Joie militante et nouvelles luttes
Publié le 27 Octobre 2022
Les luttes sociales se veulent sérieuses et rationnelles. Les affects et les émotions n’ont pas leur place dans le milieu militant. Le plaisir et la joie de la révolte sont niés. Pourtant les luttes peuvent aussi devenir un moment de libération individuelle et collective. Elles permettent de reprendre le contrôle sur nos vies.
La posture de la pureté militante, la course à la déconstruction, la rigidité idéologique apparaissent comme des travers incontournables du milieu gauchiste. Les militants ont intériorisé la logique capitaliste avec son individualisme narcissique et ses compétitions mesquines. Cependant, l’écoute, la curiosité et l’expérimentation peuvent aussi se développer. Le militantisme joyeux insiste sur la créativité et les désirs plutôt que sur la discipline et le dogmatisme.
Les anarchistes insistent sur l’autonomie et la décentralisation plutôt que sur la prise du pouvoir d’Etat. Mais l’anarchisme peut aussi devenir un milieu sectaire avec un folklore idéologique. Inversement, le refus des hiérarchies et de l’exploitation traverse de nombreuses luttes qui ne se réfèrent pas à une idéologie précise. L’anarchisme doit permettre de briser les séparations entre la vie quotidienne et la lutte sociale. carla bergman et Nick Montgomery proposent des pistes dans leur livre Joie militante.
Joie de la lutte
La participation à une lutte permet une transformation individuelle. Les capacités d’organisation, de créativité et d’imagination se développent. « Être un.e militant.e de la joie c’est être à l’écoute des situations ou des relations et apprendre à participer à la transformation et à la soutenir plutôt que de la diriger ou de la contrôler », observent carla bergman et Nick Montgomery. Au contraire, la société marchande favorise la diffusion d’affects tristes.
La joie se distingue du bonheur qui repose sur la soumission et la résignation pour s’apparenter à un anesthésiant. La recherche du bonheur passe souvent par la société de consommation et le confort matériel. Au contraire, la joie permet de faire ressentir de nouvelles choses et de diminuer le sentiment de dépendance. Le bonheur apparaît comme une façon d'acquiescer à ce qui existe. Au contraire, la joie devient un sentiment de pouvoir changer sa vie et sa situation. Audre Lorde évoque même un « savoir érotique » qui nous donne de la force.
La figure du militant traditionnel est critiquée par les situationnistes, les anarchistes et les féministes. Le militant essaie toujours de prendre le contrôle, de prendre en charge, d’éduquer ou de radicaliser. Les militants critiquent les dynamiques de lutte et de transformation qui n’ont pas la bonne stratégie à leurs yeux. Ils cherchent toujours à imposer un cadre ou un programme. Le militant préfère la discipline plutôt que d’être souple, réceptif ou sensible. Au contraire, le militantisme joyeux s’appuie sur le contexte local à partir des besoins des gens et de leurs désirs.
Des formes de contrôle et d’autorité plus diffuses se propagent. Le philosophe Gilles Deleuze décrit le phénomène des « sociétés de contrôle » qui se forment au XXe siècle. « Plutôt que de dire aux gens ce qu’ils doivent faire exactement, ce mode de pouvoir régularise la vie, en appelle à certaines façons de vivre et de ressentir, et pousse d’autres formes de vie à mourir », décrivent carla bergman et Nick Montgomery. La surveillance passe par les réseaux sociaux, les smartphones, les historiques de recherche et de carte bancaire. La surveillance devient plus étroite et participative. Les algorithmes prédisent nos habitudes et nos préférences.
Durant les moments de révolte, des capacités d’organisation collective se développent. « A travers la lutte et l’expérimentation, les personnes formulent des problèmes et y répondent ensemble, en prenant la responsabilité du travail collectif et du soin, et les attachements et la confiance prennent le dessus », observent carla bergman et Nick Montgomery. En revanche, les institutions veulent restaurer des formes de vie individualisantes qui conduisent à l’isolement.
Militantisme rigide
Le radicalisme rigide renvoie à une posture de purisme politique qui taxe les autres de « soc-dem », d’oppressif ou de réactionnaire. Mais le radicalisme rigide ne se réduit pas à un groupe de militants. C’est une attitude qui peut traverser chaque personne. Le radicalisme rigide et le militantisme joyeux ne s’opposent pas mais sont des courants qui traversent les milieux gauchistes. Le paradigme du gouvernement consiste à s’opposer aux dynamiques de lutte, au nom d’une idée de ce qu’il devrait se passer. Plutôt que d’analyser les limites et les potentialités de la lutte, le militant peut vouloir imposer son propre modèle abstrait et son programme politique.
Le radicalisme rigide se développe durant les périodes de déclin des luttes. Après un mouvement puissant, la pratique transformatrice devient un rituel stagnant. « Dans les périodes de déclin, les mouvements ont tendance à se replier sur eux-mêmes ou à rester bloqués sur des vieilles stratégies ou des façons de procéder consacrées. La curiosité se calcifie en certitude, éloignant la capacité à expérimenter ainsi que sont potentiels transformateurs », indiquent carla bergman et Nick Montgomery.
