Les échecs de la gauche au pouvoir
Publié le 31 Mars 2018
La gauche française a connu plusieurs expériences de gouvernement. Toutes ce sont soldées par des échecs particulièrement rapides.
La gauche de gouvernement n’existe plus. Depuis l’arrivée au pouvoir de Lionel Jospin en 1997, la gauche n’essaie même plus de transformer la société. Elle se contente d’accompagner le marché et de bien gérer le capitalisme. Le règne de François Hollande a achevé la gauche, désormais sans le moindre idéal. La bourgeoisie règne sans partage, à travers diverses coalitions. La classe capitaliste ne se sent plus menacée.
Pourtant, au cours du XXe siècle, la gauche française a tenté d’entreprendre des réformes. Planification, protectionnisme, contrôle du crédit sont alors mis en œuvre. Le retour sur l’histoire de cette gauche de gouvernement permet d’analyser les obstacles auxquels se heurtent les projets de réformes sociales. Serge Halimi, directeur du Monde diplomatique, retrace cette histoire dans le livre Quand la gauche essayait.
Les politiques gouvernementales de la gauche ne cessent d’échouer. Les partis se fondent dans le moule de l’Etat et des institutions pour finir par renoncer à leurs réformes sociales. « Au pouvoir, les responsables de gauche avaient déjà tendance à se laisser absorber par l’Etat, à vouloir faire leurs preuves de ministres et à solliciter le soutien des milieux dirigeants plus souvent qu’ils n’étaient soucieux de respecter leurs engagements militants », observe Serge Halimi.
La gauche s’appuie sur l’Etat pour transformer la société. Elle dépend ainsi des hauts fonctionnaires et des experts bureaucratiques. Mais cette bourgeoisie d’Etat désapprouve les réformes sociales. Son opposition politique se déguise derrière une supposée neutralité technique. L’inertie de l’administration suffit à faire échouer des tentatives politiques.
Ensuite, les mouvements sociaux deviennent moins dynamiques lorsque la gauche est au pouvoir. Il semble difficile d’articuler l’administration de l’Etat et la mobilisation populaire. « Or les notions de réforme issue du sommet et d’innovation venue de la base se contredisent plus souvent qu’elles ne s’épaulent », souligne Serge Halimi. La gauche au pouvoir encourage la résignation populaire et l’attentisme des mouvements sociaux. La gauche utilise une rhétorique pour mobiliser les masses, avant de les décevoir et de les faire taire.
La gauche accède au pouvoir de manière démocratique. Elle fait alors le serment de maintenir l’Etat bourgeois. Son objectif devient alors de rester au pouvoir le plus longtemps possible. Pour conforter sa position de pouvoir, la gauche doit obtenir la reconnaissance de la haute bourgeoisie et du monde des affaires.
Sous la IIIe République, le Parti radical règne sur une France rurale de paysans et de petits patrons. En 1920, le congrès de Tours divise la gauche entre socialistes et communistes.
En 1924, une alliance électorale entre radicaux et socialistes accède au pouvoir. C’est l’expérience du Cartel des gauches. Mais les socialistes refusent les postes ministériels. Ensuite, la droite laisse la France avec un endettement important et des problèmes diplomatiques avec l’Allemagne. La gauche n’arrive pas au pouvoir dans le meilleur des contextes. Edouard Herriot, chef du gouvernement, privilégie les mesures symboliques et la défense de la laïcité. En revanche, il reste frileux sur les questions monétaires et fiscales. Il ne tente ni dévaluation du franc, ni nouvel impôt.
En 1936, la gauche accède à nouveau au pouvoir. Cette expérience du Front populaire est associée à des conquêtes sociales importantes. Même si la mesure emblématique des congés payés ne figure pas dans le programme du gouvernement à l’origine. C’est un important mouvement de grève qui a permis les nombreuses réformes sociales. « La classe ouvrière française n’aurait pas tant d’occasions de faire l’histoire à la base et de pousser "son" gouvernement à accomplir plus que ce qu’il avait promis, qu’elle pût aisément oublier son bonheur et sa fièvre de l’été 1936 », observe Serge Halimi.
C’est la menace fasciste qui impose l’unité des partis de gauche dans un Front populaire. Cette alliance doit regrouper la classe ouvrière et la petite bourgeoisie représentée par le Parti radical. Les communistes s’alignent sur la stratégie de Moscou qui vise à faire barrage au fascisme. Le Parti communiste se fond dans le programme commun, avec le souci de ne pas effrayer la bourgeoisie. Aux élections, les socialistes se maintiennent à un bon score tandis que les radicaux déclinent et que les communistes progressent. Léon Blum devient le chef du gouvernement, sans grandes ambitions réformatrices.
Après les élections, un mouvement de grève éclate. Cette révolte spontanée, avec occupations des usines, prend de l’ampleur. Le patronat est prêt à tout concéder pour arrêter ce mouvement. Le gouvernement et les patrons négocient alors les accords de Matignon. « Il faut donc insister ici sur la dialectique politico-sociale qui sous-tendit les grèves de juin : sans l’explosion sociale, la victoire politique eut accomplit peu de choses ; mais, sans la victoire politique, il n’y aurait pas eu d’explosion sociale », prétend Serge Halimi. Il oublie un peu vite que de nombreuses révoltes éclatent sans victoire électorale de la gauche et refait l’histoire à sa sauce bureaucratique.
