La diffusion des idées situationnistes

Publié le 28 Novembre 2015

La diffusion des idées situationnistes
L'Internationale situationniste émerge comme un petit groupe artistique confidientiel avant de devenir une référence incontournable pour attaquer l'ordre existant.
 
Le mouvement de l’Internationale situationniste demeure le courant le plus influent issu des années 1968. Cette pensée révolutionnaire subit une opération de récupération, notamment à l’occasion d’une exposition récente consacrée à Guy Debord. Le mouvement situationniste inspire une réception diversifiée, dans différents domaines politiques, intellectuels et artistiques. Son influence s’exerce même dans le cinéma et dans l’architecture.

L’historienne Anna Trespeuch-Berthelot propose une étude intitulée L’Internationale situationniste. De l’histoire au mythe. Elle se penche sur la réception des idées situationnistes, avec leur construction et leur circulation.

 

 

                             Anna Trespeuch-Berthelot, L'internationale situationniste, de l'histoire au mythe (1948-2013), PUF, 2015

 

Les origines artistiques

 

C’est dans le sillage des avant-gardes artistiques que le mouvement situationniste émerge. Le danois Asger Jorn valorise l’expérimentation et la créativité pour dépasser un surréalisme vieillissant. Pour Constant également, la révolution se confond avec l’activité créative. Les jeunes lettristes constituent l’autre composante du mouvement. Guy Debord et sa bande mènent une vie de bohème dans les cafés parisiens. Dans ses films, Guy Debord n’hésite pas à plonger le public dans le noir total. Les scandales et l’alcool nourrissent le quotidien de ces artistes rebelles.

A ses débuts, l’Internationale situationniste apparaît comme un collectif d’artistes, principalement issu des réseaux d’Asger Jorn. Mais le jeune Guy Debord semble plus ambitieux et souhaite élargir le mouvement au-delà du milieu artistique. Il contribue à lui donner une tonalité plus clairement politique.
 

L’art doit permettre de bouleverser la vie quotidienne. Le détournement de BD ou d’images de cinéma est développé par les situationnistes. Ils insistent également sur la dérive et sur la construction de situations. Ils tentent de provoquer le hasard pour laisser libre court à l’expression des passions. Ils adoptent une approche ludique de la vie.

Guy Debord estime que l’art demeure un moyen politique. En revanche, les artistes professionnels sont exclus de l’IS en 1961. Même si ce mouvement fait coexister exprimentations artistiques et engagements politiques.

L’identité situationniste s’appuie sur ses origines artistiques pour se distinguer des autres groupes politiques et intellectuels. Un style et une esthétique distinguent leur revue. Les situationnistes pratiquent également l’insulte et la controverse pour se faire remarquer et affirmer leur identité. Mais la réception des idées situationnistes reste longtemps confidentielle.

 

La politisation du mouvement

 

Les situationnistes ironisent sur les intellectuels de gauche. Mais ils se rapprochent des courants marxistes antistaliniens. Ils fréquentent Henri Lefebvre qui élabore une critique de la vie quotidienne. L’IS se tourne également vers le groupe Socialisme ou Barbarie de Cornélius Castoriadis. Ce collectif insiste sur l’auto-organisation du prolétariat dans les conseils ouvriers pour lutter contre les bureaucraties.

L’IS se tourne vers les mouvements internationaux. Les situationnistes soutiennent les luttes dans le tiers-monde, mais ils critiquent le gauchisme tiers-mondiste. Ils dénoncent surtout la petite bourgeoisie militarisée qui souhaite imposer un capitalisme bureaucratique. Ensuite, l’IS se tourne vers les marges de la Nouvelle Gauche. Des articles sont consacrés au mouvement étudiant à Berkeley et surtout aux émeutes de Watts en 1965. Une section de l’IS est même créée aux Etats-Unis. Les situationnistes semblent également proches des Provos hollandais, mais dénoncent leur confusion électoraliste. L’IS se rapproche de mouvements qui relient activisme politique et pratiques artistiques.

 

Les idées situationnistes se diffusent au sein des jeunes libertaires. Ces étudiants critiquent les syndicats et s’intéressent aux questions culturelles. Dans la brochure De la misère en milieu étudiant, le conformisme culturel et le militantisme d’extrême-gauche sont brutalement raillés. Les situationnistes proposent au contraire de libérer la créativité et le jeu pour vivre selon ses désirs. La brochure est largement diffusée à Strasbourg et devient un véritable scandale politique et médiatique.

