Face à l’offensive néolibérale
Publié le 19 Novembre 2020
L’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron se traduit par un durcissement autoritaire de la démocratie française. La personnalisation du pouvoir et les violences policières révèlent cette dérive. Les contre-pouvoirs et les mouvements sociaux sont méprisés. Ce contexte découle de la guerre sociale qui se déroule depuis la fin des années 1970. La période des Trente glorieuses se traduit par un compromis keynésien. L’Etat est censé arbitrer entre le capital et le travail. Des droits sociaux sont accordés pour permettre une meilleure redistribution des richesses dans un mélange de fordisme et de social-démocratie.
Mais le néolibéralisme émerge dans les années 1970. Selon cette idéologie, l’Etat doit défendre les intérêts du capital. Si les élites adhèrent à cette politique, le reste de la population y demeure hostile. Une guerre sociale se développe. Les attaques du capital se heurtent à des résistances avec des mouvements sociaux. Le journaliste Romaric Godin décrit ces évolutions dans le livre La guerre sociale en France.
Idéologie néolibérale
Le programme d’Emmanuel Macron vise à imposer la politique néolibérale par la force. « Il s’agit de soumettre entièrement le pays à cet ordre économique, intellectuel et culturel, qui s’est imposé au monde depuis les années 1970 et dont la France s’est gardée, n’y entrant qu’avec prudence et précaution », décrit Romaric Godin. Le néolibéralisme soutient les privatisations, la dérégulation des marchés, le renforcement de la concurrence, la libre circulation du capital, la baisse des impôts pour les entreprises et les plus fortunés. Cependant, le néolibéralisme ne se présente pas comme une idéologie, mais comme une application neutre des « lois de l’économie ».
Le néolibéralisme émerge dans les années 1930. Les économistes Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises craignent que la crise économique débouche vers des politiques dirigistes, voire socialistes. Ils s’opposent à l’intervention de l’Etat dans l’économie et à la redistribution des richesses. C’est le marché qui assure le meilleur équilibre. L’Etat doit se contenter de garantir l’ordre social. L’inflation est attribuée à l’intervention de l’Etat. Les néolibéraux proposent des réformes structurelles pour libérer le marché. Même les néokeynésiens se rallient à cette idéologie. Ce credo est considéré comme une vérité scientifique avec ses équations.
Le néolibéralisme ne préconise pas un retrait de l’Etat. En revanche, l’Etat doit soutenir le secteur privé à travers sa politique fiscale, ses investissements et son rôle normatif. L’Etat impose une logique marchande, avec la compétitivité et la rentabilité, dans les entreprises publiques. Les recrutements dans l’administration passent davantage par des contrats privés. Ensuite, les néolibéraux proposent une démocratie limitée pour encadrer les excès populaires. « Avec ces limites, les néolibéraux proposent de protéger le peuple contre lui-même, contre ses décisions hâtives, intéressées et à courte vue », résume Romaric Godin. Un Etat fort doit garantir l’ordre économique. Le néolibéralisme impose un consensus politique, de la droite conservatrice à la social-démocratie. Même la gauche radicale se convertit au néolibéralisme, comme en Grèce.
Le néolibéralisme défend les intérêts du capital contre les exploités. La logique du workfare vise à obliger les chômeurs à travailler, même pour un maigre salaire. Les politiques néolibérales provoquent une explosion des inégalités sociales. « C’est évidemment le coût de la "justice du marché" : les travailleurs les plus compétents, les plus productifs et les plus innovants tirent leur épingle du jeu ; les plus fragile subissent de plein fouet les effets de la concurrence », analyse Romaric Godin.
Néolibéralisme à la française
La France se convertit de manière moins brutale au néolibéralisme. Mais les réformes se multiplient. Le colloque Lippmann se tient à Paris en 1938. Il regroupe les théoriciens Hayek et Mises, mais aussi de nombreux universitaires, patrons ou économistes français. Ils veulent revenir sur les droits sociaux arrachés par les grandes grèves de 1936. Après la Libération, les libéraux restent minoritaires. Même si une figure comme Jacques Rueff combat l’hégémonie keynésienne. Mais des technocrates misent sur la capacité de l’Etat à moderniser l’économie. Des intellectuels de gauche, derrière Pierre Mendès-France, estiment que l’expertise économique doit primer sur le débat politique. Le gaullisme articule la recherche néolibérale de l’équilibre des marchés avec la redistribution pour assurer la paix sociale. Avec la crise des années 1970 et la faillite du keynésianisme, le néolibéralisme s’impose au sein des élites françaises.
En 1976, le président Valéry Giscard d’Estaing nomme l’économiste libéral Raymond Barre à Matignon. Le premier « plan Barre » ne donne plus la priorité au plein emploi mais à la lutte contre l’inflation. Cette politique débouche vers l’explosion du chômage et l’effondrement de l’industrie. En 1981, la gauche arrive au pouvoir. Mais les modernisateurs, incarnés par Jacques Delors et Laurent Fabius, imposent une politique d’austérité budgétaire et d’augmentation des impôts sur les ménages. L’alternance n’est plus possible et un consensus néolibéral s’impose en France. Pourtant, les politiques néolibérales menées par la droite de Chirac et Balladur provoquent d’importantes contestations sociales.