Néanmoins, le journaliste est obligé de reconnaître la dimension spontanée et sauvage du mouvement social. Les grèves « éclatent dans les secteurs où les organisations capables de les provoquer sont les plus faibles », observe l’historien Antoine Prost. Ce mouvement éclate en dehors des partis et des syndicats, et encore plus de l’Etat et du Front populaire. Simone Weil estime que cette révolte permet de relever la tête et d’exprimer une joie de vivre. Le Parti communiste appelle à la fin du mouvement. Ce parti, qui se veut révolutionnaire en période de calme, sabote les mouvements sociaux dès qu’ils prennent de l’ampleur.
Après cette euphorie sociale, c’est le retour à la normale. Léon Blum se contente d’un keynésianisme tiédasse. Il espère gagner la confiance des patrons et relancer l’économie sans impôt nouveau. Le gouvernement n’envisage aucune réforme de structure, comme les nationalisations. Mais c’est le refus d’intervenir en Espagne qui discrédite définitivement Léon Blum. La gauche française permet aux fascistes d’écraser la Frente popular et la révolte sociale.
Au final, le bilan du gouvernement Blum semble bien famélique. Les conquêtes sociales ont été davantage conquises par la rue que par l’Etat. « En juin 36, un président du Conseil socialiste n’était pas indispensable pour que fût couché sur du papier la liste des concessions qu’un patronat apeuré entendait accorder afin de contenir la vague ouvrière », analyse Serge Halimi. Léon Blum n’a pris aucune mesure qui concerne les femmes ou les colonies. Mais, contrairement aux autres gouvernements de gauche, il n’a, au moins, pas commis de massacre.
A la Libération, des ministres socialistes et communistes arrivent au pouvoir. La gauche permet des réformes de structures qui ouvrent la modernisation économique et la période de croissance des Trente glorieuses. Néanmoins, les inégalités sociales ne diminuent pas. Après la guerre, la droite et la bourgeoisie sont associées à la collaboration. En revanche, les communistes incarnent la Résistance. Néanmoins, cette courte période ne dure que deux ans. Gaullistes et communistes sont rapidement exclus du pouvoir.
Au sortir de la guerre, les communistes peuvent tenter une insurrection armée. Cependant, Moscou ordonne au contraire la stabilité de la France. Ensuite, l’armée américaine est toujours présente. Surtout, le pays souhaite sortir d’une période de conflit plutôt que de s’engager dans une guerre civile. Les communistes se gardent bien de toute contestation. Ils appellent même les ouvriers à travailler davantage pour participer à la reconstruction de l’économie nationale.
La IVe République est traversée par les guerres coloniales. Elle s’ouvre sur le massacre de Sétif et la guerre d’Indochine. Elle s’achève en pleine guerre d’Algérie. La gauche ne comprend pas l’aspiration des peuples colonisés à la liberté. La gauche reste attachée à l’ordre colonial. Socialistes et communistes défendent leur « mission civilisatrice » conforme à celle de l’Etat français. Leur conception autoritaire de la politique ne leur permet pas de penser l’auto-émancipation.
A partir de 1944, l’Etat intervient fortement dans l’économie. Une planification est mise en œuvre. Des nationalisations permettent d’étendre le secteur public. Mais l’Etat doit surtout moderniser l’économie, et non pas améliorer les conditions de vie des prolétaires. Les nationalisations représentent « moins une avancée vers le socialisme qu’un pas vers la direction de l’économie par l’Etat et vers une réorganisation de caractère technocratique », analyse Robert Kuisel. Ensuite, les entreprises dirigées par l’Etat sont loin de permettre la libération des travailleurs. Le secteur public repose tout autant sur l’exploitation que le secteur privé. « L’apparition de l’Etat patron ne modifie pas la condition de salarié : il a changé de maître, non d’état », reconnaît le socialiste Roger Quilliot.
En 1981, l’arrivée de la gauche au pouvoir se révèle à nouveau catastrophique. Chômage de masse, précarité et inégalités qui se creusent résument le bilan du socialisme d’Etat. La gauche propose de renouer avec les vieilles recettes keynésiennes des Trente glorieuses dans un contexte de crise, d’ouverture internationale de l’économie et d’essoufflement du modèle fordiste. « La gauche a voulu mieux faire marcher une société industrielle structurellement malade », observe l’écologiste Alain Lipietz.
Après l’échec d’une politique de relance, Mitterrand impose un virage libéral et des politiques d’austérité. Le Parti socialiste ne proteste pas. Il est composé d’une petite bourgeoisie intellectuelle, notamment de cadres de la fonction publique, qui ne subissent pas les conséquences sociales de cette politique.
