.
Le Mouvement se distingue des multiples groupuscules gauchistes, à la prose illisible, qui grouillent sur les vagues de contestation sociale. L’Autonomie comprend de multiples courants politiques avec toutes les variétés du marxisme et de l’anarchisme, mais aussi le luxembourgisme, le dadaïsme, et un marxisme libertaire influencé par les idées situationnistes ou conseillistes. Potere Operaïo concocte un étrange mélange de léninisme et de spontanéisme. Mais la volonté léniniste de construire un parti se dissout dans l’ampleur du Mouvement.
L’Autonomie semble diverse et non réductible à une idéologie. Le refus de la délégation politique et du réformisme demeurent ses traits les plus saillants. Le désir de subversion et la réinvention quotidienne du communisme unissent les multiples subjectivités radicales qui composent ce mouvement.
Entre 1973 et 1975, des collectifs autonomes déclenchent des luttes dans les quartiers populaires romains à partir des problèmes liés au logement. Ses conflits semblent massifs avec 3000 logements occupés et 25 000 auto-réductions qui concernent l’électricité, le gaz, l’eau, le téléphone. A Turin, des auto-réductions s’organisent dans les transports en commun. A Milan des expropriations se déroulent dans les supermarchés. En 1974, des groupes tentent d’entrer gratuitement dans des concerts de rock. Ses diverses pratiques se répandent et traduisent le mot d’ordre issu des luttes ouvrières : de la revendication à l’appropriation.
En mars 1973, à Bologne, l’Autonomie ouvrière organisée réunit les assemblés et comités ouvriers de différentes villes.
De 1974 à 1976, Milan devient le lieu de convergences de multiples luttes et expériences autonomes. La contestation sociale s’étend au-delà du mouvement ouvrier et des usines de Turin. « Prenons la ville ! » devient le slogan de l’organisation Lotta Continua et de tout un mouvement. L’Autonomie forme alors « une constellation de collectifs, de revues, de comités, de singularités qui se reconnaissent dans ce paradigme de la subversion », selon Marcello Tari.
Des actions directes sont organisées. Mais le mouvement autonome se distingue des groupes clandestins, comme les Brigades rouges, qui fétichisent la violence pour prendre le pouvoir et non pour le détruire. L’action violente doit exprimer le désir du mouvement et non être planifiée par une avant-garde qui se vit comme une « délégation prolétarienne ». Les exploités, ouvriers mais aussi employés, critiquent l’assujettissement au travail, à l’image de la caissière obligée de sourire. Les chômeurs, les étudiants, les femmes et les minorités sexuelles, composent la « plèbe » selon l’expression de Foucault, et deviennent des nouveaux sujets révolutionnaires.
Des journaux, comme Rosso, et autres revues permettent d’exprimer une subjectivité radicale, avec une critique de la culture, de l’intellectuel et toute forme de médiation. « La théorie de la révolution veut dire une pratique directe de la lutte de classes », affirme Mario Tronti. Les rues et les places deviennent des « territoires libérés » pour permettre une convergence des désirs. Le Mouvement transforme le quotidien en ouvrant des espaces de rencontres. « C’était un autre monde, oui, tout autre que les places désertifiées, plastifiées et hypersurveillées des métropoles européennes aujourd’hui », souligne Marcello Tari.
Les lycéens s’opposent à « l’organisation capitaliste des études ». La « société de répression », contre les drogues et l’homosexualité, est critiquée y compris au sein des organisations politiques imprégnées par la morale sexuelle du gauchisme.
Le Mouvement porte la guerre sociale dans la vie quotidienne et refuse la séparation entre le politique et le personnel. Les rapports humains, qui reposent sur des bases sexistes et classistes, sont attaqués. L’amour, l’amitié, la sexualité doivent devenir révolutionnaire. Cette perspective débouche vers de nouvelles luttes de libération.
Le refus du travail doit permettre « l’habitation d’un temps libéré, antiproductif et fortement érotisé », selon Marcello Tari. Cette démarche s’inscrit dans une critique, non seulement du capitalisme, mais aussi de la vie quotidienne. Le travail demeure perçu comme un rapport d’exploitation mais aussi comme une aliénation des individus. Face au capital, l’Autonomie riposte par la jouissance et le communisme comme « totalité de la libération ». « La pratique du bonheur est subversive lorsqu’elle se collectivise », affirme le journal A / traverso.
Un article intitulé « De la lutte salariale à la nouvelle subjectivité ouvrière » analyse le passage de la « revendication des besoins » à « l’explosion des désirs ». L’affrontement investit la vie quotidienne. « On veut parler ici de la lutte contre le commandement, contre les chefs, contre la hiérarchie et en même temps, du refus ouvrier de la machine bureaucratique léniniste, quel que soit le groupe qui la propose », continue l’article. La libération des désirs s’attaque à toutes les formes d’autorité, de contrainte, de soumission.
Le Mouvement se caractérise par sa diversité et se révèle sauvage et indomptable. L’Autonomie refuse toute forme d’unification ou de centralisation.
