Stratégies et partis de gauche
Publié le 13 Février 2024
De nombreux mouvements sociaux éclatent à travers le monde, mais sans parvenir à constituer une force capable de l’emporter durablement. La pratique politique reste souvent réduite à programme qui propose l’instauration d’institutions nouvelles. Mais ce programme écologique et social doit également s’appuyer sur les forces nécessaires à sa réalisation. Karl Marx estime que les prolétaires doivent s’organiser pour renverser le capitalisme afin d’instaurer une association libre de travailleurs libres.
Une organisation politique populaire doit reposer sur l’alliance du « commun du peuple » avec la fraction des « compétents ». Si cette alliance a déjà émergé dans l’histoire du mouvement ouvrier, elle reste souvent sous la direction des « compétents ». Mais le modèle du parti de gauche semble avoir disparu avec le discrédit du marxisme-léninisme et de la social-démocratie. Cependant, des « mouvements » adoptent désormais la posture du populisme de gauche. Cette démarche vise à renouveler la forme parti mais occulte les clivages de classe. Le philosophe Jacques Bidet explore ce débat stratégique dans le livre La classe populaire peut-elle gouverner ?
Parti de classe
Karl Marx considère le parti comme un courant au sein de la société. Ainsi, le parti communiste vise à défendre les luttes de la classe ouvrière. Ce théoricien conceptualise l’expérience de la lutte des classes pour envisager le renversement d’une société dirigée par la bourgeoisie. Cependant, les partis marxistes prennent des formes différentes selon les contextes nationaux. Ces divers partis reposent sur une alliance entre les intellectuels et la classe ouvrière. Cette fraction de la bourgeoisie ne dispose pas de la propriété des moyens de production mais participe à l’organisation du capitalisme. En Russie et en Chine, cette classe des « compétents » finit par prendre le pouvoir d’État.
Lénine impose un parti unique à travers l’éradication des autres courants politiques comme les menchéviques, les anarchistes et les socialistes révolutionnaires. Si c’est le prolétariat qui permet la révolution russe, la prise du pouvoir des bolchéviks instaure un nouveau régime. La classe des compétents exploite et domine les ouvriers et les paysans. Si l’économie de l’URSS ne repose pas sur le principe capitaliste de concurrence, elle demeure un régime d’exploitation.
Xi Jinping impose une version chinoise du parti unique. Ce régime insiste sur la méritocratie et sur la morale. Nathan Sperber observe les rapports de pouvoir au sein de la classe dominante chinoise. Il distingue une « élite publique » et une « élite privée », avec « les représentants de l’État » et « la classe bourgeoise ». C’est la classe des compétents, composée par les cadres du Parti communiste, qui dirige véritablement l’économie et la société.
Antonio Gramsci contribue à théoriser le parti de classe. Il insiste sur l’hégémonie qui permet au pouvoir politique de s’imposer non par la pure violence, mais comme une force enveloppée de consensus. La classe dominante sur le plan économique peut devenir une classe dirigeante si elle s’appuie sur le soutien d’une couche d’intellectuels. Les Églises, l’école, les partis et les syndicats apparaissent comme des institutions qui permettent l’acceptation du pouvoir politique. Dans le sillage de Gramsci, Louis Althusser théorise les « appareils idéologiques d’État ». Néanmoins, cette conception de l’hégémonie évoque un pouvoir politique inébranlable. Ce qui occulte les luttes sociales qui remettent en cause les institutions.
Populisme de gauche
Le populisme de gauche se
Chantal Mouffe revisite l’histoire dans son livre Pour un populisme de gauche. Des années 1930 à 1970, la social-démocratie affirme son hégémonie face au capitalisme. Le compromis keynésien permet l’instauration de l’État-providence. Cette approche très théorique de l’histoire occulte les luttes de la classe ouvrière pour améliorer ses conditions de travail et de vie. L’État social ne découle pas uniquement de la gauche de gouvernement mais s’impose pour répondre aux revendications portées par les grèves et les luttes sociales. Selon Chantal Mouffe, après 1970, la social-démocratie a cédé face au néolibéralisme. Les partis de droite et de gauche mènent la même politique. Seuls les courants populistes d’extrême droite contestent ce consensus imposé par l’oligarchie. Là encore, Chantal Mouffe occulte les luttes sociales qui secouent cette période.
