Victor Serge et la révolution bolchevique

Publié le 13 Janvier 2018

Victor Serge et la révolution bolchevique
L'histoire de la révolution russe permet de comprendre les difficultés d'un processus d'insurrection. Cette histoire permet également de comprendre les erreurs et les limites d'une expérience historique incontournable.

 

La révolution d’Octobre 1917 en Russie alimente les débats. Les commémorations de cet événement historique proposent diverses interprétations. Octobre 17 peut être considéré comme un coup d’État bureaucratique. Les staliniens présentent au contraire la prise du Palais d’hiver comme la victoire des masses.

L’analyse de Victor Serge se révèle plus subtile. Il arrive en Russie en 1919. Il s’enthousiasme pour la révolution bolchevique. Mais il rejoint rapidement l’opposition de gauche. Victor Serge critique la dérive bureaucratique de la révolution lié au bolchevisme qui insiste sur le rôle central du parti. Il subit la répression et ne peut plus se consacrer à l’action politique. Il continue la lutte à travers ses écrits. Victor Serge propose son analyse historique dans L’an I de la révolution russe.

 

                                          couverture

 

 

Révolution sociale

 

A partir de la fin du XIXe siècle des luttes et des grèves éclatent contre la régime tsariste et la misère. Un prolétariat émerge et commence à se révolter pour améliorer ses conditions d’existence. Dans ce contexte, des partis politiques se développent. La social-démocratie russe comprend des bolcheviks et des mencheviks. Ce parti tente de regrouper les prolétaires. Lénine s’attache à construire une organisation de militants professionnels. Le Parti socialiste-révolutionnaire comprend des prolétaires, mais aussi des paysans et des intellectuels. Il valorise le terrorisme pour abattre le régime.

La révolte de 1905 s’appuie sur des revendications sociales. Les manifestants ne remettent pas en cause le tsar et vont même lui apporter des pétitions. Mais l’autocrate décide de tirer sur la foule et massacre les manifestants. Un mouvement de grève se répand. Un soviet émerge à Petersburg. Mais des divisions existent entre ceux qui veulent mettre en place un régime bourgeois et les partisans d’une révolution sociale. La révolte est écrasée. Mais elle permet de diffuser une conscience politique. « Le prolétariat n’a pas d’autre école que la lutte », souligne Victor Serge.

 

En 1917, une nouvelle révolte éclate. Grèves et manifestations permettent de renverser le régime. Mais la bourgeoisie reste en embuscade pour prendre le pouvoir. Les bolcheviks deviennent majoritaires dans les soviets. Ils organisent alors une insurrection. Mais la contre-révolution des armées blanches s’organisent également partout en Russie.

Un Conseil des commissaires du peuple s’organise. Il est composé des dirigeants bolcheviques. Mais il doit faire face à la bourgeoisie et aux socialistes modérés qui tentent de saboter la révolution par tous les moyens. Les administrations et les banques cachent des dossiers et refusent de remettre en marche un pays enfoncé dans la misère.

La fraction supérieure du salariat et la petite bourgeoisie intellectuelle aspirent à gérer le pouvoir. Cette classe sociale s’oppose alors à la révolution ouvrière et soutient la répression militaire. Mais les classes moyennes et la bourgeoisie ne parviennent pas en enrayer la dynamique populaire qui s’accompagne d’une expropriation des usines et des moyens de production. Après le traité de paix de Brest-Litovsk, Trotski crée l’Armée rouge composée de volontaires. Cette structure doit permettre de se défendre face aux attaques des ennemis.

 

  

 

Pouvoir bolchevique

 

Lénine impose la dictature du prolétariat. Il insiste sur la discipline du travail. En bon politicien, il évoque également le contrôle des soviets qui doit empêcher l’emprise de la bureaucratie. Le traité de paix met un terme à la guerre. Mais la situation économique reste désastreuse. Les bolcheviks décident de nationaliser la grande industrie. Face à la famine, le pouvoir impose le principe : qui ne travaille pas ne mange pas.

La situation s’enlise. « La classe ouvrière donne des signes nombreux d’épuisement et de démoralisation », décrit Victor Serge. Le mouvement révolutionnaire semble également s’essouffler. « Les soviets locaux, démunis de vivres et d’argent, sont aux abois », indique Victor Serge. Les problèmes de ravitaillement illustrent cette situation de crise. Chacun pense à se nourrir lui-même avant de se préoccuper des autres. Le pillage se banalise.

Dans ce contexte, les bourgeois attribuent tous les problèmes à l’autoritarisme de Lénine. Ils préconisent une démocratie bourgeoise fondée sur une Constituante. Ils ne veulent surtout pas revitaliser les soviets. Les socialistes-révolutionnaires proposent au contraire de s’appuyer sur les soviets de paysans pour organiser le ravitaillement à la base. Ils constatent la faillite de la centralisation. Mais Lénine ne souhaite pas déléguer son pouvoir aux paysans moyens et aux petits propriétaires.

