L'autre anarchisme
Publié le 25 Novembre 2011
A partir des années 1950, l'anarchisme français est traversé par de nombreux clivages. Un idéalisme libertaire s'oppose à un anarchisme ancré dans les luttes sociales.
L’anarchisme est souvent perçu comme une révolte nihiliste nourrie par une esthétique individualiste. Mais ce courant politique s’inscrit surtout dans le mouvement ouvrier révolutionnaire. A partir des années 1960 l’anarchisme vieillissant est contesté par des révolutionnaires qui renouvellent les théories libertaires.
Pour comprendre les évènements de Mai 68, l’historiographie dominante se penche sur les groupes gauchistes. Tous les historiens insistent sur les scissions qui existent au sein de l’Union des étudiants communistes (UEC). Le mouvement communiste devient alors la source des multiples groupuscules gauchistes qui impulseraient Mai 68. En revanche, la contestation au sein du mouvement anarchiste est systématiquement occultée. Hamon et Rotman, dans Génération, évoquent la trajectoire de quelques peoples qui baignent dans le gauchisme dans sa version maoïste ou trotskyste. Kristin Ross privilégie également le maoïsme spontanéiste et la Comités Vietnam de base (CVB) dans sa lecture de Mai 68. Cet article se propose d’explorer les marges de l’anarchisme qui irriguent véritablement le mouvement de Mai 68.
L’épisode Fontenis et la crise de l’anarchisme
A partir des années 1950, en France, l’anarchisme se structure au sein de la Fédération anarchiste (FA). Mais cette organisation regroupe différents courants et semble dominée par une tendance qui privilégie l’immobilisme. Ses tenants de l’anarchisme culturel pensent changer la société en changeant les consciences à coup de conférences sur l’anticléricalisme. En revanche, ils rejettent la lutte des classes, la critique marxienne de la société, la rupture révolutionnaire avec le capitalisme et l’intervention active dans les luttes sociales. Dans ce contexte, une structure autoritaire, l’Organisation Pensée Bataille (OPB) sous la direction de Georges Fontenis, souligne les limites de la FA et tente de concilier anarchisme et marxisme. Cette opposition interne débouche vers une crise de la FA. Malgré les méthodes autoritaires de l’OPB, des courants politiques aux marges de la FA tentent de rénover l’anarchisme pour l’ancrer dans les luttes et la vie quotidienne.
Mais les bureaucrates mollassons de la FA ne cessent de fustiger un grand complot marxiste, une « hydre de l’Herne » qui ne cesse de renaître, la soif de destruction de quelques pro-situs qui rêvent d’abattre la FA. Toute tentative de rénovation de l’anarchisme est combattue par la FA qui barbote dans une idéologie vieillotte et sectaire.
Georges Fontenis souligne que la création de l’OPB est liée à l’évolution de la composition sociologique de la FA. Les jeunes ouvriers mais aussi intellectuels remplacent les forains et autres petits entrepreneurs. Mais le Manifeste de l’OPB flirte avec un certain autoritarisme. Ligne politique, parti, discipline, avant-garde sont évoqués dans une tradition plus léniniste que libertaire. En 1953, une Fédération communiste libertaire (FCL) remplace la FA. La FCL participe à la lutte contre la colonisation mais s’enlise dans les élections législatives de 1956. Malgré ses limites, l’expérience de la FCL présente un renouveau théorique : le matérialisme dialectique remplace l’idéalisme. Cet anarchisme social repose sur la participation aux différentes luttes ouvrières.
Le renouveau de l’anarchisme communiste
L’année 1956 apparaît comme un tournant. La FCL disparaît, le groupe Noir et Rouge lance une revue qui renouvelle la pensée libertaire. De plus, la FA relance le dialogue et la discussion théorique. Maurice Fayolle, pourtant un des piliers de la FA, préconise un anarchisme social et critique l’humanisme abstrait. Malgré des aspects intéressants, la réflexion de Fayolle se centre sur un problème d’organisation. Un mouvement anarchiste structuré et cohérent suffirait pour répondre aux défis de la période. Ses libertaires conservent une conception avant-gardiste et pensent qu’une seule organisation politique peut impulser un changement social. Mais Fayolle dénonce aussi le sectarisme et estime que la propagande doit s’appuyer sur la réalité sociale. Cependant, les bureaucrates de la FA estiment que cette réflexion peut être actuellement menée au sein de la FA. Il n’est pas nécessaire de créer une nouvelle organisation anarchiste révolutionnaire. Il suffirait simplement d’exprimer ce courant au sein de la FA. Surtout, la plupart des idéologues anarchistes s’opposent à la lutte des classes et à la révolution. Pour Prevotel, les anarchistes peuvent même cohabiter avec l’État capitaliste pour en saper les bases progressivement.
