Trajectoire de l'ultra-gauche

Publié le 28 Mars 2024

Trajectoire de l'ultra-gauche
L'ultragauche historique découle des révolutions des années 1920. Ce courant s'attache à théoriser les pratiques d'auto-organisation des exploités à travers les soviets et les conseils ouvriers. L'ultragauche ressurgit dans la contestation des années 1968 et ses analyses demeurent pertinentes. Redéouvrir l'ultragauche ouvre de nouvelles perspectives pour les luttes sociales. 

 

 

Le terme « ultragauche » s’est banalisé dans le discours médiatico-policier. Il semble même remplacer l’étiquette « extrême-gauche » pour désigner tout ce qui se situe à la gauche du Parti socialiste. Néanmoins, l’injure « ultragauche » peut être réappropriée. Ce courant, éloigné de tout ce qui s’apparente à la gauche et au parlementarisme, doit être redécouvert. Il s’inscrit dans les deux épisodes d’offensives révolutionnaires dans les années 1920 et dans les années 1960.

Lénine fustige le « gauchisme » dans sa brochure La maladie infantile du communisme. Il cible les communistes de conseils qui refusent l’électoralisme et l’intégration dans la social-démocratie. Cependant, dans le contexte des années 1968, le Parti communiste reprend l’insulte de "gauchiste" pour désigner les groupuscules à sa gauche, comme les trotskistes ou les maoïstes. Ces courants se réclament pourtant de Lénine. Les communistes qui rejettent le léninisme sont alors désignés comme « ultragauche ».

 

Serge Quadruppani rencontre l’ultragauche dans la révolte de 1968. Durant un demi-siècle, il se confronte à des luttes, des théories et des pratiques. Cette ultragauche historique comprend des textes, des réflexions, des concepts toujours stimulants et féconds. Cette boîte à outils, forgée dans les expériences révolutionnaires les plus massives et intenses du XXe siècle, peut permettre de comprendre le monde pour le changer.

Les théoriciens qui prétendent dépasser l’ultragauche historique, à l’image du courant de la communisation, se contentent de jeter un regard critique sur les luttes sociales contemporaines. Ce qui contribue surtout à renforcer le sentiment d’impuissance. Leur posture puriste et sectaire les conduit même à dénigrer la révolte des Gilets jaunes. Au contraire, il semble important de s’appuyer sur les expériences révolutionnaires prolétariennes des siècles précédents pour mieux les dépasser et penser la rupture avec la civilisation marchande. Serge Quadruppani présente cette démarche dans le livre Une histoire personnelle de l’ultra-gauche.

 

Le contexte du bouillonnement des années 1968 ouvre de nouvelles pratiques de lutte. La jeunesse ouvrière, souvent issue du monde rural, refuse l’ordre de l’usine et le travail aliéné. Ces ouvriers se confrontent aux forces conservatrices, y compris au Parti communiste. En France, en Italie, aux États-Unis et dans différents pays, cette contestation provoque une crise générale.

La grève de 1968 n’apparaît pas comme une défaite. Certes, comme souvent en France, le mouvement s’effondre avec le début des vacances. « Mais la plus grande grève générale de l’histoire et l’expérience d’une communication directe généralisée ont obtenu des acquis sociaux et sociétaux sans équivalent jusque-là, une véritable rupture avec la société contrainte héritée de l’ordre moral gaullien et stalinien », souligne Serge Quadruppani. Cette révolte est parvenue à changer la société.

 

 

                   Une histoire personnelle de l'ultragauche - 1

                                 

 

Théorie révolutionnaire

 

Karl Kautsky, théoricien de la IIe Internationale, estime que seule une avant-garde intellectuelle permet d’apporter une conscience de classe aux prolétaires. Lénine reprend cette doctrine. Il considère que les ouvriers se cantonnent à des revendications syndicales. Les intellectuels doivent donc leur apporter les idées révolutionnaires. Mais cette idéologie semble éloignée de la réalité. Au contraire, Karl Marx théorise le communisme à partir des grèves et des émeutes ouvrières. Il s’appuie sur les révolutions du XIXe siècle pour penser la rupture avec le capitalisme.

Lénine et le parti bolchévik ne comprennent pas la révolution russe de 1905. Ils observent tardivement la nouveauté de l’émergence des soviets qui balayent leur théorie de l’avant-garde intellectuelle. Au contraire, Rosa Luxemburg insiste sur la spontanéité révolutionnaire du prolétariat. Elle souligne l’importance de la grève générale. Le Parti doit proposer des analyses et des perpectives, mais sans chercher à diriger et à encadrer le mouvement. Au cours de la révolution de 1917, le parti bolchevik prend le pouvoir et liquide le pouvoir autonome des soviets.