Les groupes politiques peuvent apparaître comme des entreprises en compétition. Ils proclament leurs valeurs, leur programme, leur mission. Avec les réseaux sociaux, ce sont même les individus qui veulent s’imposer et avoir raison contre les autres. La réflexion n’est plus collective, mais devient uniquement individuelle. « Quand la faculté d’analyse devient un trait individuel plutôt qu’un processus collectif et curieux, elle stagne », soulignent carla bergman et Nick Montgomery. Le milieu militant repose sur des codes et des postures. Les personnes qui ne les maîtrisent pas en sont exclues. Le milieu militant débouche alors vers le sectarisme.
Le radicalisme rigide découle du modèle marxiste-léniniste. Une avant-garde politique doit diffuser une idéologie auprès de la population. Ces militants tiennent à rester extérieurs aux luttes sociales et se posent comme détenteurs de la « bonne » ligne de parti. Mais des courants anarchistes peuvent également imposer des modes de vie, comme le squat, mais aussi des normes esthétiques ou idéologiques.
La discipline militante impose le sacrifice et la bravoure, ce qui débouche vers une hiérarchie informelle de conformité à ces normes. « L’amitié, le confort, la générosité et la curiosité tendent à disparaître avec ces tendances », observent carla bergman et Nick Montgomery. Plutôt que ce militantisme rigide, le doute, le questionnement et l’écoute peuvent se développer pour mieux comprendre les dynamiques de lutte.
Le milieu militant repose sur une morale et une pureté idéologique. Les personnes qui ne se conforment pas aux normes doivent être traquées et exclues. La dénonciation de comportements « oppressifs » devient une fin en soi. « Cela peut prendre la forme d’une recherche incessante de l’oppression et d’une attaque sans fin envers quiconque est déclaré.e coupable, y compris soi-même, à travers de nouveaux types de confessions, de tribunaux et de punitions », déplorent carla bergman et Nick Montgomery. Les personnes peu politisées et peu diplômées qui ne maîtrisent pas un langage policé sont rapidement exclues des milieux militants. Ce moralisme renforce la honte, les reproches, les punitions et la culpabilité.
Militantisme et perspectives révolutionnaires
carla bergman et Nick Montgomery proposent une belle réflexion sur le militantisme d’aujourd’hui. Le modèle marxiste-léniniste, avant-gardiste, autoritaire et scientiste a perdu son hégémonie. Pourtant, malgré l’effondrement de cette idéologie, la posture du marxisme autoritaire influence toujours une partie des nouveaux militants. Les donneurs de leçons et les petits chefs gauchistes qui veulent tout contrôler et encadrer n’ont pas disparu avec le stalinisme.
carla bergman et Nick Montgomery insistent sur la joie et les affects dans les luttes. Contre le seul horizon lointain du Grand Soir, des possibilités de libération individuelle et collective se développent dans les luttes. Des solidarités et des relations humaines se tissent. Des victoires face à des problèmes concrets permettent de reprendre le contrôle de sa vie. carla bergman et Nick Montgomery insistent pertinemment sur les pratiques de solidarité et de lutte qui semblent plus importantes que les postures idéologiques.
Néanmoins, le site DDT21 invite à se méfier du modèle du nouveau militantisme, plus fun et rhizomatique. L’évolution du milieu gauchiste semble également refléter les mutations du capitalisme et du monde du travail. La flexibilité et la précarité deviennent le modèle qui façonne des engagements ponctuels sur des thèmes précis, mais sans perspectives à moyen ou à long terme. Le nouveau militantisme plus ou moins joyeux privilégie le coup médiatique spectaculaire plutôt que les luttes contre des problèmes concrets de la vie quotidienne.
carla bergman et Nick Montgomery entretiennent un rapport complexe à la mouvance intersectionnelle et au gauchisme postmoderne. Le nombrilisme militant et son purisme du safe sont lucidement critiqués. Néanmoins, le concept de « privilège » reste largement utilisé. Le militantisme peut alors rejoindre le développement personnel. L’engagement politique et intellectuel répond à une préoccupation de culpabilisation. Le militantisme s’éloigne des problèmes concrets et immédiats, comme la précarité ou le logement, pour une recherche de pureté morale. Les luttes sociales relèvent souvent de la nécessité pour des prolétaires qui veulent agir collectivement face aux problèmes qui les écrasent dans leur vie quotidienne. Les luttes sociales ne se réduisent pas à un folklore pour gauchistes en mal de sensations fortes.
carla bergman et Nick Montgomery privilégient l’ici et maintenant. Ce qui permet de ne pas ramener l’émancipation à un horizon lointain voire chimérique. Cependant, cette posture peut éluder l’importance de la réflexion stratégique et de la perspective d’une rupture avec le capitalisme. Les références à Toni Negri ou encore à John Holloway traduisent un débat stratégique réduit au seul modèle alternativiste.
La recherche de bienveillance contre l’aigreur de la critique ne doit pas pour autant museler les débats indispensables sur les perspectives de lutte. La théorie affirmative et l’insistance sur la dimension positive d’une lutte ne doit pas empêcher de dresser un bilan sur les potentialités et les limites d’un mouvement social. L’analyse critique des luttes ne vise pas à dénigrer des individus mais à éviter de reproduire les mêmes logiques qui mènent à des impasses. Une analyse critique s'appuie également les potentialités des luttes locales et des mouvements sociaux qui peuvent permettre un dépassement du capitalisme.
Source : carla bergman et Nick Montgomery, Joie militante. Construire des luttes en prise avec leurs mondes, Traduction de Juliette Rousseau, Editions du Commun, 2020
Extrait publié sur Le Club de Mediapart
Extrait publié sur le site Expansive
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