C’est la crise économique de 2008 qui déclenche le « moment populiste ». Les mouvements Occupy contestent l’oligarchie au pouvoir. Des partis populistes opposent le peuple aux élites comme Syriza, Podemos ou La France insoumise. L’appauvrissement de la population permet à ces partis de percer aux élections. Le projet de Chantal Mouffe vise à « construire le peuple » dans le cadre de l’État-nation. Malgré la posture populiste et l’enflure philosophique, cette perspective s’inscrit dans celle de la social-démocratie historique. Ce populisme de gauche se moule dans l’espace public bourgeois et dans le cadre institutionnel.
Société de classes
L’analyse de la structure de classe moderne distingue le pouvoir-capital et le pouvoir-compétence. Le pouvoir-capital s’apparente à un pouvoir sur le marché. Il permet d’acheter, de vendre, d’embaucher, de licencier, d’emprunter et d’investir. Le pouvoir-compétence, théorisé par Michel Foucault, s’apparente à un pouvoir dans l’organisation. Il décide de la division des tâches, contrôle le procès du travail, définit les normes et les niveaux de connaissance, exclut et inclut. Ces deux volets de la classe dominante interfèrent sans cesse entre eux. Même si un volet correspond au secteur privé, et l’autre davantage au secteur public. Une fraction des compétents, dans les secteurs scientifiques et culturels, penche vers une alliance à gauche. Tandis qu’une autre fraction semble proche des empires industriels et financiers.
La gauche doit reconstruire un projet de société. La lutte pour l’émancipation de classe s’est heurtée au néolibéralisme des années 1980 incarné par Reagan et Thatcher. La gauche du XXIe siècle doit également englober les luttes féministes et l’écologie qui remettent en cause une vision du monde fondée sur la compétition et le productivisme. Le projet émancipateur doit également prendre en compte les inégalités entre les nations qui ne se réduisent pas à la question de la race. La lutte contre l’extractivisme et l’exploitation des pays pauvres rejoint d’ailleurs le combat écologiste.
Une organisation populaire doit permettre l’unité entre deux fractions de classe distinctes. Le peuple A se compose de salariés intégrés qui bénéficient de revenus corrects et d’avantages sociaux. Le peuple B comprend une population plus précaire. Le contexte des grandes entreprises et administrations ont permis de nouer des solidarités. Cependant, l’éclatement des sites de production et la privatisation du secteur public rend moins évidente la solidarité de classe. Mais la vie locale ou le quartier semble remplacer l’entreprise comme espace de politisation.
Unité de la gauche
De nouvelles luttes émergent à la base. Dans le mouvement contre la loi Travail, les grèves émergent à l’échelle locale et sectorielle et non depuis une intersyndicale impuissante. La révolte des Gilets jaunes éclate de manière spontanée et parvient à s’ancrer localement dans des déserts militants. Les luttes écologistes se centrent également sur des victoires locales incarnées par Notre-Dame-des-Landes. Le renouveau du féminisme avec le mouvement #MeToo se traduit par la création de collectifs locaux. Cependant, ces nouvelles luttes ne débouchent pas vers des victoires électorales de la gauche.
Dans le texte « La leçon des Gilets jaunes aux gilets rouges », publié en 2018 dans le journal Libération, Jacques Bidet propose une recomposition de la gauche depuis la base. Le philosophe imagine des collectifs locaux qui regroupent des militants d’un parti, du syndicat ou d’une association. Ces échanges entre diverses organisations sont censés déboucher vers une grande force politique populaire. Ce rassemblement ne vise pas à se rallier à un programme électoral mais à porter une vision du monde à long terme autour de valeurs, d’objectifs et de convictions stratégiques.
La vie politique française reste rythmée par les élections présidentielles qui restent le seul moment institutionnel à réellement s’adresser à une majorité de la population. La figure du leader doit donc s’imposer. C’est dans ce contexte que peut s’affirmer la France insoumise. Ce « mouvement » prétend faire disparaître les partis pour imposer son hégémonie sur la gauche. Malgré un programme qui se prétend démocratique, la France insoumise repose sur son leader. La France insoumise se réduit à une machine électorale. Les débats entre diverses tendances sont proscrits.
