Les situationnistes dans la lutte des classes
Publié le 4 Mai 2012
Le mouvement situationniste enrichit la réflexion du mouvement ouvrier révolutionnaire par une critique de la vie quotidienne. Il en résulte une conception originale de la lutte des classes.
De Tiqqun à L’Encyclopédie des Nuisances, de Philippe Sollers à Amselm Jappe, la plupart des post-situationnistes rejettent la lutte des classes. A l’image des mouvements dada et surréaliste, les situationnistes semblent aujourd’hui inoffensifs. De Guy Debord, les admirateurs ne retiennent que le style littéraire. Tiqqun reproduit le ton supérieur et sentencieux des professeurs de révolution, et parfois l’humour dans ses meilleurs textes, mais rejette entièrement l’analyse marxiste et le communisme de conseils.
Il semble donc important de décrire l'activité théorique et pratique des situationnistes dans la lutte des classes. L’intervention situationniste fut brève mais intense, pour déboucher sur l’explosion de Mai 68.
Inversement, les études historiques sur Mai 68 occultent le rôle de l’Internationale situationniste (IS). Même l’historiographie d’extrême gauche, illustrée notamment par Kristin Ross, réduit Mai 68 à une farandole de groupes gauchistes, maoïstes en tête.
Pascal Dumontier retrace l’histoire de l’Internationale situationniste pour la replacer dans son contexte politique et intellectuel.
Révolution sociale et critique de la vie quotidienne
« A la veille de 1968, l’Internationale situationniste, d’organisation artistique d’avant-garde est devenue une organisation révolutionnaire originale », estime Pascal Dumontier. L’IS se distingue des autres groupes libertaires pour renouveler le projet révolutionnaire à travers une critique plus radicale et moins limitée. L’IS concilie la critique du capitalisme héritée du mouvement ouvrier anti-bureaucratique et la critique de la vie quotidienne issue des avant-gardes artistiques .
En 1954, l’Internationale lettriste crée la revue Potlach. Ce mouvement en rupture avec les lettristes et les surréalistes, aspire à dépasser l’art et l’esthétique pour transformer la vie. Contre l’urbanisme, l’Internationale lettriste développe des comportements ludiques pour permettre une émancipation des désirs et de la vie. Ce mouvement développe également une critique du cinéma et répand la pratique du détournement. Avec les jeunes lettristes, l’IS regroupe également le mouvement Cobra et des artistes en rupture avec un surréalisme vieillissant. Contre l’art bourgeois et professionnel, Cobra lutte pour un art populaire à travers une « expression vitale, directe et collective ». Contre la culture existante, Cobra s’attache à l’art créatif et à l’expérimentation. « Une liberté nouvelle va naître pour permettre aux hommes de satisfaire leur désir de créer », estime ce mouvement qui s’attache ainsi à une transformation radicale de la société et de la vie.
En 1957, ses différents mouvements s’organisent dans l’Internationale situationniste. Guy Debord développe alors ses réflexions sur le dépassement de l’art et la critique de la vie quotidienne. « Ce qui caractérise l’IS, c’est justement le refus de compromission avec le monde moderne et cette volonté de rompre avec la fonction d’artiste, au sens actuel du terme », souligne Pascal Dumontier. Mais les artistes qui rejettent la révolution sociale sont rapidement exclus de l’IS. La critique de la vie quotidienne débouche vers une réflexion globale sur la société, et l’IS aspire désormais à réaliser la théorie révolutionnaire de son temps.
En 1961, l’IS se rapproche des groupes conseillistes, notamment Socialisme ou Barbarie. « La participation et la créativité des gens dépendant d’un projet collectif qui concerne explicitement tous les aspects du vécu », estime l’IS. La critique de la vie quotidienne s’inscrit dans une perspective révolutionnaire. « Sans la critique de la vie quotidienne, l’organisation révolutionnaire est un milieu séparé, aussi conventionnel, et finalement passif, que ses villages de vacances qui sont le terrain spécialisé de ses loisirs modernes », rappelle pourtant l’IS. La révolution doit surtout permettre de rendre la vie passionnante. En 1967 Guy Debord publie La société du spectacle et Raoul Vaneigem présente son Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations. Avec les mouvements dada et surréaliste, l’IS se réfère au mouvement ouvrier anti-autoritaire, à la pensée de Marx et de Bakounine, à celle de Rosa Luxemburg et Henri Lefebvre mais surtout au communisme de conseils.
