Karl Marx et les organisations ouvrières
Publié le 12 Décembre 2023
C’est avant tout comme philosophe ou comme économiste que la théorie de Karl Marx est appréhendée. Pourtant, sa pensée se construit également dans l’action et dans les débats qui traversent les organisations ouvrières. La philosophie de Marx doit également s’observer à travers sa pratique politique. Certains de ces textes les plus célèbres sont rédigés au nom d’une organisation ouvrière, à l’image du Manifeste du Parti communiste ou de La guerre civile en France.
Ensuite, la philosophie ne se réduit pas à un univers abstrait en apesanteur par rapport à la réalité sociale. Il semble indispensable d’éclairer les textes théoriques à travers leur contexte historique et politique. Ces écrits visent avant tout à exprimer des idées afin d’intervenir dans la réalité. Marx participe à la Ligue des communistes, à l’Association internationale des travailleurs (AIT) et, de manière plus distante, au parti social-démocrate allemand. Le philosophe Jean Quétier se penche sur ces débats et textes d’intervention dans le livre Le travail de Parti de Marx.
Le communisme de Marx se dessine dans les années 1840. Il se démarque du socialisme utopique qui se contente d’imaginer une société nouvelle. Marx insiste sur l’importance de la question de l’organisation. Néanmoins, il découvre le communisme comme une doctrine et une philosophie. Le prolétariat subit la misère et semble réduit à la passivité. Cependant, en 1844, la révolte des tisserands de Silésie montre que les prolétaires peuvent aussi passer à l’action. Marx considère alors le communisme avant tout comme la pratique réelle de la classe ouvrière, plutôt que comme simple doctrine philosophique.
Ensuite, Marx découvre le mouvement ouvrier parisien avec ses nombreuses réunions et sociétés secrètes. Marx rejoint la Ligue des Justes. Cependant, ce groupe cultive une posture religieuse qui privilégie la propagande plutôt que de développer des arguments rationnels. Weitling joue le rôle de prophète. Marx critique cette soumission à un chef charismatique. Une modification des statuts de la Ligue permet de restructurer l’autorité centrale pour démocratiser l’organisation. Ensuite, la Ligue sort du modèle de la société secrète conspirative pour privilégier une activité publique et s’adresser à l’ensemble des travailleurs.
Cependant, la Ligue des communistes est traversée par des tâtonnements stratégiques. Marx favorise une alliance avec la bourgeoisie pour renverser la monarchie allemande. Il défend notamment la liberté d’expression qui favorise la diffusion des idées communistes. Marx se tourne ensuite vers une stratégie qui favorise la construction d’une organisation autonome de la classe ouvrière. En 1850, Marx adopte une stratégie insurrectionnelle proche du blanquisme. Il estime que les ouvriers doivent être « organisés et armés ». Cependant, Marx critique les petits groupes militaires. Il préfère les soulèvements sociaux plutôt que les tentatives de putsch.
L’Association internationale des travailleurs
Durant les années 1860, Marx participe au Conseil général de l’AIT. Il rédige l’Adresse inaugurale de l’AIT. Ce texte de compromis vise à concilier les différents courants du mouvement ouvrier. Ce manifeste comprend des expressions humanistes éloignées de la pensée de Marx. Cependant, sa philosophie insuffle ce texte dont la thèse centrale affirme que « l’émancipation de la classe ouvrière sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».
Ce texte permet également de saisir l’intervention politique de Marx au sein de l’AIT. Il s’attache à inscrire les perspectives dans les luttes depuis les années 1840. « L’élément le plus notable à cet égard est sans nul doute le souci manifeste de réinscrire les tâches futures à accomplir dans le prolongement de conquêtes déjà réalisées par le mouvement ouvrier dans les années passées », souligne Jean Quétier. Marx s’attache à dégager une voie non utopique de la transformation sociale, pour mieux l’ancrer dans des pratiques de lutte. Il estime que son rôle à la direction de l’AIT consiste à permettre au prolétariat d’acquérir une claire conception de sa propre pratique.
