Michel Foucault et le néolibéralisme
Publié le 3 Décembre 2020
Le philosophe Michel Foucault reste une des icônes intellectuelles de la gauche radicale. Pourtant, au tournant des années 1970, il annonce « la fin de la politique ». Il précède Francis Fukuyama, prophète de la « fin de l’histoire ». Avec la chute de l’URSS et l’effondrement de l’idéologie communiste, les conflits sociaux doivent être remplacés par la résolution de problèmes techniques. Ce qui doit permettre le triomphe du capitalisme, sans alternative possible.
Michel Foucault, au cours des années 1980, se penche sur l’analyse du néolibéralisme. Un nouvel art de gouverner rend plus diffuse la distinction entre dirigeants et dirigés. Même l’Etat social centralisé semble disparaître. Michel Foucault estime alors que la question de la révolution est dépassée. Même de banales réformes sociales semblent impossibles.
La perspective de changer sa vie remplace celle de changer le monde. Michel Foucault cultive la « technique de soi ». Il s’installe en Californie, avec son LSD et ses clubs sado-masochistes (SM). Michel Foucault participe même au développement de l’idéologie néolibérale. Mitchell Dean et Daniel Zamora analysent ce phénomène dans le livre Le dernier homme et la fin de la révolution. Foucault après Mai 68.
Deuxième gauche
Le livre Naissance de la biopolitique compile les cours de Michel Foucault en 1979. Margareth Tatcher et Ronald Reagan ne sont pas encore arrivés au pouvoir mais le philosophe analyse le néolibéralisme. François Ewald devient l’éditeur scientifique de ces cours. Cet ancien gauchiste et assistant de Michel Foucault est devenu conseiller du patronat au Medef (Mouvement des entreprises de France). François Ewald estime que Foucault ne se contente pas d’observer le néolibéralisme. Il adhère à cette idéologie.
Geoffroy de Lagasnerie estime que le néolibéralisme de Foucault doit permettre à la gauche de se défaire de sa pensée homogénéisante centrée sur la souveraineté de l’Etat. Mais Foucault, loin d’une pensée libertaire, se rapproche de la « deuxième gauche » avec la CFDT et les « nouveaux philosophes ». Pierre Rosanvallon revient sur ce contexte social et politique. Il confirme l’influence de Foucault dans le développement d’une gauche libérale.
Mais les cours de Foucault ont fait l’objet de diverses appropriations politiques. Ils influencent différents courants du néolibéralisme jusqu’à la mouvance autonome, en passant par des hauts-fonctionnaires qui défendent une politique centrée sur l’Etat. Foucault demeure hostile au marxisme. Il se rapproche des maoïstes de la Gauche Prolétarienne (GP). Mais le philosophe évoque peu les concepts d’exploitation et de lutte des classes. Il tient à se démarquer du langage de la gauche de l’époque. Mais son attrait pour la nouveauté du néolibéralisme le conduit à éluder les formes de domination que cette idéologie incarne.
La révolte de Mai 68 remet en cause le modèle de la prise de pouvoir d’Etat. Ce mouvement libertaire permet à la deuxième gauche, incarnée par Michel Rocard, de rivaliser avec la gauche traditionnelle attachée à l’Etat. Foucault s’inscrit dans cette démarche intellectuelle. Le néolibéralisme doit permet de penser un autre type de politique. Mais Foucault ne se contente pas de s’opposer au marxisme. Il rejette la notion même de révolution. Il critique l’Union de la gauche, une alliance entre le Parti socialiste et le Parti communiste autour d’un programme qui comprend des nationalisations, des augmentations de salaires, l’extension de la Sécurité sociale. Ce programme repose sur l’intervention de l’Etat.
C’est dans ce contexte que la pensée antitotalitaire se développe. Un renforcement de l’Etat social risque de déboucher sur une dérive autoritaire selon cette idéologie à la mode. Foucault s’oppose également à la gauche étatique pour préférer la deuxième gauche de Michel Rocard. Les intellectuels antitotalitaires considèrent que ce sont les idées révolutionnaires qui ont débouché vers le régime de l’URSS. Le programme commun et l’arrivée de la gauche au pouvoir en France sont associés aux crimes d’Etat et à la répression en URSS. Le marxisme dans son ensemble est accusé de contenir le germe du totalitarisme. Foucault reste plus nuancé. Mais il encense François Furet. Cet historien réactionnaire et ancien stalinien remet en cause l’idée de révolution et de transformation radicale de la société. Il ne cesse de fustiger la passion pour l’égalité.
