La faillite de la gauche française

Publié le 30 Janvier 2024

La faillite de la gauche française
Au-delà des sondages et des prochaines élections, il semble important de se pencher sur l'effondrement de la gauche française. Le populisme remplace la lutte des classe mais débouche vers des scores électoraux médiocres. La gauche ne parvient même pas à s'appuyer sur les mouvements sociaux pour impulser une dynamique majoritaire. 

 

 

La gauche française semble moribonde. Du mouvement des Gilets jaunes aux révoltes contre les violences policières, en passant par la lutte contre la réforme des retraites, un retour de la conflictualité sociale se déploie. La gauche perdure à travers les scores électoraux de Jean-Luc Mélenchon. Néanmoins, ce courant ne parvient plus à s’appuyer sur l’effervescence sociale pour se développer.

Les alternances entre gauche et droite au service de la même gestion néolibérale ont débouché vers l’effondrement des partis politiques traditionnels. Le Parti socialiste et le Parti communiste se sont discrédités avec leur politique au gouvernement. Même la droite gaulliste semble disparaître. La tendance est aux forces nouvelles qui prétendent dépasser dépasser le vieux conflit de la droite et de la gauche. Un champ politique éclaté rend difficile la délimitation claire de majorités durables.

Roger Martelli, codirecteur du magazine Regards, s’accroche aux décombres la NUPES et de l’union de la gauche. Il propose un éclairage historique pour mieux comprendre les mutations de la vie politique française. Roger Martelli s’attache également à dessiner des perspectives pour la gauche dans le livre Pourquoi la gauche a perdu et comment elle peut gagner.

 

 

                          Pourquoi la gauche a perdu: Et comment elle peut gagner

 

 

Gauche et peuple

 

La gauche reste un courant contesté au sein même du mouvement ouvrier. Le syndicalisme révolutionnaire s’oppose à la gauche associée au parlementarisme bourgeois. En 1944, dans la revue Les Temps modernes, Dionys Mascolo attaque la gauche comme « une certaine manière d’être bourgeois ». La gauche se distingue alors du courant révolutionnaire. Cornélius Castoriadis, dans une tribune publiée dans Le Monde en 1986, observe que le clivage droite-gauche ne répond pas aux grands grands problèmes de notre époque et ne correspond pas à des choix opposés.

L’effondrement de l’URSS, l'affaiblissement des projets alternatifs, et le triomphe des idées libérales semblent enterrer les grands débats idéologiques. Francis Fukuyama ose la formule de « la fin de l’Histoire » en 1989. L’alignement du Parti socialiste sur des politiques néolibérales fait de la gauche une posture absurde. Diverses hypothèses visent à refonder la gauche à partir de nouveaux clivages. « Le bloc populaire » opposé au « bloc bourgeois » ou encore le peuple opposé aux élites ou à « la caste ».

Bruno Amable et Stefano Palombarini publient le livre L’illusion du bloc bourgeois qui analyse la base électorale du macronisme. Ils observent également les contradictions et les fragilités qui traversent ce bloc. Le mouvement des Gilets jaunes est observé comme un « bloc populaire » qui se dresserait contre le bloc bourgeois. Alain de Benoist reprend le concept de « bloc bourgeois » pour affirmer un clivage identitaire entre les élites cosmopolites et le peuple enraciné. L’idéologue d’extême-droite s’attache à nier les clivages de classes pour défendre une posture nationaliste et identitaire.

 

La notion de bloc bourgeois semble rassurante. Elle oppose une classe minoritaire à l’immense majorité de la population. La gauche se présente alors comme une représentation de la majorité qui peut l’élire joyeusement au pouvoir. Néanmoins, les contours du bloc bourgeois demeurent flous. Certains dénoncent les 1% de milliardaires, d’actionnaires et de décideurs politiques. Mais le capitalisme ne profite pas uniquement à une infime minorité. Ce clivage alimente la confusion et ne permet pas à la gauche d’attirer davantage les catégories populaires. L’alliance de la gauche et du mouvement ouvrier a permis de construire des victoires électorales et des améliorations des conditions de vie. Cependant, l’unification relative des classes populaires laisse place à la dispersion et à l’effondrement des repères de classe.

