L'Internationale situationniste aux Etats-Unis
Publié le 22 Mai 2012
Les situationnistes exercent une influence au-delà de la France. Leur pensée irrigue les mouvements révolutionnaires jusqu’aux Etats-Unis.
L’Internationale situationniste exerce une influence active aux États-Unis. C’est cette histoire que décrit un livre publié récemment par le CMDE dans la collection « Les réveilleurs de la nuit ». Fabrice de San Mateo, dans sa préface, décrit le mouvement situationniste et ses activités aux États-Unis. Dépasser l’art pour passionner la vie quotidienne devient l’objectif des situationnistes. Ensuite, les situationnistes se rattachent au mouvement révolutionnaire pour participer activement à l’explosion de Mai 68.
Les situationnistes et les luttes sociales
Des émeutes éclatent à Watts, un quartier de Los Angeles, en 1965. L’Internationale situationniste s’intéresse fortement à ses évènements. La population affronte violemment les forces de police, pille et brûle les magasins. L’insurrection des Noirs se poursuit durant la même période avec d’autres émeutes. L’opposition à la guerre du Viet Nam se traduit également par des affrontements entre étudiants et policiers, notamment sur le campus de Columbia. Dès 1966, des textes situationnistes se diffusent aux États-Unis.
En 1967, à New York, le Conseil pour la libération de la vie quotidienne est créé. Ce groupe d’inspiration situationniste comprend Robert Chasse et Bruce Elwell. L’Internationale situationniste prend rapidement contact avec eux.
Des révoltes importantes éclatent dans les universités américaines au printemps 1968. Ce qui confirme l’analyse des situationnistes dans leur brochure De la misère en milieu étudiant. « En se révoltant contre leurs études, les étudiants américains ont immédiatement mis en question une société qui a besoin de telles études. De même que leur révolte (à Berkeley et ailleurs) contre la hiérarchie universitaire s’est d’emblée affirmée comme révolte contre tout le système social basée sur la hiérarchie et la dictature de l’économie et de l’État » soulignent déjà les situationnistes en 1966. L’occupation de Columbia semble l’action d’étudiants dont la plupart ne sont pas militants dans les syndicats, comme l’influent SDS, et qui rejettent le léninisme. Même si des militants du SDS participent également à cette action. Tony Verlaan, proche des idées situationnistes, prend contact avec certaines d'entre eux. L'IS dénonce ensuite une « opposition falsifiée ». Horelick, en rupture avec le SDS, rejoint le groupe situationniste.
Les américains diffusent les textes du comité Enragés-IS écrits en France pendant la révolte de Mai 68. Une section américaine de l’IS est créée après l’adhésion des membres du groupe du Conseil. Situationist international devient la « revue de la section américaine de l’IS ». Pourtant, le mouvement situationniste se désagrège à partir des années 1970, aux États-Unis comme en Europe.
Fabrice de San Mateo souligne l’importance des textes de la Section américaine de l’IS. Leur force critique trouve un écho dans le vaste mouvement des occupations de place qui émerge aux États-Unis. Certains de ses participants semblent même s’inspirer ouvertement du mouvement situationniste.
La critique des intellectuels américains
Le texte « Visages de la récupération » insiste sur l’importance de constituer une classe révolutionnaire pour diffuser des idées révolutionnaires. Les économistes Baran et Sweezy sont critiqués pour réduire l’aliénation à la seule rationalité marchande. Ils insistent sur le déterminisme historique et soulignent l’aspect scientifique de leurs travaux afin d’asseoir leur autorité. Ses léninistes perçoivent la révolution comme quantitative, avec le parti qui redistribue la production au profit des producteurs. « Le changement qualitatif est remis à un avenir lointain » ironisent les situationnistes. Contre le rôle du parti, ils insistent sur l’autonomie prolétarienne pour permettre la suppression de la hiérarchie mais aussi la liberté individuelle qui s’affirme contre le travail. Contre le communisme immédiat, les léninistes insistent sur l’importance de la période de transition. « Des commencements à nos jours, les mouvements léninistes ont pris des positions réformistes. Le léninisme est la transition permanente ; le style caustique de la réforme » raillent les situationnistes.
Marcuse observe l’intégration du prolétariat et de la bourgeoisie dans la société marchande. Son constat désespéré débouche vers la négation de la lutte des classes. Marcuse insiste également sur la nécessité d’un « contrôle social effectif ». « C’est l’ordre bourgeois rationalisé (pacifié) par une rationalité technologique exerçant un contrôle centralisé » estiment les situationnistes. Ce social démocrate préconise une démocratie sociale mais chapeautée par des bureaucrates et des technocrates qui contrôlent les libertés individuelles.