Marx insiste sur la lutte pour la réduction du temps de travail en Angleterre. Ce mouvement se démarque des grèves pour des augmentations de salaires qui se déroulent à l’échelle des entreprises. La lutte pour la réduction du temps de travail passe par un mouvement offensif à une échelle interprofessionnelle. Marx évoque également le mouvement coopératif. Il en souligne évidemment les limites. Ces expériences de nouvelles formes de production sont récupérées par la logique marchande. Ensuite, les coopératives ne permettent pas de véritablement sortir de la misère.
Cependant, Marx insiste également sur les potentialités des coopératives si de nouvelles manières de produire sans hiérarchie ni patron se développent à une large échelle. « On saisit donc bien ici l’un des ressorts du travail de parti mené par Marx au sein de la direction de l’AIT : plutôt que de chercher à cliver sans nécessité, il s’agissait de prendre appui sur les potentialités déjà offertes par la pratique réelle du mouvement ouvrier en favorisant en son sein les orientations susceptibles de déboucher sur des perspectives politiques concrètes », estime Jean Quétier.
Marx ouvre un débat avec Weston, un autre membre de la direction de l’AIT. Ce militant critique la lutte des syndicats pour l’augmentation des salaires. Dans ce débat, Marx ne se contente pas de répliquer à Weston qui incarne une position ridicule. Le philosophe estime que cette lutte pour les salaires reste indispensable avant de se lancer dans un mouvement plus large. Il affirme que « si la classe ouvrière cédait lâchement dans son conflit quotidien avec le capital, elle se disqualifierait elle-même pour se lancer dans un mouvement de plus grande envergure ».
Le syndicalisme demeure une pratique d’auto-défense de classe incontournable. Cependant, Marx pointe également les limites du syndicalisme qui se réduit à des luttes locales et sectorielles. Marx estime que la lutte des classes doit remettre en cause l’ensemble des rapports de production capitalistes. Il reste attaché à la perspective de l’abolition du salariat.
La social-démocratie allemande
Marx suit à distance l’évolution de la social-démocratie allemande. Il réside alors à Londres. Surtout, il n’occupe aucune responsabilité dans ce parti, contrairement à la Ligue des communistes et à l’AIT. Marx intervient à distance, à travers des lettres. Cependant, il participe aux débats qui agitent la social-démocratie. Marx soutient le courant d’Eisenach et s’oppose avant tout à la tendance de Ferdinand Lassalle. Marx fustige sa « servile croyance en l’État », sa complaisance à l’égard de Bismarck et sa tendance au culte de la personnalité. Ferdinand Lassalle fonde l’ADAV en 1863. Cependant, ce parti devient rapidement une organisation de masse que Marx ne peut se contenter d’ignorer.
Surtout, le parti de Lassalle reste traversé par des tendances contradictoires. L’ADAV apparaît comme une organisation ouvrière qui permet au prolétariat allemand d’agir collectivement sur une vaste échelle. Même si Marx ne cesse de critiquer ses principes théoriques. Il ne veut pas s’impliquer dans ce parti pour ne pas cautionner ces idées. Mais, il ne veut pas non plus rester à l’écart d’un mouvement de masse. « Rester en dehors du mouvement et le condamner l’exposait immanquablement au danger de se couper d’une des principales formes de mobilisation que le prolétariat allemand avait choisi de se donner », indique Jean Quétier. De plus, la mort de Lassalle semble ouvrir des perspectives nouvelles.
