La gauche allemande des années 1918
Publié le 7 Mars 2024
La République de Weimar reste connue pour avoir débouché vers le nazisme. Pourtant, ce sont d’importantes luttes sociales qui secouent l’Allemagne entre 1918 et 1933. En 1920, une grève générale massive permet de mettre en échec un coup d’État militaire. Cependant, en dehors de la figure de Rosa Luxemburg, cette période semble méconnue. Il semble important de ne pas comprendre cette histoire uniquement au prisme de l’avènement du nazisme. L’Allemagne et l’Autriche sont traversées par des révolutions, avec leurs expériences démocratiques et leurs utopies.
Les années 1918-1921 révèlent la force du mouvement des conseils ouvriers. Le refus de la guerre mais et des hiérarchies traditionnelles débouche vers une aspiration à la démocratie directe. Le début du XXIe siècle permet l’émergence d’un mouvement autonome qui refuse la médiation des partis et des syndicats. C’est pendant le moment révolutionnaire 1918-1920 que ce genre de contestation émerge. L’historien Jean-Numa Ducange
Mouvement ouvrier en Allemagne
Au début du XXe siècle, l'Allemagne devient une puissance industrielle. Les marxistes considèrent donc ce territoire comme potentiellement révolutionnaire. Un mouvement ouvrier puissant et organisé se construit en Allemagne à travers ses syndicats et son parti social-démocrate. Bismarck est obligé d’inventer l’État social et les assurances pour les ouvriers pour contrer la force de ce mouvement. Le SPD adopte un programme marxiste qui s’oppose à l’exploitation capitaliste. Surtout, il s’appuie sur un dense réseau de structures syndicales et coopératives. Des associations éducatives favorisent également son implantation dans de nombreuses cités industrielles. Les sociaux-démocrates en Europe et en Russie considèrent le SPD comme un modèle. Même si ce parti amorce une phase de bureaucratisation.
Comme la plupart des partis socialistes d’Europe occidentale, le SPD adopte un « attentisme révolutionnaire ». Mais, depuis l’écrasement de la Commune de Paris en 1871, aucune insurrection ouvrière n’éclate. Alors que l’Europe du XIXe siècle est constellée de barricades, l’horizon révolutionnaire semble désormais s’éloigner. Une nébuleuse réformatrice regroupe des marxistes qui veulent faire évoluer l’État dans un sens plus social. Édouard Bernstein préfère atteindre le socialisme par des étapes successives plutôt que d’attendre une rupture révolutionnaire considérée comme improbable.
Au contraire, Rosa Luxemburg estime que la social-démocratie allemande doit demeurer un parti révolutionnaire. Elle observe l’émergence des soviets durant la révolution russe de 1905. Elle estime que ce processus d’auto-organisation du prolétariat peut s’étendre à toute l’Europe. Des grèves de masse permettent de développer une conscience de classe et des pratiques de lutte qui tranchent avec la modération du SPD. Rosa Luxemburg s’oppose à la guerre et réclame même la République, une revendication qui fait peser sur le SPD une menace d’interdiction.
Le SDAP, parti de la social-démocratie dans l’Empire d’Autriche-Hongrie, parvient également à se développer et à s’implanter dans les cités ouvrières. Otto Bauer invente l’austro-marxisme. Ce courant intellectuel et politique singulier insiste sur l’importance d’un État pluri-national. Le SPD et le SDAP sont analysés par Roberto Michels comme des exemples de bureaucratisation. Néanmoins, ces partis permettent également de développer une conscience politique dans la classe ouvrière. Ensuite, cette critique gomme les débats internes et les divergences d’orientation au sein de ces partis.
Le paysage politique évolue en Allemagne. Une nouvelle génération incarnée par Friedrich Ebert arrive à la tête du SPD. Ces dirigeants n’ont pas connu la répression de l’Empire et s’intègrent plus facilement dans les institutions. La guerre déclenche une scission avec la création de l’USPD, incarné par Karl Liebknecht. Ce parti devient rapidement un mouvement de masse implanté dans les usines.
Révolution de 1918
En janvier 1918, une vague de grèves spontanées déferle en Autriche. La population se révolte contre la guerre et aspire à changer radicalement ses conditions d’existence. Les institutions et les hiérarchies traditionnelles cultivées par l’Empire sont remises en cause. Fin janvier, des révoltes éclatent en Allemagne parmi les marins et les ouvriers des usines d’armement. Un important mouvement de grève réclame la paix, mais revendique aussi la fin de la discipline militaire et des droits politiques. En Russie, les bolcheviks prétendent renverser le parlementarisme bourgeois en s’appuyant sur les soviets.