 

La révolution sociale peut s’étendre en Allemagne. Ce pays industrialisé comprend un prolétariat nombreux et organisé. La guerre, bien que soutenue par la gauche, a montré toute l’horreur de la barbarie capitaliste. Le parti social-démocrate (SPD) ne soutient pas les révoltes ouvrières. Mais, la Ligue Spartacus, incarnée notamment par Rosa Luxemburg, défend une ligne révolutionnaire au sein du SPD.

En 1919, des conseils ouvriers s’organisent en Allemagne. A l’image des soviets, ses structures permettent l’auto-organisation des prolétaires. Néanmoins, c’est la social-démocratie qui reste majoritaire dans les conseils ouvriers. Les spartakistes décident alors de lancer une insurrection. Mais sans la moindre perspective stratégique que de provoquer une action désespérée. La social-démocratie et le pouvoir écrasent cette révolte. En revanche, les révolutionnaires russes parviennent à repousser les attaques des ennemis et les États étrangers. Un « communisme de guerre » organise la production.

 

Dans un texte publié en 1947, Victor Serge revient sur la dérive autoritaire de la révolution russe. Il propose une critique implacable du régime de Staline et de ses épurations. « Un système parfaitement totalitaire puisque ses dirigeants sont les maîtres absolus de la vie sociale, économique, politique, spirituelle du pays, l’individu et les masses ne jouissant en réalité d’aucun droit », décrit Victor Serge.

Mais le révolutionnaire observe un virage autoritaire bien avant l’arrivée de Staline au pouvoir. En 1921, la répression des marins de Cronstadt révèle la nature autoritaire du pouvoir bolchevique. Le Comité central ne cesse de maintenir et de fortifier son pouvoir. Les bolcheviks ne veulent pas abandonner ce monopole politique. Ils craignent que des réformistes et des sociaux-démocrates prennent la tête de l’État et liquident la révolution sociale.

 

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Analyse de l’échec de la révolution

 

Le livre de Victor Serge propose une analyse historique sur les premiers moments de la révolution. Il retranscrit bien l’enthousiasme et le bouillonnement de la révolution. Il décrit également les nombreux problèmes qui surgissent dès les premières années. La guerre et la misère deviennent des difficultés difficiles à surmonter. Victor Serge insiste également sur l’analyse de classe de la révolution. La bourgeoisie souhaite un régime parlementaire et une nouvelle constitution. Les prolétaires aspirent à une véritable révolution sociale pour en finir avec la misère et l’exploitation. Victor Serge permet de comprendre les contradictions et les limites de ce grand mouvement révolutionnaire. Tirer un bilan critique des échecs du passé peut permettre de ne pas reproduire les mêmes erreurs dans les révolutions ou les luttes à venir.

Victor Serge est souvent présenté comme un communiste libertaire. Son texte respire pourtant l’enthousiasme pour les bolcheviks. Il admire particulièrement les chefs de ce petit parti : Lénine et Trotsky. Victor Serge développent ensuite des critiques implacables de l’URSS et du régime de Staline. Mais, lorsqu’il arrive en Russie en 1919, il se joint aux bolcheviks. Il ne semble plus supporter l’idéalisme des anarchistes qui préfèrent la posture morale à la lutte. Le Parti socialiste-révolutionnaire est alors beaucoup trop divers pour clarifier ses idées politiques. Les bolcheviks apparaissent alors comme le seul courant qui porte clairement une aspiration révolutionnaire. Victor Serge tient alors à séparer le stalinisme du bolchevisme. Certes, la dérive totalitaire de Staline reste incomparable. Mais les germes d’un pouvoir autoritaire s’observent dans le bolchevisme.

 

Lénine reste focalisé sur le modèle d’un parti discipliné de révolutionnaires professionnels. Le patriotisme de parti doit s’imposer. Les militants doivent appliquer une décision qu’ils contestent si la majorité de leur parti l’approuve. Cette discipline de fer permet aux bolcheviks d’avoir une influence bien supérieure à leur nombre. Mais elle laisse peut de place à la critique et à la contestation. Les décisions de Lénine peuvent difficilement être questionnées. C’est le chef éclairé qui guide les masses. Victor Serge abandonne son analyse de classe aux portes du Parti. Une direction composée exclusivement de la petite bourgeoisie intellectuelle reste peu attentive aux aspirations des classes populaires. Surtout, lorsqu’il s’agit de remettre en cause son pouvoir.

Victor Serge justifie les méthodes autoritaires du pouvoir bolchevique. La fin justifie les moyens. Centralisation du pouvoir, exécutions dans l’armée rouge, militarisation du travail sont présentés comme des nécessités pour permettre la survie de la révolution. Mais un mouvement de lutte qui s’appuie sur des méthodes autoritaires débouche rarement sur une perspective émancipatrice.