En 1956, les Groupes anarchistes d’action révolutionnaire (GAAR) se créent sans adhérer à la FA. Dans leur revue Noir et Rouge, ils expliquent leur démarche et renouvellent la pensée communiste libertaire. Les GAAR s’opposent à la déviation électoraliste de la FCL et au flou idéologique de la FA. En 1957, les GAAR publient leur « Déclarations de principes ». Ils s’attachent au fédéralisme et à la liberté totale de l’individu contre toutes les formes d’autorité. Ils s’inscrivent dans une démarche révolutionnaire pour détruire la société existante et tentent de rénover la notion marxiste de classe. Les GAAR reposent sur l’unité idéologique et tactique.
La FA se méfie des GAAR et de Noir et Rouge. Un article de Paul Zorkine insiste sur les perspectives révolutionnaires qui peuvent découler des luttes anti-coloniales. En revanche, la FA estime que la guerre d’Algérie oppose deux bourgeoisies et refuse de prendre le parti de la libération anti-coloniale; tandis que Noir et Rouge distingue des exploiteurs et des exploités, des oppresseurs et des opprimés.
Vers un nouvel anarchisme
En 1961, les GAAR décident de se dissoudre mais prolongent l’aventure de Noir et Rouge. L’Union des groupes anarchistes communistes (UGAC) apparaît comme une tendance communiste libertaire organisée au sein de la FA. L’UGAC privilégie une analyse marxiste de l’exploitation capitaliste et de la bureaucratie. Son projet libertaire comprend une « socialisation sans étatisation » dans une perspective autogestionnaire et conseilliste. La production doit être gérée par les producteurs eux-mêmes, sans dirigeants. L’UGAC rejette les syndicats et les partis qui prétendent organiser la lutte par en haut.
En 1962, l’Union Anarcho-syndicaliste (UAS) se crée en parallèle. Cette tendance de la FA permet de limiter l’influence de l’UGAC. Surtout, les dirigeants de la FA voient ressurgir le spectre de Fontenis et dénoncent une fraction de type léniniste qui tente de prendre le contrôle de la FA.
Au sein de la FA, la situation coloniale provoque de nombreux débats. L’UGAC estime que la guerre d’Algérie comprend des aspects nationalistes mais aussi une dimension de classe. Français et Algériens luttent contre les mêmes exploiteurs. Mais les divergences idéologiques peuvent aussi recouper les différences générationnelles. Les plus jeunes, dans tous les mouvements politiques, s’engagent contre la colonisation. Des jeunes libertaires créent le Groupe d’étude et d’action anarchiste (GEAA) en 1961. Mais d’autres groupes de jeunes émergent avant la création des Jeunes révolutionnaires anarchistes en 1965. Ses nouveaux libertaires s’attachent à la révolution sociale pour permettre une libération individuelle.
Une rubrique « recherches libertaires », dans Le Monde Libertaire, doit permettre d’aborder de nouveaux problèmes sans dogmatisme. Mais les auteurs de RL sont vite taxés d’anarcho-marxistes. La FA ne tente pas de s’adapter aux aspirations de la jeunesse. Au contraire, ce sont les nouveaux militants qui doivent se conformer aux usages de l’organisation.
En 1966, les situationnistes diffusent la brochure De la misère en milieu étudiant qui critique la FA. Des jeunes libertaires sont proches de la pensée situationniste qui tente d’analyser la société contemporaine. En 1957, les « marxistes situationnistes » sont exclus de la FA. Maurice Joyeux publie une brochure, intitulée « L’hydre de Lerne », qui dénonce tous les complots marxistes au sein de la FA depuis 1953. Ce type de procès politique révèle l’ambiance stalinienne qui existe au sein du milieu anarchiste. Mais les jeunes libertaires hétérodoxes apparaissent nombreux et surtout très actifs. Plusieurs groupes de jeunes quittent la FA car ils ne peuvent plus s’y exprimer. Ses groupes participent ensuite au renouvellement théorique et politique qui éclot en Mai 68.