L’expérience Podemos s’appuie sur le clivage entre le peuple et les élites. La crise de la social-démocratie, engluée dans la gestion néolibérale, débouche vers l’effondrement du clivage entre droite et gauche. C’est le conflit entre le peuple et les élites qui devient structurant. La notion de peuple arbore des contours flous et semble plus facile à représenter que la classe. Le groupe des producteurs ne peut plus s’appuyer sur le rôle moteur de la classe ouvrière liée à la grande industrie.

 

Pourtant, le groupe des ouvriers et des employés compose toujours la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Mais l’individualisation de la société ne permet pas de former une force politique et sociale. Le peuple, comme la classe, repose avant tout sur une construction historique. « Ni le peuple ni la classe ne sont des données toutes faites : elles se construisent et se reconstruisent. Il ne suffit donc pas de juxtaposer des éléments épars, mais de créer les conditions de leur mise en commun », analyse Roger Martelli.

L’unification peut venir de la position inférieure. La majorité de la population subit l’exploitation économique et la domination politique. Cependant, le peuple demeure également divisé et stratifié à travers diverses formes d’oppressions et de discriminations. Pour unifier cette majorité de la population, il faut envisager un projet de société qui ne sépare pas, qui ne hiérarchise pas et qui ne subordonne pas les individus. Cette perspective s’oppose aux logiques dominantes de la concurrence et de la gouvernance. Un mouvement pour une transformation globale, économique, sociale, culturelle peut alors se construire.

 

 

   Laurent Berger, président de la CFDT, au sein de l’intersyndicale, lors de la dixième journée de mobilisation contre la réforme des retraites, le 28 mars 2023, à Paris.

 

 

Gauche et mouvements sociaux

 

Aux élections présidentielles de 2022, la gauche n’améliore pas son score par rapport à 2017. La droitisation du président de la République aurait pourtant pu laisser penser un retour des électeurs de gauche qui ont voté pour Macron en 2017. L’effondrement de la droite de gouvernement semble favoriser Macron et l’extrême-droite.

Les bases sociales des candidats diffèrent. La gauche s’appuie sur les cadres et les classes moyennes. La droite regroupe les cadres supérieurs tandis que l’extrême-droite reste le courant qui attire le plus les catégories populaires au moment des élections. Jean-Luc Mélenchon n’est pas davantage parvenu à s’adresser aux ouvriers que la gauche modérée. « Dans l’ensemble les catégories populaires continuent, soit de s’abstenir, soit de se tourner vers l’extrême-droite quand elles votent », observe Roger Martelli.

Si la conflictualité sociale perdure, elle semble éloignée du mouvement ouvrier traditionnel. Les syndicats semblent affaiblis. Surtout, le nombre de jours de grève diminue. Le mouvement spontané des Gilets jaunes exprime la révolte des classes populaires et des zones périurbaines face aux inégalités sociales. Le mouvement des retraites de 2023 découle du désarroi des salariés face à un travail toujours plus aliénant. Les révoltes de juin-juillet 2023 expriment la colère des jeunes des quartiers populaires face aux violences policières et à la misère sociale.

Ces trois mouvements comportent des acteurs sociaux différents. Mais ils expriment le refus de subir les décisions de la classe dirigeante. Cependant, ces mouvements révèlent également un fractionnement des luttes et des compositions sociales. « Or ces fragments de peuple se sont succédé dans la lutte, leurs combats se sont juxtaposés ; ils ne se sont pas ajoutés et rassemblés », souligne Roger Martelli. La gauche historique visait à rassembler les diverses luttes sociales vers une perspective politique commune. Mais la gauche ne parvient plus à assumer cette fonction et perd son utilité.