Même les implantations locales ne sont pas impulsées. Les « groupes d’action » peuvent s’organiser librement mais se contentent d’une vulgaire propagande électorale. Le programme politique est élaboré d’en haut et n’est jamais discuté. Seul Jean-Luc Mélenchon et sa clique peuvent prendre des décisions stratégiques. La NUPES permet une alliance électoraliste des différents partis de gauche sous la domination de la France insoumise. Mais cette dynamique ne favorise pas davantage l’implantation locale et se réduit à des tractations politiciennes entre état-majors des partis de gauche.
Perspectives stratégiques
Jacques Bidet propose un livre court et percutant qui permet de penser la période. Le philosophe propose une fine analyse de classe des sociétés capitalistes. Il insiste notamment sur les clivages et les rapports de force qui traversent la bourgeoisie. Il évoque notamment l’importance de la classe des « compétents » qui regroupe les cadres du secteur public. Jacques Bidet propose également une critique percutante du « populisme de gauche » théorisé par Chantal Mouffe.
Cette posture populiste fantasme l’hégémonie de la social-démocratie durant les Trente glorieuses. En revanche, Chantal Mouffe occulte l’importance des luttes sociales qui ont véritablement permis une amélioration des conditions de vie.Jacques Bidet esquisse même certaines perspectives stratégiques à partir de la situation politique en France. Il pointe les limites de la France insoumise qui se réduit à une machine électorale sans véritable implantation locale. Il souligne également l’absence de débats et de délibérations collectives dans un groupuscule contrôlé par le clan Mélenchon.
Néanmoins, les pistes stratégiques proposées par Jacques Bidet restent limitées. Il insiste sur l’alliance entre le prolétariat et une fraction de la bourgeoisie composée des travailleurs intellectuels et des cadres de la fonction publique. Cette proposition d’alliance reste limitée. Jacques Bidet estime que les partis de gauche doivent se tourner vers les « compétents » et la petite bourgeoisie intellectuelle. Pourtant, c’est bien cette classe sociale qui compose la majorité des maigres effectifs des partis de gauche. Ainsi, ces groupuscules ne cessent déjà de débattre d’écologie, de genre et de race. Il semble plus pertinent de se tourner vers les classes populaires qui fuient ce militantisme idéologique fondé sur la posture plutôt que sur l’action concrète.
La question des revenus, de la précarité, de la dégradation des conditions de vie et de travail reste structurante pour s’adresser au-delà du petit milieu militant. Les soulèvements sociaux qui éclatent au XXIe siècle restent ancrés dans ces problématiques. Même si Bruno Astarian souligne que la classe moyenne, qui s’apparente à la classe des compétents de Jacques Bidet, détourne la lutte des classes vers des objectifs de démocratie libérale. Ainsi, les luttes autonomes du prolétariat semblent ouvrir davantage de perspectives que les partis interclassistes et réformistes.
Ensuite, Jacques Bidet évoque sa proposition d’une unité de la gauche à la base à travers des collectifs locaux qui regroupent les militants des partis, des syndicats et des associations. Là encore, Jacques Bidet n’invente rien de nouveau et semble même reproduire les erreurs du passé. L’entre-soi d’un milieu militant citoyenniste et groupusculaire n’ouvre aucune possibilité de transformation sociale. Les Gilets jaunes montrent au contraire l’importance des révoltes spontanées, bien loin des moules idéologiques de la gauche. Il semble important de s’appuyer sur les luttes sociales et sur les révoltes spontanées pour ouvrir de nouvelles perspectives stratégiques.
Source : Jacques Bidet, La classe populaire peut-elle gouverner ? Partis, mouvements, soulèvements, Syllepse, 2023
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Site de Jacques Bidet
Jacques Bidet, La classe populaire pourra-t-elle jamais gouverner ?, publié dans Le Club de Mediapart le 6 novembre 2023
Jacques Bidet, La structure de classe et la dynamique des partis, publié sur le site de La Revue du projet n° 36 en avril 2014
Jacques Bidet – Une politique à l’usage du peuple, publié sur le site Les dossiers Contretemps le 5 décembre 2018
Jacques Bidet, Misère dans la philosophie marxiste : Moishe Postone lecteur du Capital, publié dans la revue en ligne Période le 20 novembre 2014
Articles de Jacques Bidet publiés dans le Portail Cairn
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