Le modèle français s’appuie sur des amortisseurs sociaux. Les réformes néolibérales s’accompagnent de compensations sociales. La croissance reste modérée en période d’expansion, mais la France résiste mieux en période de crise. « Il y a donc un choix de la stabilité au détriment de la performance », observe Romaric Godin. Les néolibéraux ne cessent d’attaquer le modèle social français. En 1984, Yves Montand présente l’émission Vive la crise ! Ce programme culpabilise les salariés jugés trop privilégiés et glorifie l’entrepreneur, incarné par Philippe De Villiers. Il valorise la réussite individuelle, le mérite et le marché. Le journal de gauche Libération consacre un numéro spécial à cette émission.
La propagande perdure dans les années 1990, incarnée par Alain Minc. En 1994, Denis Olivennes fustige « La préférence française pour le chômage » dans la revue Le Débat. Il dénonce la protection de l’emploi et des salaires qui conduirait à un chômage de masse. En 2003, dans La France qui tombe, Nicolas Baverez dénonce un pays incapable d’accepter la compétition internationale. La dette et les dépenses publiques sont dénoncées. Les néolibéraux ont l’art d’avoir toujours raison. Si leurs réformes échouent, c’est qu’elles ne sont pas allées assez loin.
En 2007, la commission Attali reprend le dogme néolibéral avec ses nécessaires réformes structurelles. Emmanuel Macron collabore à cette commission dont le ton révèle une impatience de la bourgeoisie. Mais, pour faire face à la crise de 2008, le président Sarkozy est obligé d’augmenter les dépenses publiques. Pourtant, les néolibéraux continuent de militer pour l’austérité, comme en Grèce. En 2010, Sarkozy impose une réforme des retraites malgré une forte mobilisation sociale. En 2012, la gauche revient au pouvoir avec François Hollande. Mais le nouveau président met en œuvre une politique fiscale en faveur des plus riches et des patrons. En 2016, un mouvement social contre la loi Travail éclate. Le PS assume l’impopularité jusqu’à son effondrement.
Règne de Macron
Emmanuel Macron propose des réformes structurelles de l’économie pour imposer une « start-up nation » dans laquelle règne une culture de marché. La France doit accepter que le capital devienne le moteur auquel doit s’ajuster le travail. La politique libérale valorise le mérite et la compétition. « Il y a cette idée que l’on peut en permanence améliorer sa compétitivité individuelle et mieux réussir sur le marché », souligne Romaric Godin. Pour accéder au pouvoir, Macron se pose en « progressiste » face au nationalisme du Front national.
Dès le début de son mandat, le gouvernement réduit les aides personnalisées au logement (APL), puis les cotisations sociales. Ces économies au détriment des pauvres doivent permettre de financer les exonérations sur le capital et la suppression de l’impôt sur la fortune (ISF). Le gouvernement augmente les taxes à la consommation et gèle les salaires des fonctionnaires. Des ordonnances doivent parachever la Loi travail. Les indemnités prud’hommales sont plafonnées et les négociations à l’échelle de l’entreprise sont favorisées. Ces mesures doivent permettre de renforcer le pouvoir patronal. Avant la révolte des gilets jaunes, d’autres mesures sont prévues. La réforme de la fonction publique doit permettre de développer les contrats de droit privé. La réforme de l’assurance chômage vise à faire des économies et à imposer un système de workfare. La réforme des retraites vise à réduire les pensions. Ce projet néolibéral provoque une importante contestation avec des blocages et des affrontements. Pour imposer sa politique aux classes populaires, la bourgeoisie doit devenir autoritaire.
Les institutions françaises permettent d’imposer l’ordre néolibéral à travers une mise au pas autoritaire. Sous François Hollande, l’article 49.3 se banalise pour faire passer en force des lois sans débat parlementaire. Emmanuel Macron s’appuie sur une majorité de députés godillots qui approuvent tous ses projets de loi, mais il semble largement détesté par la population. Les réformes restent massivement rejetées. Les vieilles recettes néolibérales promettent la prospérité par le « ruissellement » mais ne débouchent que sur une aggravation des inégalités sociales.
Le rejet du néolibéralisme par la population débouche vers un durcissement autoritaire du pouvoir. En novembre 2018 éclate le mouvement des Gilets jaunes. Le président Macron est particulièrement visé par les slogans et les insultes. C’est la morgue de Macron, certain de détenir la vérité face à une « foule haineuse », qui suscite le rejet. Le nouveau pouvoir discrédite les corps intermédiaires comme les syndicats, les médias et les partis politiques. L’Etat ne veut plus se confronter à des contre-pouvoirs. « Aucune discussion n’est alors possible avec le camp d’en face. Et si ce camp refuse de se soumettre, ce ne peut être que par ignorance ou par volonté de défendre des rentes contre la volonté générale », observe Romaric Godin.
