L'après Mai 68 du jeune Olivier Assayas
Publié le 3 Décembre 2012
Le cinéaste Olivier Assayas décrit sa jeunesse dans l’effervescence politique et culturelle des années 1968.
Le cinéaste Olivier Assayas décrit l’atmosphère des années 1970 dans son nouveau film intitulé Après Mai. Mais, avant d’être un artiste conformiste et récupéré, Olivier Assayas était un jeune libertaire embarqué dans l’agitation sociale des années 1968. En 2005, il évoque cette période dans un livre qui restitue bien l’effervescence politique et intellectuelle du début des années 1970.
Dans l’ambiance des années 1970 Olivier Assayas n’est pas encore un cinéaste branché et l’idole des bobos. Il est proche de l’anarchisme révolutionnaire. Surtout, il relie la contestation sociale avec la critique de la vie quotidienne après la large diffusion des idées situationnistes favorisée par l'explosion de Mai 68.
Olivier Assayas commence son livre comme une lettre adressée à Alice Debord, la veuve de Guy Debord. Le chef de file de l’Internationale situationniste incarne une révolte qui s’attache à transformer le monde pour changer la vie.
Après Mai 68, les idées révolutionnaires se généralisent. Même les jeunes les plus conformistes et moutonniers suivent la mode contestataire. Olivier Assayas grandit dans un milieu bourgeois et anti-communiste. Il a 15 ans en 1970. Mais il se souvient du choc de Mai 68. « Ce qui tremblait c’était l’État, l’ordre, mais aussi bien l’orthodoxie stalinienne de mes professeurs à l’école, le flicage syndical que je n’avais jamais vu ni perçu comme autre chose qu’une manifestation supplémentaire du pouvoir répressif de la société », décrit Olivier Assayas.
Le cinéaste se rapproche alors des idées libertaires. Il rallie les cortèges anarchistes pendant les manifestations. Pourtant, le mouvement libertaire semble peu présent pendant les émeutes. Olivier Assayas adhère à l’Organisation anarchiste révolutionnaire (ORA) qui regroupe des libertaires actifs dans la lutte des classes.
A Londres, il découvre la contre-culture qui exprime la même révolte, mais d’une autre manière. « J’avais juste eu le temps de saisir au vol que tout pouvait être à redécouvrir, que tout pouvait être à réexplorer, et qu’il pouvait être donné à ma génération de réinventer la vie car ce qui l’obscurcissait avait fait son temps et tomberait tout seul », témoigne Olivier Assayas.
Au lycée, le jeune homme découvre toutes les variantes de la gauche. Les staliniens de l’Uncal sont dressés au dogmatisme de leurs parents. Différents groupuscules trotskystes s’opposent à l’URSS tout en défendant le léninisme autoritaire. Les jeunes de la Ligue Communiste, comme les staliniens, vont chercher leurs directives auprès de leur chef. Alain Krivine, sinistre dirigeant trotskyste, est surnommé « Krivine la Kravate » après son passage à la télé pour les élections. Olivier Assayas ne se souvient pas des maoïstes pourtant très nombreux à l’époque.
Le jeune homme fait parti des inorganisés, dont la « radicalité extrême et peu articulée tenait lieu de programme ». Ce courant politique apparaît comme le plus sympathique et radical. « On était pour la grève en règle générale, pour que les manifestations dégénèrent, on n’était pas vraiment pour discuter avec les organisations des enseignants », décrit Olivier Assayas. Ce mouvement s’oppose au dogmatisme stalinien et aux petites luttes syndicalistes. « On était sans arrêt dans leurs pattes, occupés à décrédibiliser les enjeux sérieux de leur lutte, leurs stratégies, leurs actions, leurs manifs », témoigne Olivier Assayas. Le foyer des élèves abritent les éléments étrangers au lycée, les élèves virés et ceux qui ne vont pas souvent en cours. Pour les plus radicaux, l’enjeu devient de faire voter la grève au cours d’une assemblée générale au lycée, puis de la faire durer le plus longtemps possible.
Contestation et contre-culture
Le mouvement hippie et la contre-culture ne sont pas encore réduits à un folklore inoffensif. Loin du simple look ou de la mode, « c’était un acte de rupture qui impliquait la personne entière : rejet du matérialisme, rejet du travail, rejet des valeurs établies, notamment celles de l’éducation, de la carrière, de la réussite, du succès, de l’argent et de la famille », décrit Olivier Assayas. Contre le confort de l’ennui, les hippies inventent de nouvelles valeurs à travers la liberté, le voyage, mais aussi l’art et la poésie.