L’influence des nouvelles revues
Des groupes de jeunes, comme Action libertaire, insistent sur le potentiel révolutionnaire du milieu étudiant qui ne lutte pas uniquement contre sa future exploitation mais aspire à une révolution totale. Surtout, ses groupes puisent dans le meilleur de l’anarchisme et du marxisme. L’anarchisme, philosophie de la liberté, s’englue pourtant dans une non-violence morale. Le marxisme, méthode d’analyse, se réduit souvent à un économisme simpliste. Mais il s’agit au contraire de puiser le meilleur des deux cultures. Les réflexions de Wilhem Reich sur la révolution sexuelle contribuent également à enrichir la pensée libertaire, tout comme les revues révolutionnaires incarnées par Socialisme ou Barbarie. Les écrits de Daniel Guérin illustrent cette synthèse entre marxisme et anarchisme qui nourrit les groupes libertaires.
Socialisme ou Barbarie et l’Internationale situationniste deviennent deux revues particulièrement influentes. Socialisme ou Barbarie est un groupe animée par Cornélius Castoriadis et Claude Lefort, tous deux issus du trotskisme. Leur critique de la bureaucratie et leurs analyses de la société de classe contribue à faire découvrir des marxistes hétérodoxes, influencés par la théorie des conseils ouvriers, comme Landauer et Pannekoek. L’Internationale situationniste s’attache à la critique de la vie quotidienne à partir d’une révolte esthétique. Les diatribes et provocations de la revue inspirent les jeunes libertaires.
La revue anarchiste communiste Noir et Rouge se réfère à Bakounine, Kropotkine et Malatesta. Cette revue insiste sur la primauté de la lutte des classes. Noir et Rouge valorise l’anarchisme social, ancré dans les luttes collectives, plutôt que l’anarchisme individualiste fondé sur la morale. Noir et Rouge s’intéresse à l’autogestion en Yougoslavie ou en Algérie, mais surtout redécouvre l’expérience historique des conseils ouvriers. Le peuple doit s’auto-organiser sans État ni dirigeants. Les producteurs doivent eux-mêmes organiser la production. Noir et Rouge insiste sur la lutte des classes, l’autogestion, le conseillisme et la spontanéité créatrice.
Noir et Rouge critique l’anarchisme coupé de la réalité sociale. Le dogmatisme professé à la FA ou à la FCL est raillé. L’anarcho-syndicalisme est jugé idéaliste car il s’appuie sur des appareils réformistes pour prétendre organiser la révolution. Les minorités révolutionnaires sont coupées du reste de la population et doivent donc rompre avec l’idéalisme pour rentrer dans la réalité.
Le Comité de liaison des jeunes anarchistes (CLJA) reste lié à la FA et ne se préoccupe pas des querelles internes du milieu libertaire. En revanche, ce groupe réfléchit sur les problèmes qui touchent la jeunesse. Le projet révolutionnaire se distingue de la dérive bureaucratique stalinienne. Ses libertaires, à l’image de Jean-Pierre Duteuil, participent à la Liaison étudiants anarchistes (LEA) à partir de 1966. De nouveaux thèmes, comme la sexualité, sont évoqués. « Des camarades pensent qu’il faut partir d’une critique de la répression (sexuelle) quotidienne, afin de déboucher sur une contestation globale de la société », souligne un de leurs textes. La LEA critique également l’enseignement supérieur et l’éducation.
Mai 68 et les anarchistes
En 1968, les drapeaux noirs flottent sur les barricades et les bâtiments occupés. Mais, malgré l’esprit libertaire de la révolte, les organisations anarchistes ne sont pas présentes dans le mouvement. La spontanéité des actions et la remise en cause des avant-gardes caractérisent l’aspect libertaire de la contestation.
A Nantes, à Sud-aviation, éclate la première grève avec occupation d’usine. Des comités de quartier et de paysans se solidarisent avec les grévistes. La lutte prend des aspects spontanés et libertaires. Le syndicalisme révolutionnaire, ancré dans la lutte quotidienne, et les comités de base renouent avec une tradition libertaire. L’autogestion se pose concrètement pour produire sans patron. Dans les lycées, les anarchistes révolutionnaires s’opposent à la reprise normale des cours ronronneurs. Les aspirations autogestionnaires mais aussi la critique de la vie quotidienne à travers la réalisation des désirs revêtent également une dimension libertaire.