Foucault confesse sa sympathie pour le président Giscard. Il tente de rompre avec le gaullisme et avec sa dimension autoritaire et conservatrice. Giscard défend les libertés individuelles avec le droit à l’avortement et le vote à 18 ans. Dans le domaine économique, Giscard prétend défendre un équilibre entre l’Etat et le marché. Il valorise l’égalité des chances pour permettre à chacun de réussir sans supprimer les inégalités sociales. « L’objectif de l’égalité des chances n’est donc pas d’abolir la compétition (en établissant l’égalité réelle), mais d’assurer qu’elle soit équitable, qu’on soit tous sur la même ligne de départ », précisent Mitchell Dean et Daniel Zamora. Cette politique vise à lutter contre les discriminations mais pas à remettre en cause les inégalités sociales. Giscard propose une politique moins normative que la tradition autoritaire de l’Etat gaulliste.
Foucault se rapproche de la deuxième gauche. Ce courant se démarque de la gauche traditionnelle qui repose sur l’Etat-nation. La deuxième gauche semble davantage s’appuyer sur les minorités et la société civile. Elle dénonce les dérives autoritaires du gaullisme et du communisme. « Contre ces deux figures de "l’étatisme", la deuxième gauche défend par conséquent les vertus de la "société civile", les droits de l’homme, les droits des minorités et réhabilite, au sein de la gauche, l’idée de l’entrepreneur », décrivent Mitchell Dean et Daniel Zamora. La gauche ne s’oppose plus au marché qui est même associé à la liberté contre les dérives bureaucratiques et totalitaires. Ce courant devient influent et participe à l’évolution de la gauche au pouvoir. La deuxième gauche veut remplacer la révolution par la société civile à travers des micro-résistances et des alternatives locales. Avant de sombrer dans le néolibéralisme.
Individualisme néolibéral
Foucault porte un nouveau regard sur les formes de résistance. Selon lui, les luttes des années 1968 n’attaquent pas directement l’Etat et les institutions mais uniquement les rapports de pouvoir et les techniques d’assujetissement. L’individu doit alors se contenter de refuser les formes de normalisation. « L’anti-étatisme de Foucault est donc un refus non pas de l’Etat en tant que tel, mais de tous les dispositifs techniques et technologiques conçus pour façonner un rapport à nous même », analysent Mitchell Dean et Daniel Zamora. Le pouvoir apparaît uniquement comme une relation dont le sujet peut se libérer. De nouvelles formes d’existence peuvent alors permettre de remettre en cause le pouvoir.
Foucault décrit l’Etat comme un réseau de micro-pouvoirs. La révolution ne doit plus tenter de renverser l’appareil d’Etat mais doit devenir « moléculaire ». Ce sont les sujets eux-mêmes qui doivent devenir souverains. « Le soi est désormais le lieu crucial où l’on peut produire non seulement de nouvelles expériences, mais aussi de nouvelles manières de vivre le monde », résument Mitchell Dean et Daniel Zamora. De nouvelles formes de vie, de rapports, d’amitiés doivent produire des petites transformations qui peuvent progressivement modifier l’ensemble de la société. Foucault soutient les luttes pour « le droit à la différence ». Foucault rejoint alors l’idéologie néolibérale qui insiste sur la liberté individuelle contre les normes. Le consommateur souverain remplace la délibération collective.
Les théories de Foucault influencent d’autres intellectuels, notamment Anthony Giddens. Le sociologue britannique revalorise l’individu. Mais il développe également un néolibéralisme de gauche qui repose sur la responsabilité individuelle. Les chômeurs ne doivent pas être aidés, mais incités à reprendre un travail. L’absence d’emploi découle uniquement de la responsabilité individuelle. Anthony Giddens devient le théoricien de la « Troisième voie » incarnée par Tony Blair.
« A partir des années 1990, il devient évident que les idées néolibérales concernant la définition du choix et de la liberté sont nécessairement liés à l’instauration de systèmes d’obligation et à des instruments plus ou moins disciplinarisés, coercitifs et souverains », observent Mitchell Dean et Daniel Zamora. L’aide sociale du Welfare se transforme en Workfare qui repose sur l’obligation de trouver un travail, même non rémunéré, pour bénéficier de prestations.
Une idéologie postmoderne se développe au sein même de la gauche. L’abandon des politiques sociales débouche vers un système de discrimination positive. La lutte contre l’exploitation est progressivement remplacée par la politique identitaire. Le néolibéralisme se développe dans les années 1980 à travers des gouvernements conservateurs. Désormais, les politiques publiques baignent dans le néolibéralisme, comme tous les partis politiques de droite ou de gauche.
Ambiguïtés de Michel Foucault
Mitchell Dean et Daniel Zamora permettent de replacer la pensée de Michel Foucault dans son contexte politique et historique. Loin d’une exégèse complexe de sa philosophie, Mitchell Dean et Daniel Zamora proposent une véritable histoire de la théorie néolibérale. Ils montrent la proximité du philosophe avec les idées de la Deuxième gauche et la dérive de ce courant vers le néolibéralisme.