 

Lénine entend ensuite imposer la discipline de parti au sein de la IIIe Internationale. Il rallie les militants de la gauche allemande. Mais, une fois auréolé du prestige de la révolution russe, il les attaque dans sa brochure sur La maladie infantile du communisme. Avec l’écrasement de la révolution allemande, les militants révolutionnaires se réfugient dans la théorie. Ils élaborent le communisme de conseils. Ce concept ne renvoie pas à un dogme figé, mais à la pratique de l’auto-organisation des prolétaires. « Dans des circonstances révolutionnaires, il peut en résulter un système étendu de conseils ouvriers devenant la base de la réorganisation totale de la structure sociale », précise Paul Mattick. Les conseils ouvriers apparaissent à la fois comme l’instrument de la révolution et comme la base de la société future.

Le communisme de conseils resurgit pour nourrir la contestation des années 1960. Le groupe Socialisme ou barbarie propose une réflexion sur la critique du stalinisme, sur l’autonomie ouvrière et l’auto-organisation. Ces analyses influencent fortement l’Internationale situationniste (IS) qui critique l’emprise du capitalisme sur la vie quotidienne. Le groupe Informations correspondances ouvrières (ICO), incarné par Henri Simon, observe les luttes ouvrières à la base. Mais cette démarche se réduit à commenter les grèves plutôt que de tenter d’impulser des luttes. Au contraire, le GLAT (Groupe de liaison pour l’action des travailleurs) participe au Comité de Censier qui coordonne les luttes dans les entreprises. Ce groupe s’attache à diffuser les pratiques d’auto-organisation.

 

 

                             Des fumigènes sont brandis par des militants, lors de la manifestation interprofessionnelle qui s'est déroulée de 05 décembre 1995 à Paris, contre le plan Juppé et pour la défense du service public. Plusieurs dizaines de milliers de personnes ont défilé de la place de la République vers la gare Saint-Lazare.
(FILM)   AFP PHOTO/PASCAL GUYOT (Photo by PASCAL GUYOT / AFP)

 

 

Luttes sociales

 

La contestation des années 1968 tranche avec le mouvement ouvrier traditionnel qui se contente de défendre les conditions de travail dans le cadre du capitalisme. Le droit à la paresse théorisé par le socialiste Paul Lafargue revient à la mode. Surtout, des luttes anti-travail éclatent dans les usines. Le sabotage et l’absentéisme apparaissent comme des formes de résistance ouvrière. Surtout, ces pratiques anti-travail contribuent à forger une communauté de lutte. La plupart des ouvriers n’ont pas envie de perdre leur vie à la gagner. Ainsi, la critique du travail doit demeurer au centre de la théorie révolutionnaire.

Dans les années 1980 s’ouvre un cycle de glaciation des luttes après l’arrivée de la gauche au pouvoir. La revue La Banquise analyse cette période avec la montée du chômage de masse et la disparition de la conscience de classe. Gilles Dauvé demeure le principal rédacteur de la revue. Ce petit groupe est issu de la mouvance autour de la librairie La Vieille Taupe, incarnée par Pierre Guillaume. Cette tendance de l’ultragauche ne se réfère pas au communisme de conseils, mais au bordiguisme. Ce courant léniniste critique l’antifascisme et cultive un réductionnisme économique qui considère que les Juifs ont été exterminés parce que rejetés du processus de production. Ce discours essentialiste et réducteur dérive progressivement vers le négationnisme et l’antisémitisme.

 

La revue Le Brise-Glace se mêle des luttes citoyennistes et réformistes. Dans la pratique, elle s’éloigne du dogme de l’ultragauche. Néanmoins, la revue reste attachée à une critique de la démocratie réellement existante. Dans les années 1990, la revue Mordicus poursuit une perspective révolutionnaire. Le néolibéralisme entend pourtant imposer la « fin de l’Histoire » et le triomphe de la démocratie bourgeoise. « Mordicus précisera pourquoi nous désirons la ruine de tout ce qui existe : le tiède clapotis du discours dominant, les vomitives modes intellectuelles et commerciales, les petites lâchetés de la misère quotidienne et l’ennui insondable du boulot », présente la revue.

Le mouvement social de 1995 révèle les mutations observées depuis Mai 68. La CGT n’a plus la possibilité de contrôler la grève et d’empêcher les assemblées. Le syndicalisme s’est effondré. Le nombre de grèves semble diminuer. L’influence stalinienne décline au profit de celle des groupuscules gauchistes. De nouvelles pratiques émergent avec les coordinations et les assemblées de grévistes. Les syndicats ne parviennent plus à impulser ni à contrôler les luttes.