Au sein de la FA, Mai 68 provoque également quelques remous. Maurice Fayolle critique la FA comme entente amicale qui ne permet pas la construction d’une véritable organisation révolutionnaire. Une tendance est créée au sein de la FA, l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA), avant de prendre définitivement son autonomie. Mais les militants de ses organisations traditionnelles rejettent la spontanéité révolutionnaire au nom de l’antimarxisme.
L’ORA assume l’action directe et la nécessité de la violence révolutionnaire. Cette organisation insiste sur la prise de décision par vote, contre le consensus.
L’anarchisme des années 1968
Après Mai 68, les groupes anarchistes communistes et les courants révolutionnaires spontanéistes comme le mouvement du 22 mars impulsent de nouvelles pratiques. Une Tendance anarchiste communiste (TAC) se compose de libertaires qui veulent agir avec différents groupes révolutionnaires. La TAC tente de construire un mouvement large avec les trotskystes de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et des dissidents communistes. « Pour l’autogestion et l’unité des travailleurs » devient le mot d’ordre de la TAC qui se rapproche davantage du gauchisme organisationnel que des mouvements spontanéistes. Mais la tentative d’alliance avec les autres organisations débouche sur un échec.
En 1969, le Mouvement communiste libertaire (MCL) est créé à l’initiative de Georges Fontenis et de Daniel Guérin. Ce groupe lutte pour la « révolution totale » qui s’appui sur « l’autogestion généralisée et le pouvoir des conseils ». Le MCL n’est pas attaché aux syndicats et aux partis mais privilégie les comités d’action, comités de base et comités de grève. L’action directe, le dépassement des syndicats, les assemblées de lutte fondent le projet du MCL. Pourtant ce groupe ne parvient pas davantage à capter la révolte de la jeunesse.
Noir et Rouge, associé à la personnalité de Daniel Cohn-Bendit, connaît un succès important. Surtout ce groupe devient le courant anarchiste et anti-organisationnel du mouvement Informations et correspondances ouvrières (ICO). Noir et Rouge rejette l’opposition entre marxistes et anarchistes mais distingue une conception libertaire d’une conception bureaucratique de l’organisation. Noir et Rouge se considère plus proche des groupes conseillistes comme ICO que de la FA qui s’apparente à une vieillerie bureaucratique pour anarchistes officiels. Noir et Rouge se considère comme une minorité consciente qui défend des principes de lutte, comme la décision directement prise à la base, mais pas comme une avant-garde. Toute forme de direction révolutionnaire est rejetée. Mais Noir et Rouge disparaît brutalement en 1970.
Loin de concerner uniquement les vieilles barbes de l’anarchisme, l’histoire récente du mouvement libertaire ne peut qu’enrichir la pensée critique. Ce courant politique exprime la nécessité du combat social pour changer la société. Durant les années 1960, l’anarchisme se tourne progressivement vers l’action directe. Les libertaires ne se contentent plus d’ânonner une vague morale humaniste mais ancrent la pensée anarchiste dans les luttes sociales. Durant cette période, la critique de la vie quotidienne se diffuse pour remettre en cause toutes les formes d’autorité. Cette aspiration à bouleverser tous les aspects de la vie et l’attachement aux révoltes spontanées ne peuvent qu’enrichir le mouvement libertaire actuel, et bien au-delà.
Source : Cédric Guérin, « Pensée et actions des anarchistes en France : 1950-1970 », 2000
Ce mémoire de maîtrise est disponible directement en PDF ou sur le site Recherches sur l’anarchisme
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Irène Pereira, L'esprit de 68, quel héritage contestataire aujourd'hui, Réfractions n°20
Cet article propose une analyse sociologique du renouvellement de l'anarchisme durant les années 1968 et sur son influence au cours de la période actuelle. Il s'inscrit dans le dossier de la revue anarchiste Réfractions consacré à Mai 68:
N'en finissons pas avec Mai 68, Réfractions n°20, "De Mai 68 au débat sur la postmodernité", Printemps 2008"
Stéphane Moulin, "Dossier 68: Après une décennie de marasme, le mouvement anarchiste reprend pied", Alternative Libertaire n°173, mai 2008