Les jeunes conseillistes du groupe Informations et Correspondances ouvrières (ICO) se tournent également vers l’IS et s’ouvrent à la critique de la vie quotidienne. Des étudiants de Nantes et de Nanterre diffusent des tracts proches des idées situationnistes.

En Mai 68, les idées, les textes et l’esthétique situationniste se diffusent. Des membres de l’IS participent à l’occupation de la Sorbonne. Ensuite, les situationnistes créent un Comité pour le maintien des occupations (CMDO) qui appelle à la création de conseils ouvriers et soutien les usines en grève. L’influence de l’IS s’exprime également dans des villes comme Lyon, Toulouse, Bordeaux, Strasbourg et surtout Nantes, avec une jonction entre étudiants et ouvriers. Mai 68 associe grève sauvage et créativité.

 

L’influence politique des situationnistes

 

L’IS insiste sur son analyse visionnaire. « La révolution de Mai fut la fête qu’ils avaient imaginé : la hiérarchie sociale s’est effacée, le désir s’est libéré, l’imagination et l’utopie ont pu s’exprimer », résume Anna Trespeuch-Berthelot. Mais les bureaucraties syndicales et l’absence de perspective comme les conseils ouvriers expliquent l’échec du mouvement.

Les livres publiés peu après Mai 68 pour évoquer cette révolte mentionnent peu l’IS. Néanmoins, des anciens lettristes mais surtout les frères Cohn-Bendit insistent sur l’influence décisive de l’IS. Progressivement l’esprit de Mai 68 est associé aux idées situationnistes. La contestation ouvrière et la libération des désirs contre les normes sociales apparaissent comme des caractéristiques communes. Richard Gombin évoque l’IS comme une organisation politique qui lutte pour les conseils ouvriers. Mais l’influence situationniste semble surtout liée à sa dimension artistique qui permet d’inventer une contre-culture à la française. L’IS influence la presse underground qui souhaite sortir de la grisaille gauchiste.

L’IS tente de développer ses sections à l’étranger, mais sans véritable succès. La brochure De la misère est traduite en plusieurs langues. Les situationnistes s’intéressent aux nouvelles problématiques politiques comme l’écologie et la libération sexuelle. Mais les situationnistes, qui restent surtout des hommes, ne s’inscrivent pas dans une démarche féministe. L’IS devient un banal groupe politique dévoré par les querelles et les scissions, tout en se montrant impuissant et déconnecté des luttes sociales. En 1971, l’IS est dissoute et Guy Debord se présente comme son unique héritier.

 

Les « prosituationnistes » contribuent fortement à la diffusion des idées qui situationnistes. Même si l’IS ne cesse de les mépriser. Durant les années 1968, un bouillonnement contestataire estime que la révolution semble imminente. Entre 1969 et 1972, les groupes conseillistes se multiplient, également influencés par ICO. Mais ses noyaux militants font preuve de suivisme à l’égard de l’IS. Ils ne proposent aucun renouvellement théorique ou pratique. Après 1972, des prositus analysent l’échec de l’IS et critiquent son dogmatisme. Ils tentent de relever les défis de leur temps à partir des nouvelles mobilisations du prolétariat. L’Internationale nexialiste, dans la région de Toulouse, semble davantage tournée vers l’activisme que vers la théorie.

Durant les années 1980, les revues La Banquise et Os Cangaceiros reprennent les analyses situationnistes. Mais le milieu prositu devient groupusculaire et tourné vers lui-même. Les écrits s’adressent uniquement à un petit milieu en cultivant des polémiques souvent superficielles. De l’IS, il ne reste que la posture et la rhétorique de l’insulte. Ensuite, l’optimisme joyeux tourné vers la perspective de conseils ouvriers est remplacé par un pessimisme sinistre lié à une période de reflux des luttes sociales. Le regard reste tourné vers Mai 68 plutôt que vers l’analyse de la période nouvelle. L’Encyclopédie des Nuisances se spécialise dans la critique du progrès technologique mais semble abandonner toute perspective de rupture révolutionnaire. La posture de la radicalité et de la transgression conduit certains prositus vers des positions négationnistes sur les camps d’extermination nazis. Os Cangaceiros se tourne vers la marginalité et la délinquance.