Les syndicats ne réagissent pas davantage. La CGT reste liée au Parti communiste, au pouvoir en 1981. La CFDT est inféodée à la minorité rocardienne au sein du PS. Les syndicats français sont groupusculaires. De plus, ils subissent une bureaucratisation qui ne permet pas l’expression de leurs bases. Cette situation de favorise pas l’autonomie du mouvement ouvrier par rapport à la gauche au pouvoir.
La gauche fait l’éloge de l’entreprise et se montre particulièrement conciliante avec le patronat. « En effet, à partir de 1983, l’entreprise, autrefois terrain de lutte des classes, devient, dans le discours officiel, un exemple célébré d’initiative, de création et d’aventure », ironise Serge Halimi. La fiscalité augmente pour les ménages, mais diminue pour les entreprises.
Le livre de Serge Halimi propose un bilan critique des expériences de la gauche au pouvoir en France. Il mêle un rappel des faits historiques avec quelques éléments d’analyse pour comprendre les erreurs qui ne cessent de se répéter. Cependant, son approche et ses analyses se heurtent à d’importantes limites.
Serge Halimi privilégie une histoire politique, qui se centre sur le gouvernement et les institutions. Cette histoire à la mode Sciences Po s’oppose à une histoire sociale qui se centre sur le quotidien et les révoltes des classes populaires. Il en ressort un bon manuel d’histoire de la gauche, mais peu de perspectives émancipatrices. Le bilan des gouvernements de gauche se révèle bien rachitique face à l’histoire des luttes sociales. Le directeur du Monde diplomatique semble livrer des pistes de réflexion pour une France insoumise qui se noie dans le néant intellectuel. Le livre de Serge Halimi a un objectif clair : analyser les erreurs de la gauche au pouvoir pour ne pas les reproduire. Il défend l’idée d’une gauche vraiment de gauche, fidèle à ces idéaux contre les renoncements du passé. Cette vision naïve reste l’interprétation la plus honnête du livre.
Une lecture plus hétérodoxe peut y voir autant de raisons pour en finir définitivement avec la gauche, son histoire et son avenir. La gauche n’est qu’une fraction de la bourgeoisie qui vise à encadrer les mouvements sociaux pour accéder au pouvoir. Une fois son objectif atteint, la gauche abandonne ses belles promesses pour montrer son vrai visage. L’exemple de Syriza en Grèce actualise ce constat. Paradoxalement, le livre de Serge Halimi peut fournir autant d’arguments pour se méfier des pitreries de son ami François Ruffin et des autres politiciens de gauche. Le rappel des propos de Mitterrand pour la rupture avec le capitalisme est toujours très utile. Mais les analyses de Serge Halimi restent trop superficielles et conjoncturelles pour faire de son livre une véritable critique de la gauche.
Serge Halimi ne développe aucune analyse de classe de l’Etat. Il conserve la vision erronée d’un instrument neutre qui peut permettre à la gauche au pouvoir de mener une politique audacieuse. L’Etat reste une institution dont le rôle reste celui du maintien de l’ordre capitaliste. Il reste l’apanage d’une bourgeoisie d’Etat formée dans le même moule que les milieux patronaux. Les dirigeants politiques font partis d’une même classe sociale que les patrons : la haute bourgeoisie. Ils n’ont donc aucun intérêt à modifier un ordre social qui les a placé au sommet de la hiérarchie. Lorsque la gauche au pouvoir mène une politique au service du patronat, il ne s’agit pas de simples erreurs. C’est la seule politique crédible pour rester au pouvoir et assoir sa légitimité pour diriger un pays capitaliste.
Une véritable analyse de la gauche et de son histoire doit déboucher vers une critique radicale de toute forme de représentation politique. La gauche aspire à encadrer les luttes sociales. Elle s’appuie sur les bureaucraties syndicales pour contenir les luttes dans un cadre réformiste. La gauche se présente même comme le débouché politique des luttes sociales. Mais ce n’est qu’une vaste imposture. Les changements sociaux ne proviennent pas des Etat et des gouvernements de gauche. Ce sont les luttes sociales qui parviennent à améliorer le quotidien des classes populaires. Un véritable changement de société ne passe pas par l’Etat, mais par l’autonomie des luttes. Les personnes qui subissent l’exploitation doivent s’organiser à la base sans hiérarchie ou représentant. Seule une radicalisation et une extension des luttes autonomes peut permettre de changer la société.
Source : Serge Halimi, Quand la gauche essayait. Les leçons de l’exercice du pouvoir 1924, 1936, 1944, 1981, Agone, 2018
Extrait publié sur le site Le Media
Extrait publié sur le site Là-bas si j'y suis
Extrait publié sur le site du magazine Les Inrockuptibles
Extrait publié sur le site de L'homme moderne
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Serge Halimi, Quand la gauche française triomphait des contraintes et bousculait les privilèges, publié dans le journal Le Monde diplomatique de juillet 1997
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Anne Mathieu, La dénonciation d’une certaine gauche intellectuelle. De Guy Hocquenghem à Daniel Bensaïd, en passant par Serge Halimi, publié dans la revue Cahiers Sens public n° 11-12 en 2009