Réinventer la révolution contre l’aliénation moderne
La théorie situationniste s’attache à critiquer les nouvelles formes d’aliénations issues de la modernité marchande. « La compréhension de ce monde ne peut se fonder que sur la contestation. Et cette contestation n’a de vérité, et de réalisme, qu’en tant que contestation de la totalité », affirme l’IS en 1962. La critique de la modernité actualise les courants chauds du marxisme dans le contexte de la société de consommation. La société spectaculaire marchande ajoute l’aliénation idéologique à l’aliénation économique. « La logique de la marchandise règne sur l’ensemble du système social, où les individus, exploités dans leur travail, réifiés dans leur vie quotidienne, ont perdu tout pouvoir et tout contrôle sur leur propre vie », décrit Pascal Dumontier pour synthétiser la critique de l’aliénation.
La bureaucratie et les États imposent un mode de travail, de loisirs, de consommation, planifie l’espace avec l’urbanisme, et le temps avec la séparation entre temps de travail et « temps libre ». Raoul Vaneigem décrit un « monde où la garantit de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui ». Travail, consommation, loisirs, culture, espace de vie : l’aliénation colonise tous les aspects de la vie. La notion de spectacle permet d’expliquer la passivité de la population par le développement l’industrie du divertissement et de la communication qui renforcent l’intégration de la classe ouvrière dans la modernité marchande.
Mais les situationnistes développent également une critique radicale des pseudo-pensées contestataires. Psychologues, sociologues, philosophes et autres « vedettes de l’Inintelligence » sont intégrés au système qu’ils prétendent contester. Ils favorisent l’intégration de la contestation à la société du spectacle. De Jean-Paul Sartre à Henri Lefebvre, en passant par la revue Arguments, tous les contemporains des situationnistes reçoivent leurs injures florissantes. Les différents courants révolutionnaires sont critiqués.
Les situationnistes se rattachent à l’expérience des conseils ouvriers, et toutes les autres formes d'organisation doivent être critiquées. Les syndicats et les partis permettent l’intégration de la classe ouvrière dans la société marchande. Guy Debord, dans La société du spectacle, dresse un bilan critique du mouvement ouvrier et souligne même quelques limites dans la pensée de Marx. Le déterminisme historique, l’économisme, le scientisme et la prise du pouvoir d’État sont des limites du marxisme déjà soulignées par Karl Korsch. L’anarchisme est critiqué pour son idéologie et son idéalisme déconnecté du sens pratique. Le marxisme-léninisme, le bolchevisme et le stalinisme forment une idéologie contre-révolutionnaire qui s’attache à discipliner les prolétaires dans une organisation hiérarchisée. En 1917, les « propriétaires du prolétariat » que sont les bureaucrates bolcheviques ont restauré l’économie capitaliste menacée par le mouvement des soviets. Les situationnistes, qui soutiennent les luttes anti-coloniales, critiquent néanmoins les mythologies tiers-mondistes. Maoïsme, Fanonisme, Castro-Guévariste, Titisme sont autant d’idéologies qui justifient l’apparition de nouveaux maîtres pour restructurer l’économie et recomposer la société d’exploitation.
« La révolution est à réinventer, voilà tout », affirme l’IS dès 1961. Le prolétariat demeure le sujet révolutionnaire et se définit comme l’ensemble des personnes qui n’ont aucun pouvoir ou contrôle sur l’emploi de leur vie. Le projet des situationnistes s’appuie sur les Conseils ouvriers pour permettre une autogestion « étendue à toute la production et à tous les aspects de la vie sociale». Ils se réfèrent, entre autres, aux expériences historiques de la Commune de Paris en 1971, des Conseils en Allemagne en 1919, de la révolution espagnole en 1936 et de l’insurrection de Budapest en 1956.