A partir des années 1990, une mouvance post-situationniste émerge. Des petits éditeurs et Internet permettent de diffuser des écrits. Cette génération s’affranchit de l’orthodoxie de l’IS et du culte autour de Debord. Mais il reste quelques réflexes prostitus. La rhétorique et l’érudition permettent de s’imposer dans ce petit milieu, à l’image de la revue Tiqqun. L’humour et le détournement restent les pratiques les plus ludiques et sympathiques. Le collectif Luther Blisset tourne en dérision le conformisme des milieux radicaux à partir d’une critique d’Hakim Bey.

La diffusion des idées situationnistes

L'influence dans la culture et les médias

 

Les situationnistes subissent une récupération par le milieu artistique. Des expositions sont organisées et l’IS est intégrée à l’histoire de l’art. Greil Marcus, dans Lipstick Traces, intègre même les situationnistes dans l’histoire de la subversion et de la contre-culture. Il inscrit le mouvement punk dans la filiation situationniste avec son « désir de changer le monde ». De manière plus classique, les situationnistes sont intégrés dans la filiation des avant-gardes artistiques. Marc Dachy les inscrit dans son histoire du mouvement Dada.

Mais ce sont surtout les nombreuses expositions qui contribuent à la reconnaissance de l’IS comme mouvement artistique, mais aussi à son embaumement. Néanmoins, ces expositions contribuent également à rendre visible la pertinence de la pensée situationniste. Un paradoxe est dénoncé : ceux qui ont revendiqué un dépassement de l’art deviennent des pièces de musée. Mais, au cours des années 2000, cette étrangeté semble moins soulignée. L’IS semble définitivement intégrée à l’histoire de l’art.

 

Les situationnistes alimentent également le monde intellectuel. Gérard Bérreby et les éditions Allia diffusent des documents des années 1950 et se penchent sur les origines fondatrices de l’IS. Les œuvres de Guy Debord sont éditées par des entreprises classiques comme Gallimard et Fayard. Le livre de Greil Marcus permet de donner aux situationnistes un rayonnement populaire et international. Son point de vue subjectif associe les situationnistes, les dadaïstes, les surréalistes, le jeune Marx à la culture pop incarnée par les Sex Pistols. Il insiste sur la proximité des postures et sur une critique de la vie quotidienne. Les situationnistes qui luttent pour la fin de l’Université sont désormais des objets d’études. Guy Debord est intégré aux programmes de philosophie, d’histoire de l’art et de cinéma.

Les journalistes contribuent également à créer un mythe situationniste. Des journalistes comme André Bercoff évoquent l’IS dès les années 1968. Mais une nouvelle génération s’empare de la culture situationniste. Leur sensibilité les tourne vers le cinéma, la musique pop-rock et l’héritage politique de Mai. Arnaud Viviant ou Gilles Tordjman fustigent même la récupération de l’IS. Ils collaborent à des magazines culturels généralistes comme Les Inrockuptibles et Technicart. Ses nouveaux titres veulent dépoussiérer un journalisme de gauche incarné par le tryptique Libé-Monde-Nouvel Obs. Mais les médias réduisent progressivement l’aventure collective des situationnistes à la trajectoire d’un seul homme : Guy Debord.

 

 

      Lipstick Traces Soundtrack

Accompanying CD to the book by Greil Marcus, 1989

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Very strong candidate for greatest mix CD ever

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Les situationnistes pour penser la société actuelle

 

Les situationnistes se situent au croisement des avant-gardes artistiques et du marxisme critique. L’IS demeure « un mouvement qui apporte du culturel dans le politique et de la critique sociale dans l’art », observe Anna Trespeuch-Berthelot. Cet héritage est donc approprié par les groupes révolutionnaires comme par les courants artistiques. L’IS intéresse autant le milieu militant que les cinéastes, les urbanistes, les philosophes, les écrivains, les intellectuels critiques. Diverses personnes peuvent se référer aux situationnistes pour des raisons différentes et parfois contradictoires.