 

Le mouvement contre la réforme des retraites de 2023 a montré une opposition massive au gouvernement. Pendant plusieurs mois se combinent des manifestations exceptionnelles, une unité syndicale, des grèves et des blocages clairsemés. Cependant ce mouvement se heurte à l’intransigeance du pouvoir. La population a émis une opinion claire et largement majoritaire. Mais sans réellement passer de l’indignation à l’action. « Mais en même temps qu’elle s’opposait, la société dans sa masse est restée dans la position de spectateur, plus qu’elle ne s’est engagée dans le rôle de l’acteur », souligne Roger Martelli. La gestion du conflit social reste déléguée à une intersyndicale qui s’affiche comme solidaire et déterminée. La France n’est pas secouée par les débats et les luttes sociales.

Au contraire, le mouvement Mai 68 s’accompagne d’un bouillonnement contestataire. Les discussions sur un modèle social alternatif se propagent. Le mouvement de 1995 ébranle également la société avec la remise en cause du néolibéralisme. Les débats et les analyses sur ces mouvements se multiplient. « En 1968 comme en 1995, le puissant mouvement de manifestations et de grèves s’est accompagné de débats contrastés qui, d’une manière ou d’une autre, à partir de positions très différentes, portaient sur la signification sociale profonde de la lutte sociale, sur les perspectives de long terme, plus encore que sur les revendications énoncées au cœur du mouvement », observe Roger Martelli. Les débats au cours de ces mouvements remettent en cause les perceptions dominantes de la société et portent de nouveaux imaginaires.

En 2023, le ronronnement de la vie politique, avec sa médiocrité parlementaire, perdure. La routine du travail, émaillée de quelques journées de grèves espacées, n’est pas remise en cause. « En 1968 et en 1995, la France s’était arrêtée, en totalité ou en partie, libérant le temps de la parole au plus profond de la société ; ce n’a pas été le cas en 2023 et la parole libérée ne s’est pas déployée avec la même ampleur », analyse Roger Martelli. Ce mouvement de 2023 ne s’accompagne d’aucun projet de société alternatif ni d’aucune perspective de transformation sociale.

 

 

    Manifestation des organisations de jeunesse de gauche contre le projet de loi de réforme des retraites, à Paris, le 21 janvier 2023.

 

 

Perspectives politiques

 

Le livre de Roger Martelli propose une compilation d’articles sur la gauche et la vie politique française. Les analyses de Roger Martelli, bien que parfois discutables, se révèlent précieuses pour ouvrir des débats stratégiques majeurs. Ses textes permettent d’éclairer l’actualité à travers un regard historique qui permet d’échapper à l’éternel commentaire des sondages du moment. Roger Martelli propose également un point de vue critique sur les errements de la gauche radicale qui demeure son camp politique.

Roger Martelli revient sur le populisme de gauche et propose une bonne analyse des limites de la stratégie de Jean-Luc Mélenchon. En réalité, ce populisme apparaît comme une posture et un discours électoraliste. Mais cette approche à courte vue ne prend pas en compte une analyse de classe de la société française. La dénonciation de l’oligarchie et des 1% permet de ratisser large. Mais ce discours ne permet pas de reconstruire une unité de classe. Avec l’éclatement du monde du travail et la précarité, les salariés subissent un affaiblissement de la conscience de classe. Mais ce n’est pas un discours confus qui permet à la gauche de retrouver un électorat populaire. La conscience de classe se construit dans les grèves et les luttes dans les entreprises, bien plus que par des gesticulations politiciennes.

Roger Martelli propose également une critique plus originale de la gauche radicale. Il insiste sur l’absence d’un véritable projet de société alternatif. Certes, les partis et les syndicats multiplient les programmes et les revendications. Jean-Luc Mélenchon ne cesse d’affirmer l’importance du programme L’Avenir en commun. Mais ce texte se contente d’un catalogue de mesures thématiques qui ne sont pas articulées. Une addition de revendications sectorielles ne permet pas de dessiner un autre projet de société, et encore moins un désir de transformation sociale. Le programme de la gauche radicale s’apparente à une forme de social-démocratie relookée. L’État doit réguler le capitalisme à travers quelques mesures sociales. Ce programme propose une forme de gestion de la société marchande sans dessiner un véritable projet de société alternatif.