Mais le conseillisme des situationnistes s’enrichit d’une critique de la vie quotidienne. « Ceux qui parlent de luttes des classes et de révolution sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre », tranche Raoul Vaneigem. L’art, la poésie, la créativité, le jeu doivent permettre de construire une vie passionnante. « La révolution, pour les situationnistes, c’est avant tout la réalisation d’une immense fête où la transformation du monde s’accompagne d’une changement radical et total de la vie, enfin réellement vécue », souligne Pascal Dumontier. Les situationnistes se distinguent des idéologies révolutionnaires pour attaquer la modernité et développer la pensée la plus radicale.
Une organisation de théoriciens révolutionnaires
La question de l’organisation demeure centrale pour l’Internationale situationniste, comme pour tous les mouvements révolutionnaires, afin de relier de manière cohérente théorie et praxis. L’IS, malgré une pensée radicalement libertaire, adopte une organisation centralisée. Les groupes locaux peuvent avoir une action autonome, mais en dehors de l’IS. En 1966, la section française apparaît la plus massive, avec dix membres, pour une internationale qui ne comprend pas plus de quinze membres à travers le monde. Mais l’IS privilégie la cohérence théorique sur la quantité de membres. Le déviationniste ou la simple inactivité sont sanctionnés par une intraitable politique d’exclusion. En 1962, l’IS préfère limiter l’accès à l’organisation, plutôt que de déclencher des vagues d’exclusions.
Pour devenir situationniste, il faut refuser toute compromission avec les penseurs d’État et accepter les condamnations de personnalités ou courants intellectuels contemporains. Les situationnistes critiquent également toute forme de militantisme. L’organisation doit favoriser la participation et la créativité de tous ses membres. La séparation entre théorie et pratique est rejetée. La spécialisation des tâches est également considérée comme un embryon de bureaucratie. Mais l’IS, qui se propose de devenir « le plus haut degré de la conscience révolutionnaire », regroupe surtout des théoriciens et se considère comme la seule véritable organisation révolutionnaire.
Après avoir rompu avec Henri Lefebvre et Socialisme ou Barbarie, l’IS se rapproche de groupes révolutionnaires en dehors de la France comme la Zengakuren au Japon. Mais les situationnistes refusent d’entretenir des relations avec les groupes gauchistes qui défendent le maoïsme, le castrisme ou perçoivent l’autogestion en Algérie et en Yougoslavie. Ils constatent la déchéance du mouvement anarchiste français. En 1967, la Fédération anarchiste dénonce un « complot situationniste » en son sein et doit alors faire face à plusieurs scissions.
L’IS se rapproche surtout des groupes conseillistes comme Informations et correspondances ouvrières (ICO). Malgré des divergences théoriques avec ce groupe. Les situationnistes semblent influents surtout par la diffusion leurs écrits. Le détournement de films, de bandes dessinées, de comics et même d’affiches publicitaires permettent de répandre les idées situationnistes. Mais, à la veille de Mai 68, les multiples exclusions ont réduit les effectifs de l’IS qui semble alors limitée dans sa pratique.
Contestation en milieu étudiant
L’Internationale situationniste perçoit dans les mouvements étudiants au Japon, avec les Zengakuren, et à Berkeley aux États-Unis, une contestation globale de la société. Les idées situationnistes se diffusent dans les universités pour participer au déclenchement de Mai 68. En 1966, des étudiants de Strasbourg impriment massivement, aux frais de l’Unef qui est un syndicat étudiant, une brochure intitulée De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel, et de quelques moyens pour y remédier. Ce texte expose les idées situationnistes pour dénoncer l’aliénation des étudiants réduits à la soumission et à la passivité.
« Esclave stoïcien, l’étudiant se croit d’autant plus libre que toutes les chaînes de l’autorité le lient », affirme ce texte qui dénonce l’État et la famille. L’Université fabrique alors les futurs cadres de la société capitaliste et répand l’idéologie qui leur correspond. «L’étudiant est un produit de la société moderne, au même titre que Godard et Coca Cola. Son extrême aliénation ne peut être contestée que par la contestation de la société toute entière », ironise la brochure.