Abbie Hoffmann et Jerry Rubin, les yippies, incarnent la fraction radicale du mouvement hippie. « Leurs actions à mi-chemin du happening et d’un terrorisme soft étaient fondées sur l’idée qu’il ne suffisait plus de rompre, de couper les ponts : il fallait à présent passer à l’offensive suivant un fond de pensée libertaire adapté à la situation nouvelle », décrit Olivier Assayas. Loin de la grisaille gauchiste, ils proposent une révolution festive et artistique, inspirée du mouvement dada. Ils attaquent la propriété privée par le vol, le sabotage et l’action violente.
En France, la contre-culture et la contestation sociale demeurent séparées. Les gauchistes s’attachent à préserver leurs vieux dogmes poussiéreux. Leur ouvriérisme rance les conduit à dénoncer l’art, la musique, la poésie considérés comme « petits bourgeois ». Vive la révolution (VLR) tente pourtant d’articuler révolution et plaisir. Ce groupe est une scission de la Gauche prolétarienne, un parti maoïste rigide et ennuyeux qui soutien la terreur et les massacres en Chine. VLR embrasse la folie joyeuse de la presse underground avec son journal Tout ! Ce que nous voulons : tout. Olivier Assayas s’enthousiasme pour cette nouvelle presse qu’il n’hésite pas à vendre au lycée. Les actions de VLR mettent en forme les idées des radicaux inorganisés. VLR permet aux manifs de dégénérer mais aussi d’entrer en force dans les concerts de rock pour éviter de payer sa place.
Mais les petits cadres du gauchisme, qui prétendent défendre les aspirations de la classe ouvrière, s’opposent à cette ébullition politique et culturelle. Ses chefaillons la rangent « du côté de l’individualisme petit-bourgeois, de l’hédonisme irresponsable et inconséquent de la révolte de la vie quotidienne », rappelle Olivier Assayas. Les petits bureaucrates dénoncent alors un supposé maximaliste provocateur qui ne rentre pas dans le cadre des revendications ouvrières étroitement définies par les syndicats. En revanche, ses mêmes chefs gauchistes considèrent que les masses ouvrières peuvent être attirées plus facilement par le stalinisme pro-chinois.
Le groupe Révolution ! scissionne de la très rigide Ligue Communiste pour embrasser la révolte de la vie quotidienne, « avec une sexualité non totalement coincée, affirmée même », précise Olivier Assayas. Lecteur d’Orwell, il s’oppose à la falsification et au totalitarisme, avec sa terreur et son délire idéologique. Olivier Assayas ne participe pas à des groupuscules organisés, structurés et hiérarchisés. Il refuse les illusions tiers-mondistes et la fascination pour les régimes communistes. « La seule chose à laquelle il y avait moyen de croire était plutôt du côté de la vie et de la capacité de chacun à la transformer suivant ses aspirations, ses désirs », souligne Olivier Assayas.
Pourtant, ce mouvement créatif et libertaire se délite progressivement. La marge aménage sa propre petite routine et impose ses normes. Les communautés ne sont plus des espaces de rencontres et de libération, mais de repli sur soi. « La marginalité était devenue autarcique, repliée sur des valeurs de plus en plus étriquées ; déjà il ne s’agissait plus que de reproduction du même, un même de plus en plus conventionnel, de plus en plus dogmatique ; il ne s’agissait plus d’inventer quoi que ce soit mais plutôt de durer », explique Olivier Assayas.
Le gauchisme s’effondre également. La plupart se tournent vers les chimères des despotismes communistes qui ne sont que gestion du néant. Ils s’enthousiasment ensuite pour le PS de François Mitterrand. Les organisations politiques ne parviennent pas à s’implanter au sein du milieu ouvrier, malgré leur volontarisme. L’échec d’un mouvement de masse condamne à la marginalité et à l’action minoritaire. Le terrorisme se développe sur les ruines du gauchisme, surtout en Italie, en Allemagne et au Japon. Même la contre-culture et la musique deviennent conventionnelles, conformistes et consensuelles.
Dans ce contexte d’effondrement généralisé, le futur cinéaste découvre le mouvement situationniste, notamment les films détournés comme La dialectique peut-elle casser des briques ? Les divers gauchismes, surtout la terreur maoïste, deviennent la cible privilégiée des situationnistes. Le maoïsme est alors une mode intellectuelle qui soutien un régime totalitaire en Chine. Les situationnistes préfèrent ridiculiser cette mascarade meurtrière. Leur humour potache et destructeur attaque la langue de bois et le dogmatisme.
Les situationnistes ont activement participés à l’insurrection de Mai 68. Contre toutes les idéologies, ils rejettent les « catégories toutes faites, issues des débats d’autrefois, outils stratégiques émoussés qu’il n’y avait rien de plus urgent que de remplacer et cela au nom d’une pensée immédiatement applicable, celle du bouleversement de la vie quotidienne », décrit Olivier Assayas.