 

Malgré ces analyses pertinentes, le livre de Roger Martelli conserve de sérieuses limites. L’ancien militant communiste demeure un indécrottable réformiste. Son approche reste limitée dans le cadre de la démocratie bourgeoise. La stratégie de transformation sociale semble uniquement électoraliste et politicienne. L’unité de la gauche doit avant tout permettre une victoire électorale. Pire, Roger Martelli semble réfléchir avant tout à la stratégie qui doit permettre à une gauche unie de retourner au pouvoir.

En revanche, aucun bilan critique n’est dressé des précédents gouvernements de gauche. Il ne vient pas à l’esprit de Roger Martelli que le rejet de la gauche chez les électeurs et les classes populaires peut au contraire se révéler un signe de lucidité, voire de conscience de classe. La gauche au pouvoir n’a jamais engagé de véritable processus de transformation sociale. Au contraire, la gauche s’attache à défendre les intérêts de la bourgeoisie d’État. Mais l’électoralisme semble tellement ancré que Roger Martelli ne questionne même pas cette approche stratégique et ses limites évidentes.

Au contraire, les seules perspectives de transformation sociale ne peuvent provenir uniquement des mouvements sociaux. Certes, Roger Martelli évoque les luttes récentes et le renouveau de la conflictualité sociale. Cependant, les mouvements sociaux apparaissent uniquement comme un marchepied pour permettre le retour de la gauche au pouvoir. Néanmoins, Roger Martelli se doit de reconnaître que les grèves et les luttes sociales sont des moments de discussion et de réflexion collective bien plus intenses que les scrutins électoraux. Roger Martelli souligne que les mouvements sociaux permettent de remettre en cause l’ordre social et ouvrent les imaginaires pour discuter d’un projet de société alternatif.

Il n’y pas attendre des partis qu’ils se saisissent de ce bouillonnement. Le rôle des partis de gauche est désormais dans les poubelles de l’Histoire. Si les mouvements sociaux peuvent élaborer des projets de société alternatifs, c’est avant tout qu’ils reposent sur des pratiques d’auto-organisation et d’action directe. Loin des tambouilles politiciennes de la gauche et de ses vieux programmes réchauffés. Les mouvements sociaux doivent se structurer depuis la base et développer des pratiques de luttes et d’auto-organisation pour construire un véritable projet de société alternatif.

 

Source : Roger Martelli, Pourquoi la gauche a perdu et comment elle peut gagner, Arcane 17, 2023

 

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Pour aller plus loin :

Vidéo : Roger Martelli, « Face à la possibilité de la guerre civile, il faut un projet alternatif d’émancipation », diffusé sur le site de la revue Regards le 14 septembre 2023

Radio : émissions avec Roger Martelli diffusées sur Radio France

Articles de Roger Martelli publiés sur le site de la revue Regards

Julie Carriat, L’historien Roger Martelli critique une gauche qui « a travaillé à attiser les colères plus qu’à nourrir les alternatives », publié dans le journal Le Monde du 23 août 2023

Lily Chavance, « La gauche ne peut pas être dynamique en se tirant dans les pattes », publié sur le site du magazine Politis le 14 avril 2023

Lilian Alemagna, Roger Martelli : « L’union de la gauche est un résidu d’une période faste », publié sur le site du journal Libération le 16 mars 2015

Samy Johsua et Roger Martelli, Considérations sur le populisme de gauche, publié sur le site d'ATTAC le 21 février 2017

Roger Martelli, Les débats: "La gauche existe... C'est pourquoi il faut la reconstruire", publié dans Le Club de Mediapart le 17 novembre 2014

M Organ, Roger Martelli : « le déclin de l’État régulateur et celui du PCF ont coïncidé », publié sur le site Altermidi le 10 février 2021

Isabelle Métral, Roger Martelli : « la soif de dignité est toujours aussi forte », publié sur le site du magazine Le travailleur alpin le 8 Mai 2018

Publié dans #Pensée critique

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