Henri Lefebvre et le romantisme révolutionnaire
Publié le 8 Janvier 2012
Henri Lefebvre, auteur méconnu, exprime une réflexion qui permet d’enrichir la pensée radicale. Ce sociologue, une des sources des situationnistes, a notamment élaboré une critique de l’urbanisme et de la vie quotidienne.
Un texte de Lefebvre sur « le romantisme révolutionnaire » est récemment publié. Remi et Charlotte Hess, dans le texte de présentation de ce livre, estiment que le romantisme révolutionnaire d’Henri Lefebvre est délaissé par les militants et intellectuels. Il s’agit effectivement de l’angle mort de la pensée critique. Ce marxisme hétérodoxe semble combattu, comme la pensée de Marx, par les staliniens comme par les anarchistes dogmatiques. Il permet surtout de redécouvrir les concepts marxiens d’idéologie, d’aliénation et de fétichisme pour s’engager dans une critique radicale de la vie quotidienne. Henri Lefebvre brise également les cloisonnement disciplinaire et emprunte aussi bien à la sociologie qu’à l’histoire ou à la philosophie. Remi Hess décrit également un pédagogue érudit et séducteur. Dans l’université de Nanterre, en 1967, il s’attache à raviver une pensée révolutionnaire trop vite enterrée. Il influence notamment le mouvement du 22 mars avant son éclosion en Mai 68.
Dans ce texte publié en 1957, Henri Lefebvre constate la faillite du communisme. En 1956, l’URSS a écrasé les révoltes ouvrières qui éclatent en Hongrie. Henri Lefebvre observe ainsi un « vide éthique, esthétique, culturel ». Il s’attache à la critique de l’art pour souligner l’absence de créativité.
Le classicisme s’impose en France à travers la voie scolaire et l’académisme. Mais le style conformiste est aussi valorisé par Aragon avec des formes littéraires fixes et traditionnelles, comme le sonnet. Le réalisme socialiste se rapproche du néo-classicisme.
Mais Henri Lefebvre attaque également l’ancien romantisme qui permet l’expression de la subjectivité. Le romantisme allemand, à l’image de Novalis, repose sur la fuite de la société bourgeoise à travers le rêve, le mythe ou la magie. Le romantisme français, incarné par Hugo ou Lamartine, aspire à dépasser la société bourgeoise et découle de la Révolution française. Le symbolisme et le surréalisme s’inscrivent dans la dégénérescence de l’ancien romantisme selon Henri Lefebvre. Ce romantisme vit dans l’idéalisation du passé.
L’existentialisme se contente du vécu et du présent sans tenter une ouverture des possibles.
Henri Lefebvre critique également les différents genres littéraires. Le roman se contente de décrire des scènes. Le banal et le moyen sont privilégiés. La poésie, le théâtre, la musique, la peinture, le cinéma manquent également de créativité. Aucun modèle valable, aucun genre d’expression artistique ne semble s’imposer.
Henri Lefebvre décrit ensuite le nouveau romantisme auquel il se réfère. La problématique de l’art et de la vie doit déboucher vers quelque chose de nouveau. « Le romantisme révolutionnaire réconcilie la révolte romantique avec l’humanisme intégral » selon Henri Lefebvre.
Le nouveau romantisme part également du mal de vivre, de l’ennui et de l’insatisfaction du présent, mais refuse de se référer à un passé mythifié. Le romantisme révolutionnaire doit s’appuyer, non pas sur le passé, mais sur le possible. Une « étouffante impression d’incommunicabilté » génère une « conscience du vide » et un « vide des consciences ». Le romantisme révolutionnaire doit déboucher vers « une opposition radicale à l’existant au nom du possible ».
Le pouvoir, qui permet l’illimité du possible et l’ouverture des horizons, demeure aujourd’hui le pouvoir de quelques hommes sur d’autres. Le romantisme révolutionnaire débouche vers une critique des rapports de pouvoir et de propriété.