 

 

Les grévistes maintiennent la pression pendant les vacances de Noël. Ils ont défilé ce jeudi à Paris entre la gare de l’Est et la gare Saint-Lazare  en rejetant la responsabilité de l’absence de trêve sur le gouvernement.  Photo Stéphane DE SAKUTIN /AFP

 

 

Théorie et pratique

 

Serge Quadruppani propose un regard subjectif sur le courant le plus stimulant du mouvement ouvrier. L’écrivain évoque sa trajectoire personnelle et témoigne d’une époque. Il propose une bonne synthèse des idées de cette ultragauche. Il assume ce terme, qui comporte pourtant certaines limites. Le retournement du stigmate pour se réapproprier une étiquette médiatico-policière apparaît comme une raison pertinente. En revanche, l’ultragauche tend à amalgamer le courant conseilliste à celui du bordiguisme, avec son léninisme, son réductionnisme économique et sa dérive négationniste. Même si Serge Quadruppani semble plus proche de la démarche libertaire des conseillistes que du dogmatisme bordiguiste.

Serge Quadruppani parvient à montrer la force de ce courant conseilliste attaché à l’auto-organisation des exploités au cœur des luttes sociales. Il se penche sur les débats stratégiques au sein du mouvement ouvrier. Ce qui permet de donner une ossature théorique à un courant qui demeure attaché à un mouvement de masse avec une perspective révolutionnaire. Le milieu autonome actuel semble malheureusement éloigné de cette perspective.

Surtout, Serge Quadruppani s’attache à relier la théorie révolutionnaire à la pratique des luttes sociales. Il évoque le bouillonnement des années 1968 avec la révolte de la jeunesse. Il revient également sur la contestation ouvrière avec les luttes anti-travail. Ces grèves sortent de l’encadrement syndical et remettent en cause la hiérarchie de l’usine. L’absentéisme, le sabotage et les diverses résistances au travail perdurent évidemment de nos jours. Mais peu de grèves d’ampleur parviennent à exprimer une offensive des exploités. Pourtant ces luttes anti-travail restent une analyse précieuse de l’ultragauche à actualiser.

 

Serge Quadruppani contribue à plusieurs revues qui s’inscrivent dans cette filiation de l’ultragauche. Mais, plutôt que de se conformer à un moule idéologique, il puise dans un joyeux éclectisme théorique. Les courants libertaires et syndicalistes révolutionnaires doivent également nourrir la perspective révolutionnaire. Mais ce sont surtout les luttes sociales qui demeurent un indispensable détonateur. Serge Quadruppani refuse la posture contemplative d’un certain conseilliste. Le refus de l’intervention au nom de la critique de l’avant-gardisme ou le mépris pour des luttes qui ne seraient que réformisme apparaissent comme des postures qui conduisent à l’impuissance.

Néanmoins, Serge Quadruppani accompagne peut-être un peu trop les modes du milieu militant. Certes, contrairement à l’ultragauche dogmatique, il se penche sur les luttes écologiques et ne se cantonne pas à un mouvement ouvrier déconfit. Néanmoins, Serge Quadruppani semble tomber dans le travers inverse. Les luttes dans les entreprises semblent délaissées. Les grèves et la conflictualité sociale demeurent pourtant décisives pour s’attaquer à la production capitaliste. Les soulèvements à travers le monde doivent s’appuyer sur des grèves et des pratiques d’auto-organisation pour ouvrir des perspectives nouvelles.

 

Source : Serge Quadruppani, Une histoire personnelle de l’ultra-gauche, Divergences, 2023

 

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De l'ultra-gauche à la communisation

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : Une histoire personnelle de l'ultragauche. Avec Serge Quadruppani, paru dans lundimatin#380, le 27 avril 2023

Vidéo : Nicolas le Flahec & Serge Quadruppani - Travail de mémoires: Manchette et le polar, Quadruppani et l'ultragauche, diffusée sur le site #AuPoste - s06#06 le 14 août 2023

Émilien Bernard, « Pratiquer le débordement à large échelle », publié dans le journal CQFD n°220 en mai 2023

Pierre Tenne, Vivre pour des idées, publié dans la revue en ligne En attendant Nadeau le 16 août 2023

Zoé Picard, Serge Quadruppani, se confronter aux contradictions du "réel impur", publié sur le site ActuaLitté le 27 juin 2023

Ahmed Slama, Une histoire personnelle de l’ultragauche, entre théorie et récit, publié sur le site Littéralutte le 11 octobre 2023

En librairie cette semaine, une lecture révoltée, publié sur le site Contre Attaque le 22 avril 2023

Blog Les contrées magnifiques

Articles de Serge Quadruppani publiés sur le portail Samizdat

Articles de Serge Quadruppani publiés sur le site du journal Le Monde diplomatique

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