L’analyse de l’urbanisme articule théorie révolutionnaire et critique de la vie quotidienne. La pensée situationniste s’attaque à des problèmes concrets. La dérive s’appuie sur « la poésie, le ré enchantement possible de la ville et de l’existence », souligne Olivier Assayas. Contre le monde balisé, les situationnistes se réapproprient l’espace à commencer par les rues de Paris. Ils proposent de créer des situations pour provoquer des aventures et passionner la vie. Cette démarche se situe « au carrefour de l’art et de la politique, entre la pratique et la théorie, entre le monde et l’individu qui y fait son chemin, dans les méandres du temps et aussi ceux de l’espace », précise Olivier Assayas.
Mais lorsque le jeune homme découvre ce courant politique et intellectuel, l’Internationale situationniste est déjà dissoute. Pourtant ce mouvement propose toujours « la vie en tant que voyage, l’ironie en tant que distance ludique et le monde en tant que jeu », résume le cinéaste.
Les éditions Champ libre poursuivent cet héritage. Mais le situationnisme doit être critiqué « comme masque d’une radicalité vacante, comme prétexte à prendre la pose et, l’ayant prise, s’estimer exempté de penser par soi-même ou de rendre des comptes sur ses opinions », souligne Olivier Assayas. Le situationnisme devient une simple variante du gauchisme avec ses dogmes, sa rigidité intellectuelle et son idéologie fossilisée. Le cinéaste partage la théorie situationniste de l’art. Il s’attache « à la fusion de l’art et de la vie, puis au dépassement de l’art par une pratique- poétique si l‘on veut - de la révolution ».
Le cinéaste décrit ensuite l’apparition du punk rock. Cette rébellion contre l’industrie du disque aspire à tout réinventer. « Le punk rock disait que la musique, la poésie, pouvaient être les vecteurs de la révolte contre la société », estime Olivier Assayas. L’intuition et la sensibilité priment sur les idéologies, les normes et les réflexes préfabriqués. Le punk rock établi « au nom de la destruction et des pouvoirs du négatif la table rase à partir de laquelle le neuf pourrait progressivement se construire », résume Olivier Assayas. Mais le punk, récupéré par la société marchande, se réduit rapidement à un look et à un mode de consommation. Pourtant, malgré son vide théorique, le punk demeure une pratique artistique expérimentale. L’influence situationniste façonne cette poésie du vécu.
Olivier Assayas tente d’articuler l’art et la vie et poursuit sa démarche situationniste à travers le cinéma. « Faire un film était une aventure, un jeu, où chacun avait sa part, où chacun pouvait mettre son talent propre, ses convictions et son énergie en échange de l’intensité des moments d’une vie réellement vécue », souligne le cinéaste.
Le souffle libertaire des années 1968 sombre dans la récupération marchande et l’arrivisme politicien. Pourtant cette période reflète une intensification de la vie. La révolution devient alors indissociable du plaisir. Dans une période qui brandit austérité et compétitivité, cette effervescence intellectuelle et politique peut inspirer les insurrections qui viennent. N’en déplaisent aux récupérateurs et aux cinéastes de salon, la rage contre ce monde, loin d’être muséifiée, se ravive.
Mais la contestation actuelle s’inscrit trop peu souvent dans une perspective de rupture avec l’ordre capitaliste. La révolution doit permettre de transformer le monde, mais aussi de passionner le quotidien. La révolte, mais aussi la créativité et le plaisir, peuvent toujours permettre d’embraser ce monde mortifère.
Source: Olivier Assayas, Une adolescence dans l'après-Mai, Cahiers du cinéma, 2005
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Pour aller plus loin :
Vidéo :
Anselme, "Le grand abscent du film "Après Mai": l'expérience ouvrière", publié sur le site du Courant communiste international (CCI) le 19 janvier 2013
Olivier Assayas : « Je n’ai jamais cessé d’y croire », entretien avec Jean-Marc Lalanne, publié sur le site des Inrockuptibles le 15 novembre 2012
Lisa Revil et Alexis Ferenczi, « Olivier Assayas, réalisateur du film "Après mai", se confie sur la jeunesse de son engagement politique », publié sur le site Huffington Post le 15 novembre 2012
Pierre-Marie Terral, Compte-rendu du film Après Mai, publié sur le site Lien Socio le 31 janvier 2013
Thomas Sotinel, « Assayas refait son Mai 68 », Le Monde, 8 novembre 2012
Thomas Sotinel, « Olivier Assayas : "Après Mai", le déluge », publié sur le site du Monde, le 13 novembre 2012
Olivier Assayas sur France Culture
Revue Echanges et Mouvement, Les grèves en France en Mai-Juin 1968, publié sur le site Hic Salta - Communisation