L’étudiant doit se révolter afin de s’organiser avec les classes exploitées pour construire un mouvement révolutionnaire de critique globale de la société capitaliste. Cette brochure s’inscrit dans un climat d’une agitation joyeuse qui règne à Strasbourg. Des cours et des conférences sont perturbés par des jets de tomates sur les intervenants.
Un comics détourné, Le retour de la colonne Durruti, expose de manière originale les idées situationnistes. « Les J.C.R. moi aussi je les encule », proclame Lénine dans ce comics pour dénoncer les jeunes trotskystes. Deux cow-boys à cheval discutent de la réification. « Qu’est-ce qui te fait le plus rigoler toi, les fascistes, l’U.E.C., les gaullistes, les J.C.R. ou les anarchistes du Monde Libertaire ? » demande une brosse à dents. « Oui c’est vrai tous ses gens sont solidaires de ce vieux monde contre lequel il faut maintenant engager le combat », répond l’autre brosse à dents. Les médias, les autorités universitaires et des organisations politiques dénoncent les agitateurs proches des situationnistes.
Les Strasbourgeois proposent la dissolution de l’Unef, pour dénoncer son avant-gardisme, son sous-réformisme et l’imposture du syndicalisme étudiant. Si la motion est rejetée, plusieurs étudiants partagent les idées situationnistes, notamment à Nantes, et leur brochure est de nouveau éditée en 1967. Un étudiant est menacée d’exclusion de l’Université pour un texte qui insulte le recteur, mais il fédère un large soutien y compris de la part d’intellectuels comme Daniel Guérin. Cet étudiant se présente aux élections de la Mnef, mutuelle étudiante, pour défendre la liberté sexuelle et les idées de Wilhelm Reich. Il perd les élections et subit les critiques de l’IS qui le perçoit comme un bureaucrate. De nombreux groupes entrent en conflit avec l’IS mais se réfèrent toujours aux idées des situationnistes.
A Nanterre, des étudiants prévoient d’occuper les Cités-U dont le règlement interdit la circulation des garçons dans le bâtiment des filles. Derrière le chahut juvénile, une contestation globale s’exprime. « C’est déjà l’écho du slogan situationniste « Vivre sans temps morts, jouir sans entraves », associés aux influences des idées de Fourier et de Reich qui se fait entendre », souligne Pascal Dumontier. A Nantes les étudiants sont influencés par les idées situationnistes, mais aussi anarcho-syndicalistes. Ils occupent les cités U et participent au mouvement ouvrier local. Ses différentes formes de contestation préfigurent Mai 68. Les étudiants participent aux manifestations ouvrières pour tenter d’occuper le rectorat et affronter la police dans la rue. La répression alimente la radicalisation politique à Nantes.
Le groupe des Enragés participent à la contestation dans l’université moderne de Nanterre. La critique des conditions de vie, sur le campus et dans les résidences, s’accompagne d’une remise en cause de l’enseignement. Les jeunes anarchistes de Nanterre ouverts aux idées nouvelles de groupes libertaires et de l’IS, sont exclus de la Fédération anarchiste (FA) pour marxisme et situationnisme.
Les Enragés partagent les idées mais aussi les modes d’action des situationnistes, comme le scandale. Ils tentent d’interrompre les cours et perturbent même une représentation de jeunes poètes, qualifiés de « nouvelle race de flics ».Graffitis sur les murs, distributions de tracts, mot d’ordre de boycott des examens: les Enragés multiplient les scandales virulents.