Marx insiste sur le rapprochement entre l’ADAV et l’AIT pour donner à la social-démocratie allemande une tonalité plus internationaliste, voire anti-autoritaire. L’ADAV publie dans son journal l’Adresse inaugurale et adhère à l’AIT. Marx évite d’attaquer Lassale de manière claire et frontale. Néanmoins, Marx se saisit de la figure de Proudhon pour développer ses critiques. Il peut attaquer cette figure du mouvement ouvrier français dans un texte destiné aux ouvriers allemands moins attachés à sa personne qu’en France. Surtout, la critique de Proudhon permet également d’attaquer la stratégie de Lassalle. Marx dénonce « charlatanisme scientifique et accommodements politiques ». Il reproche à Proudhon de déformer les théories économiques de ses devanciers. Il critique également sa complaisance avec Napoléon III, comme Lassale avec Bismarck.
L’ADAV insiste sur la reconnaissance des coopératives par le régime bismarckien. Cette stratégie s’oppose à la lutte des classes préconisée par Karl Marx. Les entreprises autogérées apparaissent comme une forme d’auto-exploitation. Surtout lorsqu’elles sont encouragées par un régime autoritaire. Au contraire, Marx insiste sur l’agitation pour la liberté politique et pour une meilleure réglementation du travail. Sous l’influence de Marx, l’ADAV reconnaît le rôle décisif de la grève. Un mouvement syndical se développe en Allemagne, mais sans devenir plus massif que l’ADAV.
En 1875, la fondation du SDAP permet de regrouper les différents courants du mouvement ouvrier allemand. Marx entend exercer une influence théorique sur ce parti. Il s’attache notamment à la traduction du livre de Prosper-Olivier Lissagaray sur L’Histoire de la Commune de 1871. Ce journaliste proche de Marx propose un témoignage qui s’appuie également sur de nombreux textes produits par les communards eux-mêmes. Surtout, ce livre rejoint les analyses de Marx proposées dans l’Adresse inaugurale de l’AIT. La Commune permet d’incarner la perspective de la « suppression de l’État ».
Parti et révolution
Le livre Jean Quétier permet d’éclairer la pensée de Marx sous un angle nouveau. Il ne se penche pas sur le philosophe ou sur l’économiste mais explore la trajectoire militante de Marx. Ce qui permet de rappeller que ces textes théoriques visent également à changer le monde. Marx s’attache à participer à l’activité des organisations du mouvement ouvrier. Il ne cesse d’intervenir dans les débats politiques et sociaux. Marx affine également sa pensée stratégique au sein des organisations ouvrières.
Ensuite, le livre de Jean Quétier permet de relier l’histoire des idées à celle du mouvement ouvrier. Cette approche permet de restituer la pensée de Marx dans son contexte historique. La philosophie ne se réduit pas à des abstractions nébuleuses et déconnectées de la réalité sociale. Le monde des idées doit s'ancrer dans les débats qui traversent la société. La recherche de Jean Quétier favorise cette approche pertinente de l’histoire des idées. L’autre principale force du livre consiste à retracer le parcours politique et intellectuel de Marx. Il évoque sa participation aux organisations ouvrières et aux débats qui les traversent.
Néanmoins, Jean Quétier s’attache à restaurer l’importance du parti politique et, de manière plus ou moins subtile, le rôle historique de l’avant-garde intellectuelle. Cette démarche, qui transpire dans la conclusion du livre, semble plus discutable. Jean Quétier s’appuie sur le livre Le marxisme occidental. Dans ce texte, l’historien Perry Anderson observe une coupure entre l’élaboration théorique et la pratique révolutionnaire de masse. Ce phénomène se développe à partir des années 1920. Les intellectuels marxistes se déplacent des partis vers les centres universitaires. La conjoncture, marquée par l’emprise du stalinisme sur le mouvement ouvrier, ne permet plus l’intervention politique des théoriciens marxistes. Maintenant que les vieux appareils staliniens se sont effondrés, Jean Quétier estime que les intellectuels doivent renouer des liens avec les partis politiques.