Ce conseil ouvrier devient un lieu de rencontre et d’agitation pour mener une grève. Les conseils deviennent aussi des instruments d’auto-organisation des travailleurs pour faire face aux difficultés matérielles. Les plus radicaux considèrent les conseils comme un embryon de pouvoir alternatif qui remet en cause les appareils politiques et syndicaux. Au contraire, la social-démocratie se méfie d’organes qu’elle ne contrôle pas. Elle souhaite institutionnaliser les conseils pour les intégrer à un dispositif, aux côtés des partis et des syndicats, afin de réguler les conflits sociaux et éviter les grèves.
En novembre 1918, la révolte se propage. La grève s’accompagne par l’occupation d’hôtels de ville, de gares, de sièges du commandement militaire. Les vieilles dynasties s'effondrent, la République est proclamée à Berlin comme à Vienne. Le nouveau gouvernement associe des membres du SPD et de l’USPD. Des réformes sociales sont instaurées comme la journée de 8 heures ou la reconnaissance des sections syndicales d’entreprises. Les réformistes démontrent qu’il est possible d’obtenir des améliorations sociales sans renverser les structures capitalistes. Les révolutionnaires soulignent que ces avancées sont permises sous la pression d’une insurrection.
Les représentants des conseils ouvriers n’appartiennent pas tous au monde ouvrier. Certes, on observe des employés et des ouvriers. Mais la majorité comprend des travailleurs intellectuels. Ce sont des députés, des journalistes, des permanents de syndicats ou du SPD. Les mieux dotés en qualité oratoire, et en manœuvres politiques, ont été désignés comme représentants des conseils. Les spartakistes veulent donner tout le pouvoir aux soviets. Mais leur conseillisme semble paradoxal. Ils veulent confier le pouvoir à des organes qui ont exprimé des revendications proches de la social-démocratie.
Les spartakistes et les partisans de l’insurrection sont souvent des jeunes et des chômeurs. Les sociaux-démocrates sont plus souvent des ouvriers plus âgés. Un clivage de classe et générationnel s’observe. Ensuite, l’agitation qui secoue Berlin ne s’est pas propagée ailleurs en Allemagne. De plus, l’insurrection spartakiste reste surtout portée par des militants de l’USPD. La dynamique de la révolte spontanée semble s'essouffler.
En 1919, après la répression des spartakistes, l’Assemblée constituante est élue. Le social-démocrate Friedrich Ebert devient le premier président de la république de Weimar. Noske est chargé de réprimer les conseils ouvriers qui perdurent. Des grèves et des conseils ouvriers se multiplient en Autriche et surtout en Hongrie, mais aussi en Bavière. Cependant, ces révoltes sont rapidement réprimées. Le 13 mars 1920, des généraux allemands tentent un coup d’État pour protester contre le traité de Versailles. Mais cette tentative de prise du pouvoir par les militaires se heurte à une importante grève générale. Néanmoins, les idées nationalistes se diffusent largement au sein d’une bourgeoisie apeurée. Les sociaux-démocrates sont même écartés du pouvoir. Ils sont accusés de complaisance avec les communistes alors qu’ils ont réprimé violemment les spartakistes et les conseils ouvriers.
Conseils ouvriers
L’émergence des conseils ouvriers demeure le phénomène marquant de la période. Ils permettent l’auto-organisation du prolétariat en dehors de l’État et des bureaucraties. Ces conseils ouvriers suscitent la crainte de l’extrême-droite allemande des années 1920. Une théorie « conseilliste » se développe durant la contestation des années 1968. Cette « gauche extraparlementaire » valorise les conseils ouvriers et les idéalise pour en faire un modèle de démocratie directe. Si leur potentiel révolutionnaire a pu être surestimé, les conseils n’en demeurent pas moins une forme politique nouvelle et originale.
Les conseils ouvriers s’inscrivent dans une histoire de l’autonomie des luttes. Ils permettent la participation la plus large et la plus immédiate possible des individus à la vie publique. Ensuite, cette exigence de contrôle s’accompagne de l’importance accordée au lieu de travail. La lutte pour le socialisme doit être menée concrètement dans chaque entreprise. Le lancement des conseils ouvriers à Brème s’accompagne de nombreux débats. Certains veulent accueillir les syndicats chrétiens. Ensuite, l’espace du conseil est celui de l’entreprise, et non celui du quartier. Seuls les travailleurs peuvent y participer. Les membres des classes dominantes ne doivent pas prendre de décisions dans ce cadre.
Ensuite, des débats émergent sur l’importance des conseils. Pour certains communistes, c’est avant tout le parti qui doit diriger la révolution. Pour d’autres, les conseils s’imposent comme la nouvelle forme historique qui doit remplacer toutes les autres (partis, syndicats, institutions…). Les conseils peuvent distribuer de la nourriture et réquisitionner des logements. Ces structures peuvent se centrer sur les problèmes de la vie quotidienne sans se préoccuper de renverser le capitalisme. Inversement, des conseils sont investis par des militants révolutionnaires pour les transformer en véritable contre-pouvoir.