Macron oppose « Jojo le gilet jaune » qui ne respecte pas les hiérarchies et institutions au bon peuple qui participe au « Grand débat ». Le gouvernement dénonce des gilets jaunes comme homophobes, racistes et antisémites. Même si ce mouvement insiste au contraire sur les problèmes sociaux. Macron se pose en rempart face au fascisme. Tous ses adversaires sont alors des populistes qui s’opposent au progressisme. Mais cette stratégie révèle également les limites des idées néolibérales qui doivent s’appuyer sur un bloc bourgeois déconnecté du reste de la population. « Le néolibéralisme courant a renforcé l’esprit de classe, l’unité sociale autour de la défense du capital », souligne Romaric Godin.
L’Etat répond par une répression violente pour effrayer les manifestations. Les violences policières se multiplient.
Riposte sociale
Le livre de Romaric Godin propose une synthèse des réformes successives pour montrer la logique globale des politiques néolibérales. Le journaliste décrit cette idéologie avant de s’appuyer sur la description des faits. Certes, il s’appuie sur la figure repoussoir de Macron. Mais il montre comment l’actuel président s’inscrit dans la longue histoire du néolibéralisme. Ce n’est pas uniquement un personnage grotesque au pouvoir qui doit être attaqué, mais l’ensemble des politiques économiques menées depuis les années 1970.
Néanmoins, Romaric Godin manie un certain flou politique. Il est parfaitement clair sur sa critique du néolibéralisme. En revanche, ses perspectives politiques restent confuses. Il propose de mêler Marx, Keynes et Polanyi. Romaric Godin s’inscrit dans la bouillie consensuelle dans la version des économistes atterrants. Un front large d’opposition au néolibéralisme ne permet pourtant pas de clarifier un projet de société.
En réalité, malgré quelques nuances, Romaric Godin semble partager nombres d’illusions de la gauche du capital. Il sombre dans l’idéalisation de la période fordiste et des Trente glorieuses contre un néolibéralisme. Il critique le gaullisme pour ses tentations patronales mais pas pour son encadrement modernisateur de l’économie. Romaric Godin perçoit bien que l’Etat se place au service du capital. Mais il semble rester dans l’illusion d’un retour à un supposé Etat neutre qui arbitre au nom de l’intérêt général. Mais l’Etat ne défend que l’intérêt général de la bourgeoisie. Il se fait bien arbitre, mais entre les diverses fractions de la classe dominante. Cette faible analyse de l’Etat peut déboucher vers l’illusion d’une alternative de gauche.
Romaric Godin loue les vertus du keynésianisme, des services publics et de la redistribution sociale. Mais il refuse d’admettre la faillite définitive de ce modèle social-démocrate de compromis social. Cette perspective ne doit pas être idéalisée. Le keynésianisme n’empêche pas la souffrance du travail à l’usine et de l’exploitation, comme l’on montré les nombreuses grèves des années 1968. Mais ce réformisme n’est même plus possible. Le capitalisme arrive dans une phase terminale. Le retour au plein emploi semble illusoire. L’économie semble tourner à vide, avec une croissance faible et déconnectée de l’activité productive. Les marges de manœuvre de l’Etat et le grain à moudre pour négociation syndicale semblent se réduire. L’exemple grec est évidemment révélateur. Loin d’une trahison ou d’une capitulation devant l’Europe et la finance mondialisée, Syriza a bien mené une politique d’extrême gauche. Cette coalition ne peut pas appliquer son programme réformiste en raison de la situation économique. Le pouvoir de gauche doit alors se contenter d’une gestion raisonnable du capital.
La seule solution de sortie de la crise économique réside dans un processus de rupture avec le capitalisme. Seule une abolition de la propriété privée des moyens de production peut permettre de supprimer les inégalités sociales. Ensuite, il faut sortir de la logique du capital. Ce processus passe par un refus de l’Etat, de l’argent, de la marchandise, du travail. Mais ce processus ne peut pas provenir de programmes de gauche. Ce sont les mouvements sociaux autonomes qui peuvent permettre une rupture avec le capitalisme. Le refus de la délégation et de la bureaucratie reste indispensable pour ne pas reproduire les modèles hiérarchiques et autoritaires. Nous ne devons compter que sur notre force collective d’exploités déterminés à en finir avec cette vie mutilée.
Source : Romaric Godin, La guerre sociale en France. Aux sources économiques de la démocratie autoritaire, La Découverte, 2019
Extrait publié sur le site de la revue Contretemps
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Robert Jules, Le macronisme est-il soluble dans le néolibéralisme ?, publié sur le site du journal La Tribune le 10 janvier 2020
Jean-Marie Harribey, La guerre sociale en France est déclarée, analyse Romaric Godin, publié sur le site d'ATTAC le 1er octobre 2019
Bruno Amable, Stefano Palombarini, La guerre sociale en France, publié dans la revue en ligne Le Grand Continent le 19 novembre 2019
Romaric Godin, Comment la « guerre sociale » a été déclarée en France, publié dans la revue en ligne Le Grand Continent le5 décembre 2019
Frédéric Dufoing, Dossier: “Les dérives de l’Etat autoritaire: hier, aujourd’hui, demain”, publié sur le site de la revue L'inactuelle le 22 février 2020