« La jouissance est notre but : TRANSFORMER LE MONDE C’EST AUSSI CHANGER LA VIE » affirme un tract qui développe une critique radicale du monde moderne. La police, appelée par le doyen pour restaurer l’ordre sur l’université, doit fuir sous les jets de projectiles des Enragés et d’autres étudiants. Les Enragés diffusent des affiches, des textes et des bandes dessinées qui opposent les étudiants les plus radicaux à toutes les institutions comme les syndicats, les enseignants et l’administration. Les Enragés quittent ensuite Nanterre, et le mouvement du 22 mars prend le relais de la contestation. Mais ils laissent des slogans sur les murs. « Professeurs, vous êtes vieux… votre culture aussi », « Les syndicat sont des bordels. L’ U.N.E.F. est une putain », « Ne travaillez jamais », « Prenez vos désirs pour la réalité », « L’ennui est contre-révolutionnaire »: tous ses graffitis diffusent la pensée situationniste. Les étudiants permettent d’articuler cette théorie avec une pratique de lutte et de contestation.
L’explosion de Mai 68
Les étudiants occupent les universités et les ouvriers occupent leurs lieux de travail. Mai 68, mouvement de grève générale, permet aux situationnistes de mettre en pratique leur théorie. Les Enragés se démarquent des étudiants gauchistes car ils ne se contentent pas de protester contre les réformes universitaires mais s’attachent à une contestation plus globale de la société. Les situationnistes participent activement à la nuit des barricades du 10 au 11 mai. Ils participent à l’occupation de la Sorbonne au soir du 13 mai. « Occupation des usines - Conseils ouvriers - Comité Enragés-Internationale situationniste » indique une banderole sur le fronton de la « salle Jules Bonnot ». Les graffitis lyriques et poétiques donnent la parole aux murs de l’université pour se distinguer des slogans ronronnants du gauchisme fossilisé. L’assemblée générale qui se réunit chaque jour devient le seul organe de décision pour désigner un Comité d’Occupation. Assemblée générale, liberté d’expression, responsabilité et révocabilité des mandataires élus dessinent une véritable démocratie directe.
Mais les manœuvres des organisations politiques et syndicales perturbent ce fonctionnement, avec la création de commissions auto-proclamées. Le Comité d’Occupation soutien les occupations d’usines et appelle à la formation de Conseils ouvriers. Des télégrammes sont envoyés aux bureaux politiques des partis communistes d’URSS et de Chine. « Tremblez bureaucrates. Le pouvoir international des Conseils Ouvriers va bientôt vous balayer. L’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier des bureaucrates aura été pendu avec les tripes du dernier des capitalistes », prévient le télégramme. Mais les situationnistes quittent la Sorbonne dès le 16 mai. Ils dénoncent la passivité des étudiants face aux manœuvres des gauchistes. Surtout, leur message conseilliste trouve peu d’écho dans le milieu étudiant. Ils se tournent alors vers le mouvement ouvrier.
Le 17 mai 1968 les situationnistes et ceux qui partagent leurs idées fondent le Comité pour le maintien des occupations (CMDO). Cette organisation conseilliste tente de créer des liaisons entre les différents lieux de travail occupés. Le CMDO défend le programme d’une démocratie directe totale fondée sur le pouvoir absolu des Conseils Ouvriers. Le CMDO publie des textes et des affiches mais se distingue des autres groupes conseillistes qui, malgré leur critique des syndicats, restent tolérants à l’égard des gauchistes. Surtout, le CMDO insiste sur la critique de la vie quotidienne et lutte pour une autogestion généralisée à tous les aspects de la vie. La transformation du monde doit s’accompagner d’un changement de vie. Le CMDO traduit ses textes et inscrit Mai 68 non seulement dans une filiation historique mais aussi dans la perspective d’une révolution à l’échelle internationale. Les situationnistes s’attachent à critiquer toutes les bureaucraties, syndicales ou politiques, staliniennes ou gauchistes, qui loin de « trahir » le mouvement apparaissent comme « un mécanisme d’intégration à la société capitaliste ». La signature des accords de Grenelle par la CGT pour appeler à la reprise du travail confirme ses analyses. Les situationnistes interviennent dans ce mouvement de lutte pour le radicaliser au maximum.