Le « conseillisme » revendique une souveraineté populaire élargie comme alternative au parlementarisme. De nombreux théoriciens marxistes voient dans les conseils une forme politique concrète qui doit permettre de mettre en place une nouvelle démocratie menant au socialisme. Anton Pannekoek, Otto Rühle, Herman Gorter, Karl Korsch ou Paul Mattick s’inscrivent dans ce courant. Ils s’opposent aux organisations ouvrières traditionnelles, comme les syndicats ou les partis, considérés comme des obstacles à la libre expression de la combativité ouvrière. Le SPD impose des réflexes légalistes et une activité militante rythmée par des campagnes électorales. Ces théoriciens valorisent les conseils comme des formes d’auto-gouvernement. Richard Müller co
Mouvement conseilliste
Plusieurs organisations politiques et syndicats se réclament du conseillisme. Ce courant existe au sein de l’USPD et du KPD, le parti communiste allemand. « Ce qui caractérise avant tout ce courant "conseilliste" sous une forme organisationnelle, c’est le refus de la représentation politique indirecte, qu’elle relève d’un syndicat ou de la démocratie parlementaire », précise Jean-Numa Ducange. Le modèle social-démocrate impose la séparation entre le parti et le syndicat avec une spécialisation des rôles. Les syndicats sont même inféodés au parti, contrairement à la tradition du syndicalisme révolutionnaire.
Les conseillistes lancent des « unions ouvrières » organisées sur une base économique et sociale. Elles refusent la séparation entre le rôle du parti et celui du syndicat et visent à remplacer les organisations classiques. Certaines unions se regroupent par branche ou par métiers, tandis que d’autres prônent le rassemblement au niveau national ou par régions économiques. Les Industrial Workers of the World (IWW) devienne
Le KAPD insiste sur l’auto-organisation des ouvriers à travers les conseils. L’AAUD, implantée dans les usines, vise à l’abolition du salariat et non pas à une simple lutte syndicale. L’AAU-E est incarnée par Otto Rühle qui juge le KAPD inféodé à l’URSS. Certains rejettent même le KAPD qui reproduit la séparation entre le parti politique et l’organisation dans l’entreprise. Il faut ajouter la FAUD qui se réclame davantage de l’anarcho-syndicalisme. La force de ces groupes conseilliste reste relative face à l’USPD et au KPAD. Néanmoins, ils se démarquent du groupuscule. L’AAUD comprend 200 000 membres. C’est sans doute le mouvement le plus important à la gauche du parti communiste avant les années 1968.
Les conseillistes attribuent leur échec à la bureaucratie du SPD et du KPD qui freine l’initiative ouvrière. Mais ils se penchent peu sur leurs propres limites. Les conseillistes minimisent l’épuisement physique et moral de la classe ouvrière aux lendemains de la guerre. Les organisations conseillistes reposent sur un volontarisme politique, avec une élite militante mobilisée qui semble coupée d’une partie du monde ouvrier. Ensuite, ces organisations s’effondrent en dehors d’un contexte révolutionnaire.
Pannekoek reconnaît que le réflexe de délégation du pouvoir reste logique hors d’une période de luttes. « C’est le paradoxe d’une idéologie qui mise sur la mobilisation intense de ses partisans, mais la dite mobilisation n’intervient que très rarement dans l’histoire et ne dure que quelques années voire quelques mois », souligne Jean-Numa Ducange. Néanmoins, le courant conseilliste connaît une postérité. Hannah Arendt, Cornélius Castoriadis et le groupe Socialisme ou Barbarie valorisent les conseils pour combattre la bureaucratie et favoriser la démocratie directe.
Actualité du moment révolutionnaire
Le livre de Jean-Numa Ducange apparaît comme particulièrement précieux. L’historien évoque un mouvement révolutionnaire méconnu, qui reste souvent dans l’ombre de la révolution russe. La gauche communiste en Allemagne reste réduite à un courant qui n’a pas permis d’empêcher l’avènement du nazisme. Mais il est également possible d’inverser la proposition. Seule une idéologie comme le nazisme a permis d’écraser un puissant mouvement révolutionnaire. Des corps-francs au parti national-socialiste d’Hitler, la bourgeoisie allemande reste terrorisée par la force du mouvement ouvrier. Pour mettre au pas les révoltes sociales, la classe dominante s’est tournée vers le totalitarisme.