Cette posture de la glorification du Parti s’observe chez d’autres figures intellectuelles comme Isabelle Garo ou Stathis Kouvélakis. Les universitaires se doivent d’intervenir à travers des partis politiques pour ancrer leur pensée dans une stratégie claire. Le problème de cette posture, c’est qu’il n’est jamais précisé dans quel Parti il faut intervenir. Ces universitaires participent plus ou moins à des sectes trotskisantes relativement insignifiantes. Ce qui rend difficile de peser sur le cours de l’histoire. Surtout, le Parti apparaît finalement comme un nouveau concept creux qui favorise la passivité. En attendant la construction du parti révolutionnaire, il faut se contenter de le théoriser dans une coquetterie marxiste-léniniste en vase clos.
Ainsi, il semble important de préciser que Marx n’a jamais participé à des partis politiques au sens traditionnel du terme. Il intervient avant tout dans des organisations ouvrières qui s’apparentent à de véritables mouvements de lutte. Marx a surtout joué un rôle central dans l’AIT, qui préfigure davantage le syndicalisme révolutionnaire plutôt que les partis staliniens ou les sectes trotskistes. Même quand il intervient à distance dans la social-démocratie allemande, qui s’apparente davantage à un parti traditionnel, Marx insiste sur l’importance des luttes sociales et sur leurs potentialités révolutionnaires.
Repeindre Marx en bureaucrate ou intellectuel d’avant-garde relève de l’imposture. Il n’a jamais cherché à recruter des adhérents ou à se contenter d’une propagande idéologique. Marx cherche à analyser les luttes sociales et à leur donner des perspectives révolutionnaires. Ce qui semble éloigné du « travail de Parti » qui apparaît comme un concept non dénié de sous-entendus douteux par l’association de deux termes abjects. Le parti révolutionnaire ne vient pas des militants et des intellectuels. Il se construit dans les luttes et les révoltes sociales. Ce sont les luttes autonomes et l’auto-organisation du prolétariat qui doivent permettre l’émergence de véritables structures révolutionnaires.
Source : Jean Quétier, Le travail de Parti de Marx. Intervenir dans les organisations ouvrières, Éditions de la Sorbonne, 2023
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Marina Simonin, Jean-Numa Ducange et Jean Quétier, Marx et le travail du parti. En avant Marx, diffusé sur le site Hors-Série le 24 septembre 2022
Vidéo : Jean Quétier, Marx dans le combat politique (1864-1883), conférence diffusée par la Fondation Gabriel Péri le 17 juillet 2018
Vidéo : Jean Quétier, Le Capital, Livre I : La journée de travail (section 3), conférence diffusée par l'Université Permanente le 10 février 2020
Radio : Marina Garrisi, Jean-Numa Ducange et Jean Quétier, Marx et le travail du parti [Podcast], publié sur le site de la revue Contretemps le 19 novembre 2022
Radio : émissions avec Jean Quétier diffusées sur Radio France
Jean Quétier, Théoriser le communisme dans les organisations ouvrières : le travail de parti de Karl Marx, thèse publiée sur le site Archive ouverte du site Alsace
Jean Quétier, Avec Marx, un communisme de parti, publié sur le site de la revue Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020
Florian Gulli et Jean Quétier, Forces productives et rapports de production, publié dans La Revue du projet n° 41 en novembre 2014
Isabelle Garo, Jean-Numa Ducange et Jean Quétier, Karl Marx penseur de la totalité et des contradictions, publié dans le magazine L'Humanité Dimanche du 11 janvier 2018
Articles de Jean Quétier publiés dans le portail Cairn
Jean Quétier, « Marx, éthicien anarchiste ? », publié dans la revue Les Cahiers philosophiques de Strasbourg n° 41 en 2017
Claude Moro, Sur le parti révolutionnaire, de Karl Marx, publié dans le journal L’Anticapitaliste n° 679 du 19 octobre 2023
Laëtitia Riss , « L’édition a un rôle à jouer dans la reconstruction d’une culture marxiste en France » – Entretien avec Marina Simonin, publié sur le site de la revue Le Vent Se Lève le 9 décembre 2021