Une influence théorique
Les idées situationnistes irriguent la révolte de Mai 68. A Strasbourg, tracts et graffitis animent un mouvement hostile aux militants mais qui semble restreint à l’université. A Nantes, la révolte semble particulièrement violente et radicale. Les Enragés de Nantes participent activement aux actions avec les ouvriers en grève. Cette ville annonce les prémices d’une jonction entre le mouvement étudiant et le mouvement ouvrier. Mais des groupes influencés par les situationnistes existent dans plusieurs villes de France, comme Bordeaux ou Toulouse. Surtout, la critique de la vie quotidienne et les axes de lutte portés par l’Internationale situationniste irradient l’ensemble du mouvement de Mai 68. L’aspiration à vivre pleinement, sans temps morts et sans entraves, la fête révolutionnaire, l’importance accordée à la créativité, au désir, au plaisir : toutes ses idées présentes en Mai 68 s’inscrivent dans une filiation situationniste.
Face à la récupération de la contestation par l’idéologie marchande, les situationnistes refusent toute forme de distinction et de participation à des cercles littéraires et artistiques. Ils pratiquent l’insulte, loufoque et poétique, pour répondre à de telles invitations. Mais le « situationnisme » devient rapidemment une marchandise comme une autre, assimilée à la culture pop. Les situationnistes refusent le spontanéisme et l’absence de réflexion des groupes conseillistes. Ils demeurent partisans d’une organisation politique qui lutte pour le communisme de conseils.
Des groupes autonomes, influencés par les idées de l’IS, maintiennent une agitation dans les facs et les lycées. L’émeute et la guérilla urbaine deviennent un jeu. « C’est à tous les moments de notre VIE QUOTIDIENNE que nous devons et nous pouvons nous LIBERER de tout ce qui nous opprime », affirme l’éditorial du numéro 1 du journal Vivre sans temps mort, jouir sans entraves. Grèves sauvages et auto-réductions deviennent des pratiquesqui se répandent. Mais divers groupes pro-situs prolifèrent, avec le style littéraire de l’IS dégénérescente qui perdure encore aujourd’hui. L’Internationale situationniste se désagrège jusqu’à sa dissolution en 1972.
Les idées situationnistes expriment une critique radicale du monde moderne, et le courant le plus extrémiste et révolutionnaire de la contestation généralisée en Mai 68. De nouvelles formes d’expression, artistiques ou politiques, permettent de diffuser ses idées. La révolution apparaît comme une fête. Surtout, ils participent activement à la radicalisation du mouvement de mai 68.
Mais l’Internationale situationniste demeure une organisation de théoriciens qui reste élitiste. Pourtant, tous les êtres humains doivent pouvoir s’exprimer, à travers des idées ou une sensibilité critique, dans une perspective de libération des désirs et des passions.
Le jeu, l’utopie créatrice, la révolution comme fête doivent permettre de rompre avec l’aliénation dans la vie quotidienne. Avec les situationnistes, la théorie et la pratique révolutionnaire sortent des vieilles idéologies. Ils expriment le désir de transformer le monde pour changer la vie, radicalement.
Source: Pascal Dumontier, Les situationnistes et Mai 68. Théorie et pratique de la révolution (1966-1972), Ivrea, 1995
Articles liés :
Michèle Bernstein et la vie des situationnistes
Critiquer l’art pour passionner la vie
L'Internationale situationniste aux Etats-Unis
Le mouvement du 22 mars entre théorie et pratique
Romantisme et lutte des classes
Henri Lefebvre et le romantisme révolutionnaire
Le marxisme critique de Karl Korsch
Pour aller plus loin :
Anna Trespeuch « L' Internationale situationniste : d'autres horizons de révolte », Matériaux pour l’histoire de notre temps 2/2009 (N° 94)
"Guy Debord, un art de la guerre", sur France Culture
Jean-Christophe Angaut « La fin des avant-gardes : les situationnistes et mai 1968 », Actuel Marx 1/2009 (n° 45)
Jérémy Frontin, Spectacle urbain. À qui s'adresse la ville contemporaine ?, publié dans la revue Dérivations # 1 en septembre 2015
Revue Echanges et Mouvement, Les grèves en France en Mai-Juin 1968, publié sur le site Hic Salta - Communisation