Mais les situationnistes occultent l’apport de la réflexion du philosophe Herbert Marcuse en la caricaturant. Ce penseur de l’aliénation dans la vie quotidienne affirme aussi le principe de plaisir contre le principe de réalité. Il participe à la pensée freudo marxiste et à la révolution sexuelle par son apologie de l’Eros créateur contre les normes et les contraintes sociales.
Mc Luhan est critiqué pour son projet d’utilisation des nouvelles technologies au service du capitalisme. Surtout il insiste sur la passivité de la population et sur la futilité de la révolte.
La critique de la bureaucratisation de la vie
Robert Chasse décrit écrit un article d’analyse sur le capitalisme et la bureaucratisation de l’existence. Le capitalisme appauvrit l’ensemble de la population et notamment les prolétaires qui sont expropriés des richesses qu’ils produisent. Pour perdurer, le capitalisme doit s’étendre sur plusieurs espaces avec l’impérialisme.
En URSS, le capitalisme bureaucratique d’État permet l’émergence d’une nouvelle classe dominante, la bureaucratie, qui opprime le reste de la population. Les marchandises sont des objets produits mais qui n’ont aucune utilité. Robert Chasse attaque également le marketing qui « s’accapare l’énergie sexuelle des individus pour la transmettre aux objets ». La bureaucratisation de l’existence impose une rationalisation de la vie, soumise à une logique irrationnelle. Pour contrôler l’économie, la bourgeoisie s’appuie sur la bureaucratie qui impose des tâches séparées dans la gestion du capital. Mais la bureaucratie impose également une parcellisation de l’existence du prolétariat.
Face à ce constat, Robert Chasse propose la perspective d’une démocratie directe fondée sur les Conseils ouvriers. Les délégués sont alors révocables à tout moment et appliquent un mandat impératif. « La gestion et la transformation constante de tous les aspects de la vie ; la participation créative, permanente, des individus » semblent ainsi favorisées.
L’orthodoxie situationniste et ses limites
Le texte intitulé « La pratique de la théorie » présente les idées situationnistes. La révolution sociale et prolétarienne, à travers les Conseils ouvriers, s’accompagne d’une critique unitaire et globale qui comprend tous les aspects de la vie. Ensuite, la traduction de textes situationnistes est évoquée. Surtout, cet article retrace l’histoire du Conseil pour la Libération de la vie quotidienne. Les membres de ce groupe proche des situationnistes finissent par adhérer directement à l’IS. La participation des situationnistes au mouvement de Mai 68 en France est longuement décrite. L’action des Enragés à Nanterre et les appels incantatoires du Comité pour le Maintien Des Occupations (CMDO) à la création de Conseils ouvriers sont notamment évoqués.
Ensuite, le texte attaque tous les mouvements qui se rapprochent des idées de l’IS. Certes, il semble indispensable de souligner les limites des différentes pensées et luttes révolutionnaires. En revanche, leurs apports et leur proximité avec la pensée situationniste ne sont jamais évoqués. La section américaine reproduit les pires travers de l’IS que sont le sectarisme et l’exécution sommaire de ceux qui sont les plus proches. Le mouvement du 22 mars semble surtout critiqué pour sa trop grande ouverture politique. Le comité étudiants-travailleurs de Censier subit également les foudres de l’IS. Pourtant ce comité d’action s’attache à faire vivre le communisme de conseils, non pas dans l’incantation creuse, mais dans la pratique et la vie quotidienne.
Murray Bookchin, penseur anarchiste, subit également les foudres de l'IS. La limite entre la dispute personnelle et le véritable désaccord politique semble parfois floue. Mais les situationnistes dénoncent surtout l'attitude de Bookchin qui refuse de publier Reply to Murray Bookchin concerning his theories on the recent French "Revolution", un texte qui critique ses analyses. Les situationnistes dénoncent le "faux historicisme" du théoricien du douteux "municipalisme libertaire" qui rejette la lutte des classes.
« Le who’s who des mini-stars du mini-spectacle » présente de manière lapidaire les figures et mouvements de la contestation aux États-Unis.
Ses écrits de la section américaine de l’IS semblent reproduire certains travers des situationnistes, issus des avant-gardes littéraires et artistiques. Ce petit groupe se replie sur lui-même, et affirme avoir raison contre tout le monde. Surtout, l’IS se coupe de l’effervescence intellectuelle, culturelle et politique des Etats-Unis autour des années 1968. Pourtant, les idées situationnistes peuvent être un apport indispensable aux luttes sociales, y compris actuelles. La critique des bureaucrates, des réformistes et de la récupération de la contestation demeure pertinente. Surtout, l’IS se distingue par son désir de bouleverser tous les aspects de la vie pour réinventer de nouvelles relations humaines.
Source: Section américaine de l’Internationale situationniste, Écrits, CMDE, 2012
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Pour aller plus loin :
Présentation des Ecrits de la Section américaine de l’Internationale situationniste sur le site du collectif Smolny