L’autonomie féministe se distingue du féminisme légaliste. Les féministes autonomes s’attaquent au travail domestique pour remettre en cause l’ordre patriarcal et la famille. Des groupes d’« autoconscience » permettent aux femmes d’échanger leurs expériences, d’exprimer leurs désirs et de critiquer leurs conditionnements sociaux. Ce féminisme, à l’image de l’Autonomie, s’attaque à tous les dispositifs de pouvoir et aspire à balayer toutes les normes. « Les thèmes du corps, de la sexualité, de la psychanalyse, envahissent les collectifs d’usines, de quartiers, les dispensaires, de même que la théorie marxiste des besoins, rapportée à la matérialité de l’oppression sexuelle des femmes, et à la « critique de la survie affective » imprègne les deux groupes issus de collectif milanais de via Cherubini », observe Lea Melandri. L’autorité des petits chefs mâles du Mouvement se voit contestée et ridiculisée.
Bifo et A / traverso distinguent un clivage entre une autonomie qui s’attache à une direction centralisée opposée à « l’autonomie comme capacité de vivre ses propres besoins, ses propres désirs, en dehors de toute logique de négociation avec le gouvernement ».
Dans le sillage de l’autonomie féminisme émerge des mouvements homosexuels. Ils pratiquent également des groupes d’autoconscience. La lutte contre la répression sexuelle s’intensifie. Après le slogan « Prenons la ville », le nouveau mot d’ordre devient « Reprenons la vie » pour élaborer une pratique collective du bonheur. « Où que l’on aille à l’époque, il y avait des endroits, des rues, des maisons, des lieux où on pouvait faire de nouvelles rencontres, construire des langages, étreindre des corps, fabriquer des machines de guerre au-delà et à l’encontre de tout conventionnalisme », décrit Marcello Tari.
Les jeunes prolétaires politisent la contre-culture. La revue Re Nudo organise des rassemblements musicaux et politiques. Des jeunes refusent de payer l’entrée des concerts et perturbent les représentations des pseudo-stars. Des lycées sont occupés pour contester l’autorité des professeurs. Des auto-réductions se pratiquent dans les cinémas et les restaurants. A l’occasion d’occupations de places du centre ville des fêtes sont improvisées. « Nous ne préparons pas des festivals, nous créons des situations » affirme le journal Puzz dans une veine situationniste.
Le journal A / traverso et Radio Alice expriment l’esprit du Mouvement et insistent sur la réalisation des désirs. A / traverso estime que le groupe devient une alternative à la famille, au parti, et à toutes les organisations hiérarchisées. Mais le groupe ne doit pas se replier sur lui-même mais être lié à l’ensemble du Mouvement. Radio Alice s’attache à la destruction de l’ordre symbolique et linguistique pour exprimer une multiplication des désirs. Dans le sillage du mouvement dada, la séparation entre l’art et la vie est abolie pour passionner le quotidien.
Le Mouvement de 77 apparaît comme l’apogée de l’Autonomie. Le contexte est différent de celui des grandes grèves ouvrières. Le capitalisme s’est restructuré et le secteur industriel décline. Mais les salariés du secteur des services, les travailleurs précaires, les chômeurs, les étudiants forment un prolétariat diffus. « Du travail pour tous, mais très peu et sans aucun effort » devient le slogan scandé par les manifestants, loin des revendications salariales traditionnelles.
Le gouvernement démocrate chrétien impose des mesures de rigueur. Une université est occupée par les étudiants après une agression fasciste. La contestation s‘amplifie, contaminée par l'esprit de l'Autonomie. « On respirait dans les cortèges un climat de fête et de guerre, d’érotisme et de créativité, qui avaient caractérisé l’irruption des différents mouvements autonomes de libération », décrit Marcello Tari. Le 5 février, toutes les facultés romaines sont occupées. Dans les universités, les étudiants sont rejoints par le jeune prolétariat : les Indiens métropolitains. Ils expriment une créativité joyeuse inspirée par les mouvements dada et surréaliste. Ils participent aux manifestations autonomes en criant des slogans comme « Orgasme libre ». Une inscription gigantesque barre la façade de l’université romaine : « L’imagination détruira le pouvoir et un éclat de rire vous enterrera ». Les interventions des petits bureaucrates qui respirent l’ennui militant sont perturbées, tout comme les cours.
Mais le PCI, qui dirige la mairie de Rome, tente de déloger les occupants. Pourtant, le terrible service d’ordre du PCI fuit à l’assaut des autonomes. La police attaque l’université, mais les occupants parviennent à s’échapper. Selon Marcello Tari cet épisode révèle l’antagonisme, entre le PCI institutionnalisé et le mouvement des autonomies, « entre le socialisme des sacrifices et le communisme des désirs ».
Bologne devient l’épicentre du mouvement de 1977. Cette ville, administrée par le PCI, concilie communisme et consumérisme. Dans cette ville étudiante, le mouvement privilégie la contre-culture, l’extranéité et les pratiques de réappropriation immédiates comme les auto-réductions. Mais, avec le durcissement de la répression, le Mouvement bolognais ne peut plus échapper à la confrontation directe avec l’État. Malgré la violence des affrontements, les autonomes sont soutenus par des personnes qui ne participent pas au Mouvement. « Ne pas séparer la subversion contre l’État de celle contre le quotidien, la déstabilisation du capital-État de la déstructuration de la société » explique le succès du Mouvement à Bologne selon Marcello Tari. « L’arme qu’utilise le mouvement est la plus terrible, celle de la transformation du quotidien », résume un collectif de Bologne.