La défense de l’individu face à l’Etat peut s’inscrire dans une démarche libertaire. Mais une autre approche peut dériver vers une apologie de la responsabilité individuelle pour justifier les inégalités sociales. Au-delà de Foucault, l’anarchisme postmoderne porte cette ambiguïté. Cette idéologie s’oppose à la lutte des classes et à la conflictualité sociale pour valoriser des alternatives en acte. La solution est censée provenir d’un changement de vie individuel plutôt que d’une transformation globale de la société.
Le livre de Mitchell Dean et Daniel Zamora évitent quelques écueils de la critique du nietzschéisme de gauche par les débris du stalinisme. Cette approche simpliste fait de Foucault un simple agent du néolibéralisme pour s’opposer au communisme d’Etat. C’est une pensée fossilisée dans la guerre froide. Mitchell Dean et Daniel Zamora montrent que Foucault est fasciné par le néolibéralisme sans adhérer en bloc à cette doctrine. Il apprécie la critique de l’Etat central et la nouvelle forme de gouvernementalité. Mais il ne perçoit pas que le néolibéralisme débouche avant tout sur un renforcement de l’Etat.
Des auteurs comme Wendy Brown, Pierre Dardot et Christian Laval s’appuient sur les théories de Foucault pour analyser les mutations de l’Etat néolibéral. Les critiques de l’idéologie supposée « libérale-libertaire » s’opposent aux luttes sociales contre les diverses formes de domination et d’oppression. Les gouvernements néolibéraux n’ont évidemment rien de libertaire. Macron n’hésite pas à s’appuyer sur l’Etat pour réprimer les Gilets jaunes, et semble assez peu libertaire. Quand la classe dirigeante est menacée, quelle que soit son idéologie, elle n’hésite pas à se réfugier dans les jupes de l’Etat.
Néanmoins, Mitchell Dean et Daniel Zamora ne cessent de défendre l’intervention de l’Etat pour réguler l’économie capitaliste. Ils refusent une critique globale des institutions publiques. « Au contraire, il semble que l’anti-étatisme ait contribué à l’implosion généralisée de la gauche parlementaire et à la montée des populismes de droite qui ont investi le vide ainsi créé », osent écrire Mitchell Dean et Daniel Zamora. C’est pourtant l’Etat, la gauche parlementaire et les gouvernements successifs qui ont mené des politiques qui ont augmenté les inégalités sociales.
L’Etat reste l’instrument privilégié des classes dirigeantes pour défendre l’ordre capitaliste. La bourgeoisie d’Etat sert avant tout sa classe sociale et non un improbable intérêt général. Néanmoins, la critique de l’Etat ne doit pas revendiquer une « nouvelle gouvernementalité ». La destruction de l’Etat doit s’accompagner de l’abolition des classes sociales, de l’argent, de la marchandise et du travail pour inventer un monde radicalement différent.
Source : Mitchell Dean et Daniel Zamora, Le dernier homme et la fin de la révolution. Foucault après Mai 68, Lux, 2019
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Pour aller plus loin :
Vidéo : La Une Francophone : Michel Foucault et la "fin de la révolution", émission diffusée sur TV5 Monde le 31 août 2019
Vidéo : Michel Foucault : quels rapports avec Marx. Avec Razmig Keucheyan et Arnault Skornicki, conférence mise en ligne sur le site de la Société Louise Michel le 31 janvier 2016
Radio : Foucault et le néolibéralisme : aux origines de la controverse, conférence mise en ligne sur le site de France Culture le 7 septembre 2019
Radio : Michel Foucault (1926-1984) : Une vie, une œuvre, émission diffusée sur France Culture en 1988
Radio : émission sur Michel Foucault diffusées sur France Culture
Radio : Revenu de base : une mesure de justice sociale ?, émission diffusée sur France Culture le 9 janvier 2017
Kévin "L'Impertinent" Boucaud-Victoire, Daniel Zamora : « La résistance chez Foucault ne prend plus vraiment le visage de la lutte des classes », publié sur le site de la revue Le Comptoir le 5 septembre 2019
Foucault et le néolibéralisme : Daniel Zamora et Jean-Yves Pranchère (1/2), publié sur le site de la revue Ballast le 24 janvier 2020
Foucault et le néolibéralisme : Daniel Zamora et Jean-Yves Pranchère (2/2), publié sur le site de la revue Ballast le 25 janvier 2020
Peut-on critiquer Foucault ?, publié sur le site de la revue Ballast le 3 décembre 2014
Daniel Zamora + Mitchell Dean, Le dernier homme prend du LSD, publié dans la revue en ligne Lava le 30 septembre 2019
Pierre Tenne, On n’en a jamais fini avec Foucault, publié dans la revue en ligne En attendant Nadeau le 24 septembre 2019
Emmanuel Buisson-Fenêt, La mémoire ébréchée de la deuxième gauche, publié dans la revue Vacarme n°29 le 2 octobre 2004
Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal, Débats : Foucault avec Marx : penser le néolibéralisme, publié sur le site de l'Union communiste libertaire le 3 mai 2011