Mais, contrairement au sous-titre trompeur, Jean-Numa Ducange ne se contente pas d’un banal discours antifasciste. Il se penche sur les dynamiques de la révolution allemande. Il propose une analyse nuancée sur les forces et les faiblesses de ce mouvement. Les conseils ouvriers cristallisent les paradoxes de cette révolte. Ces organes d’auto-organisation sont perçus comme des contre-pouvoirs. Ils peuvent permettre de renverser le capitalisme, mais aussi de réorganiser l’ensemble de la société depuis l’auto-organisation des lieux de production. Mais les conseils ouvriers sont rapidement contrôlés par une petite bourgeoisie proche de la social-démocratie. Ainsi, les conseils s’apparentent à des appareils bureaucratiques qui visent à canaliser la révolte voire à soutenir la gauche au pouvoir.
Jean-Numa Ducange permet de faire découvrir des mouvements sociaux et intellectuels trop souvent méconnus. La gauche radicale reste figée dans les modèles issus de la social-démocratie et du marxisme-léninisme dans leurs diverses variantes. Cette posture insiste sur l’importance du parti d’avant-garde pour encadrer et guider les masses. Au contraire, le communisme de conseils estime que le prolétariat n’a pas besoin d’un parti pour le diriger. Les conseils ouvriers émergent de manière spontanée et révèlent les capacités d’auto-organisation des prolétaires. Ces pratiques de lutte doivent être redécouvertes au moment où des soulèvements sociaux éclatent en dehors des partis et des syndicats. Il manque d’ailleurs aux révoltes récentes une perspective de réorganisation de la société portée par le communisme de conseils.
Mais Jean-Numa Ducange pointe également les limites du courant conseilliste. L’historien proche de la Fondation Jean Jaurès n’est pas vraiment un gauchiste échevelé. Son livre démontre une honnêteté intellectuelle plutôt rare. L'universitaire permet de faire découvrir le courant révolutionnaire le plus pertinent, même si ce n’est pas vraiment son courant intellectuel. Jean-Numa Ducange ne cesse d’ailleurs de valoriser le réformisme municipal de « Vienne la Rouge » et la social-démocratie autrichienne. Mais la redécouverte du communisme de conseils traduit également un air du temps rétif aux idéologies et aux partis traditionnels.
Surtout, Jean-Numa Ducange pointe les limites du conseillisme que les révolutionnaires doivent prendre en compte. Les pratiques d’auto-organisation se propagent de manière spontanée dans le contexte d’une ébullition sociale et politique. Mais, en dehors de quelques moments de révolte, c’est plutôt la routine de l’exploitation au quotidien qui prédomine. Les prolétaires ne veulent pas d’une vie de barricades, d’insurrection et de guerre civile permanente. Malgré des révoltes sociales explosives, le soufflet retombe rapidement.
Le communisme de conseils permet de penser la généralisation de l’auto-organisation dans les périodes de luttes intenses. En revanche, dans un contexte de pacification sociale, le courant révolutionnaire se contente d’une posture incantatoire. Il semble important de réfléchir collectivement au basculement de la révolte vers un processus de rupture avec la capitalisme, sans faire impasse sur les difficultés de la vie quotidienne.
Source : Jean-Numa Ducange, La République ensanglantée. Berlin, Vienne : aux sources du nazisme, Armand Colin, 2022
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Jean-Numa Ducange, “Révoltes et révolutions : la République ensanglantée”, conférence diffusée sur le site de la Librairie Tropiques le 10 Décembre 2022
Vidéo : Conférence de Jean Numa Ducange sur "La République Ensanglantée" diffusée sur le site des Cahiers du mouvement ouvrier le 21 août 2023
Vidéo : Conférences avec Jean-Numa Ducange diffusées sur le site de la Fondation Jean-Jaurès
Radio : émissions avec Jean-Numa Ducange diffusées sur Radio France
Radio : Jean-Numa Ducange et Ugo Palheta, La Révolution allemande, les conseils ouvriers et l’ascension du nazisme [Podcast], émission diffusée sur le site de la revue Contretemps le 5 mars 2023
Jean-Numa Ducange, Au temps du conseillisme, publié dans le journal Le Monde diplomatique en Mai 2023
Hugo Guiraudou, « L'échec de la Grande Allemagne "de gauche" dans les années 1930 a été une tragédie non seulement pour le peuple allemand mais pour le mouvement ouvrier en général », publié sur le site Le Temps des ruptures le 19 juin 2023
Jean-Jacques Marie, L’héritage d’une révolution bâillonnée, publié dans la revue en ligne En attendant Nadeau le 18 juillet 2023
Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque, publié sur le site de la revue Dissidences le 9 mars 2023
Olivier Baisez, Compte-rendu publié dans la revue Histoire Politique le 24 février 2023