 

C’est au contraire la grisaille du communisme de caserne qui s’impose. Même si les nombreux problèmes sont difficiles à régler dans un contexte de guerre et de famine. En revanche, la volonté de combattre « l’individualisme petit bourgeois » ne doit pas permettre de justifier les pires pratiques autoritaires.

La pire des erreurs de la part des bolcheviks, que Victor Serge reconnaît légèrement, c’est leur volonté de tout contrôler. Ils ne veulent pas que la révolution leur échappe. En ce sens, ils restent étrangers à ce mouvement de masse qui repose sur une révolte spontanée. Les bolcheviks ne s’appuient pas sur les soviets qui expriment l’auto-organisation et la créativité du prolétariat. Les bolcheviks se contentent de prendre le contrôle des soviets pour imposer la ligne politique qu’ils considèrent comme la plus juste. Ils ouvrent le pouvoir central à d’autres partis.

Mais ils refusent une coordination de soviets avec des délégués. Le bolchévisme reste une idéologie d’État, centralisée et autoritaire. Lénine est sans doute sincère, mais il a plus confiance en lui-même qu’au prolétariat. C’est sans doute la plus grosse erreur des bolcheviks. Les mouvements d’émancipation ne peuvent venir que des exploités eux-mêmes. Ils ne peuvent s’appuyer que sur la spontanéité et la créativité des prolétaires.

 

Source : Victor Serge, L’an I de la révolution russe. Les débuts de la dictature du prolétariat (1917-1919), Agone, 2017

 

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Pour aller plus loin :

 

Vidéo : Carmen Castillo, Victor Serge l'insurgé, documentaire diffusé en 2011

Vidéo : Marc Quaghebeur évoque l'auteur et révolutionnaire belge Victor Serge, mis en ligne le 22 octobre 2017

Vidéo : Journée "Le souffle d’Octobre", mise en ligne sur le site de la Tendance Claire le 3 janvier 2018

Vidéo : Les classes sociales pendant le révolution russe, conférence mise en ligne sur le site du Nouveau Parti Anticapitaliste le 21 décembre 2017
 
Vidéo : Eric Aunoble, Les communes en Ukraine soviétique, conférence du 15 novembre 2017 mise en ligne sur le site Table Rase
 
Vidéos du Colloque 1917
 

Radio : La Révolution russe : c’était il y a 100 ans, émissions diffusées sur France Culture

Radio : Théorie critique du bolchévisme, émission mise en ligne sur le site Sortir du capitalisme
 
Radio : La révolution russe, conférence sur le numéro spécial du mensuel Courant Alternatif mise en ligne sur le site Actualité des luttes le 4 décembre 2017
 

 

L. E., Victor Serge : entre anarchisme et bolchévisme, publié dans le journal Alternative libertaire n°136 de janvier 2005

Susan Weissman, Repenser le socialisme avec Victor Serge, publié dans la revue en ligne Ballast le 17 novembre 2014

Alain Valler, Lire : l'an I de la révolution Russe, de Victor Serge, publié dans le journal Lutte Ouvrière le 11 février 2000

Charles-André Udry, Introduction au texte-bilan de Victor Serge : « Trente ans après la Révolution russe », publié sur le site Europe Solidaire Sans Frontières le 27 mars 2017

Le Marxisme n’est pas de la littérature Camarade Victor Serge !, publié dans la revue Bilan n°39 de Janvier-Février 1937 et mis en ligne sur le site Fragments d'Histoire de la gauche radicale le 2 avril 2017

 

Victor Serge, Témoignage: l’An I de la Révolution russe, publié sur le site du Courant communiste international le 29 mai 2017

Victor Serge, La Révolution d'Octobre à Moscou, publié sur le site l'Archive Internet des Marxistes

Une réponse de Victor Serge à Trotsky, publié sur le site Critique Sociale le 4 septembre 2009

Victor Serge, 1937 De la démocratie soviétique, publié sur le site La Bataille socialiste

Victor Serge : La pensée anarchiste (1), publié sur le site Mondialisme.org le 20 juin 2004

La lettre-testament de Victor Serge,  publiée dans la revue en ligne Ballast le 15 janvier 2015

Revue en ligne A Contretemps N° 20 sur Victor Serge mis en ligne en juin 2005

Nicolas Norrito, Peut-on encore célébrer la Révolution russe ?, publié sur le site de L'Obs le 10 avril 2016

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L
Bonjour. L'affirmation selon laquelle Serge en 1919 "ne semble plus supporter l’idéalisme des anarchistes qui préfèrent la posture morale à la lutte" ne manque pas de désinvolture : les anarchistes n'étaient pas en reste pour ce qui était de la lutte... Et des cas personnels bien connus comme celui d'Emma Goldman (qui d'ailleurs le rencontra, en Russie, et fut aterrée par sa naïveté) ou celui de son propre beau-père Roussakov (dans l'appartement duquel se déroulèrent les négociations qui échouèrent, au moment du massacre de Cronstadt) sont là pour rappeler que l'on pouvait fort bien soutenir la Révolution russe... tout en restant anarchiste.
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