Le 12 mars, les barricades sont dégagées et le PCI pense que le mouvement est terminé. Mais de nouveaux cortèges sillonnent la ville. Une émeute éclate dans une prison qui enferme des manifestants. Mais, le lendemain, les chars occupent la ville.
« Nous n’appartenons plus à votre civilisation ! » scandent les manifestants à Rome. A partir du 12 mars, le mouvement de contestation prend une ampleur nationale. Un défilé de plus de 100 000 personnes sillonne la capitale. Malgré des scènes de guérilla urbaine, avec des fusillades et des bâtiments incendiés, l’insurrection ne fait aucun mort. Milan apparaît également comme un autre foyer de contestation. Mais les petites villes semblent les plus actives. Dans le sud de l’Italie, le mouvement autonome pallie l’absence d’État. Cependant, la répression s’accentue. Des attaques et des explosions visent surtout des cibles symboliques. Mais aucune action ne permet de bloquer durablement l’économie. Les premiers morts, dans un contexte de répression féroce, génèrent un délitement progressif du mouvement. Acculés à l’illégalisme par l’État policier, les autonomes peuvent difficilement rester liés aux luttes légales importantes, comme celle pour les transports gratuits.
Le livre de Marcello Tari ne se distingue pas par sa réflexion stratégique, notamment pour expliquer l’échec du Mouvement. Mais son texte permet de décrire les débats et les luttes qui animent le courant le plus libertaire et radical du mouvement révolutionnaire de l’Italie des années 1970.
La référence à l’Italie des années 1970 est utilisée par les autonomes français noyés dans l’activisme et l’insurrectionalisme à grand spectacle, de type black block. Plutôt que la violence symbolique et minoritaire ou les alternatives de pacotille, les grands mouvements de lutte se révèlent plus efficaces. L’appropriation des entreprises et le blocage des flux de production permettent d’attaquer plus concrètement le capital. Sébastien Schifres souligne les limites d'un mouvement qui n'aspire pas à la réappropriation des moyens de production et à une perspective de révolution sociale. Surtout, le mouvement autonome ne touche que les franges précaires de la jeunesse et semble loin de contaminer l’ensemble de la société.
Mais, dans cette période de crise du capitalisme, l’Autonomie italienne dessine des perspectives émancipatrices malgré son échec. Une politique de la liberté et du désir alimente des luttes qui s’embrasent sur tous les fronts. Si les autonomes français réduisent le Mouvement à son insurrectionalisme mythifié, son originalité et sa puissance provient surtout de sa critique en actes du quotidien. Ce mouvement propage des pratiques de lutte et d’émancipation dans tous les aspects de la vie. Les sujets révolutionnaires se multiplient et l’expression libre des désirs attaque la logique du capital et du travail. L’Autonomie parvient à passionner la vie pour proclamer la fête et la jouissance.
Source: Marcello Tari, Autonomie ! Italie, les années 1970, (traduit par Etienne Dobenesque) La Fabrique, 2011
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Vidéo : rencontre avec Marcello Tari à la librairie L'Harmattan de Lille
Jacques Wanjnsztejn, "Commentaire critique du livre de Marcello Tari: Autonomie ! Italie, les années 70 (ed. la Fabrique, 2011)", sur le blog de la revue Temps Critiques
Radio : émission sur Radio Libertaire "Offensive Sonore" du 03-02-2012 avec Marcello Tari sur le site de l'Offensive libertaire et sociale (OLS)
Eric Arrivé, "Le travail, voilà l'ennemi !", Les lettres françaises
Sébastien Schifres, "Le mouvement autonome en Italie et en France", mémoire de master 2 de sociologie politique, septembre 2008
Rubrique "Opéraïsme et autonomie" sur le site de la revue Multitudes
Textes de Franco berardi (Bifo) sur le site de la revue Multitudes
Radio : émissions de radio et bibliographie sur le site mutins mutines:
"Des mouvements autonomes en Italie et ailleurs...", 28 novembre 2007
"Retour sur l'Italie 70", 28 mars 2008
Luttes urbaines en Italie 1950-1980, sur le site Laboratoire urbanisme insurrectionnel
Italie: luttes urbaines 1968-1974, sur le site Laboratoire urbanisme insurrectionnel
Italie: luttes urbaines 1976-1978, sur le site Laboratoire urbanisme insurrectionnel
La revue Temps Critiques a publié plusieurs textes de réflexion sur l'extrême gauche italienne des années 1970 et sur l'influence qu'exerce ce mouvement sur les révolutionnaires d'aujourd'hui:
G.Zavier, J.Wajnsztejn, "L'insurrectionnalisme qui vient", octobre 2010
J.Wajnsztejn, "Lutte armée et révolution. Nouvelle réponse à Coleman", avril 2011
Manifestation d'étudiants à Bologne en 1977