Le livre proposé par Anna Trespeuch-Berthelot permet de mieux comprendre la fascination que peut exercer le mouvement situationniste. Son étude permet d’égratigner le mythe de l’IS, notamment sa reconstruction par Guy Debord autour de sa propre personne. Le mouvement situationniste est bien contextualisé dans sa dimension collective, artistique et politique.

En revanche, l’Internationale situationniste ne peut pas se réduire à une simple histoire intellectuelle. Les réflexions de ce groupe peuvent nourrir une analyse critique de la société actuelle. L’aliénation moderne, les loisirs et la culture de masse, l’emprise des réseaux sociaux et autres phénomènes nouveaux peuvent s’analyser à travers les réflexions situationnistes.

 

Anna Trespeuch-Berthelot semble distinguer la réception artistique de la réception politique. Les situationnistes refusent cette séparation entre l’art et la politique. Ils proposent au contraire une critique globale. Ils dénoncent la colonisation de la logique marchande sur tous les aspects de la vie quotidienne. Ils s’inspirent des avant-gardes artistiques mais s’appuient sur les luttes sociales. L’IS cristallise des éléments qui semblent aujourd’hui très différents mais affirme une cohérence forte.

La réception de l’IS reflète le morcellement de la pensée. Les militants occultent la critique de la vie quotidienne. Les artistes se refusent à parler de lutte des classes. Et chacun reste bien dans le confort de son petit milieu. La force de l’IS consiste à décloisonner différentes critiques pour proposer une approche globale, émancipatrice et révolutionnaire. C’est sans doute la réception de l’IS dans sa démarche et dans sa totalité qui fait défaut aujourd’hui. Chacun se contente de piocher ce qui l’intéresse sans comprendre une démarche globale qui vise à transformer tous les aspects de la vie quotidienne.

 

Source : Anna Trespeuch-Berthelot, L’Internationale situationniste. De l’histoire au mythe (1948-2013), PUF, 2015

Pour aller plus loin :

 

Vidéo : L'Internationale Situationniste - de l'Histoire au mythe, mise en ligne par la Production vidéo CHS (Centre d'Histoire Sociale)

Vidéo : Joseph Confavreux, Contes et légendes de l’Internationale situationniste, publié sur le site Mediapart le 6 octobre 2015

Vidéo : Jean-Christophe Angault, Marxisme hétérodoxe et pensée libertaire, colloque Mai 68 en quarantaine enregistré le 23 mai 2008

Vidéo : Que sont nos ennuis devenus ?, publié sur le site L'Ex, homme-âne-yack le 12 février 2013

Radio : Géraldine Mosna-Savoye, Les 2 minutes papillon diffusées sur France Culture le 31 août 2015

Radio : Anna Trespeuch-Berthelot, La sensibilité environnementale est-elle née dans les années soixante ?,  publié sur le site Reporterre le 14 février 2014

Radio : émissions autour de Greil Marcus diffusées sur France Culture

 

Frédéric Thomas, Note de lecture publiée sur le site de la revue Dissidences le 11 mars 2016

Note de lecture publiée sur le site In girum imus nocte

Anna Trespeuch, « L'Internationale situationniste : d'autres horizons de révolte », publié dans la revue Matériaux pour l’histoire de notre temps  n° 94 en 2009

Anna Trespeuch-Berthelot, L’avant-garde situationniste : une analyse sociologique, publié sur le site La Vie des Idées le 30 mars 2015

Bernard Quiriny, “Socialisme ou Barbarie” et “L’internationale situationniste” : Note sur une “méprise”, extrait de Archives & documents situationnistes n°3, automne 2003, publié sur le site Lieux communs en 2009

Miguel Amorós, Brève histoire de la section italienne, 2009

La Banquise, Le roman de nos origines, publié sur le site Troploin

Brochures autour du groupe Os Cangaceiros, publiées sur le site Basse Intensité

Patrick Marcolini, « Héritiers situationnistes », Le Tigre, mars-avril 2009

Serge Kaganski et Arnaud Viviant, Greil Marcus – Les lèvres nues, publié dans le magazine Les Inrockuptibles le 09 décembre 1998

Brochures « Situationnistes et apparentés », publiées sur le site Infokiosques

Internationale situationniste sur le site La revue des ressources

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