Patrick Marcolini évoque les débats autour de la notion de romantisme révolutionnaire. L’Internationale situationniste (IS) relie également art et politique pour abolir les séparations entre les différentes formes d’expression artistiques. L’IS désire construire une vie intégralement poétique. Cette aspiration à bouleverser la vie quotidienne permet aux situationnistes de renouveler la théorie révolutionnaire. Le passage de l’art à la politique alimente les débats entre l’IS et Henri Lefebvre sur le romantisme révolutionnaire de 1957 à 1960.
Les situationnistes s’inscrivent dans une critique radicale de l’art. Ils rejettent les notions d’œuvre et de genre utilisées par Henri Lefebvre qui s’attache à délimiter les différentes formes artistiques. Mais les situationnistes tentent de dépasser l’art par la construction d’une vie quotidienne passionnante. L’existence devient la seule œuvre à réaliser.
Henri Lefebvre engage le dialogue avec les situationnistes qui concèdent s’inscrire dans une forme de romantisme révolutionnaire dans leur « désaccord avec le monde ». Surtout, Henri Lefebvre adopte l’idée d’un dépassement de l’art dans la vie quotidienne. Mais leurs relations se détériorent lorsque Henri Lefebvre assimile les situationnistes à la jeunesse révoltée.
Le romantisme révolutionnaire s’inscrit dans une démarche de rupture avec le capitalisme à travers sa protestation contre la civilisation marchande et industrielle. Mais le romantisme ne doit plus se référer à des idéaux du passé. Toutefois, Henri Lefebvre conserve une nostalgie pour les anciennes formes de sociabilité dans les milieux ruraux. Pourtant, la sensibilité esthétique tournée vers le passé doit permettre de dépasser le présent.
Le mouvement révolutionnaire contemporain s’englue dans la modernité et délaisse la critique radicale de la vie quotidienne. Le romantisme révolutionnaire permet de s’appuyer sur une sensibilité critique pour attaquer la civilisation marchande. Henri Lefebvre et les situationnistes soulignent les contradictions entre les désirs humains et l’ordre capitaliste qui impose une vie ennuyeuse et conformiste. Rendre la vie plus passionnante passe donc par une destruction de l’oppression marchande, mais offre également des pistes pour abolir la société capitaliste. Le mouvement révolutionnaire doit s’appuyer sur les désirs émancipateurs pour construire un monde de jouissance.
Henri Lefebvre, Vers un romantisme révolutionnaire, Lignes, 2011
Patrick Marcolini, « L’Internationale situationniste et la querelle du romantisme révolutionnaire », Noesis n°11, 2007
Critiquer l'art pour passionner la vie
Les situationnistes dans la lutte des classes
Le mouvement du 22 mars, entre théorie et pratique
Marx penseur de l'anarchie selon Rubel
La révolution des surréalistes
Vidéo : Agir avec Henri Lefebvre et se faire des amis avec J.P.Garnier, mis en ligne sur le site de la librairie Tropiques le 13 juin 2015
Le blog des communistes libertaires de Seine-Saint-Denis, La nécessité du communisme libertaire par la preuve: deux publications des éditions lignes, 23 décembre 2011
Les Lettres Françaises n° 90, jeudi 2 février 2012: "Redecouvrir Henri Lefebvre" par Jacques-Olivier Begot, Cécile Gintrac, Jean-François Poirier et Jean-Loup Thébaud
Cette revue fondée par Aragon, et marquée par une histoire stalinienne remplie d'intelligences serviles, s'intéresse aussi à la pensée d'Henri Lefebvre
Henri Lefebvre (1901-1991), par Michel Trebich
Philippe Simay, "Une autre ville pour une autre vie. Henri Lefebvre et les situationnistes", Métropoles n°4, 2008
Stuart Elden, "Certains naissent de façon posthume: la survie d'Henri Lefebvre", Marx au XXIème siècle
Remi Hess, "La méthode d'Henri Lefebvre", Futur antérieur n°8, 1991
Michael Löwy, "A propos du Agir avec Henri Lefebvre"
Remi Hess, "Henri Lefebvre, une pensée du possible. Théorie des moments et construction de la personnes"
Entretien avec Henri Lefebvre, vidéo INA