Pratiques artistiques et pensée critique
Publié le 30 Octobre 2015
L’art peut s’analyser à travers une approche marxiste. Contre les courants autoritaires et académiques, une réflexion philosophique et politique originale permet de penser l’art. Olivier Neveux présente l’universitaire Jean-Marc Lachaud qui s’inscrit dans cette tradition. Il se réfère aux auteurs du « marxisme underground » qui préfère le rêve à la rigidité stalinienne. Du côté du romantisme révolutionnaire, Georg Lukacs, Ernst Bloch ou Herbert Marcuse permettent de penser l’art et l’utopie.
Jean-Marc Lachaud évite deux écueils pour redonner à la créativité son tranchant subversif. Il s’oppose à l’art marchand vide de sens mais dénonce aussi la propagande qui instrumentalise l’art sans valoriser sa singularité. Un recueil d’articles, intitulé Que peut (malgré tout) l’art ?, permet de découvrir ses réflexions.
Des artistes invitent à la danse dans le contexte violent de Tunisie. Cet acte n’est pas anodin. Cette libération des corps attaque l’intégrisme religieux et renoue avec l’espérance de la révolte en Tunisie. Mais cette transgression esthétique existe également en régime démocratique. Des artistes critiquent la réalité existante et proposent une utopie concrète. Des pièces de théâtre et des expositions subissent la censure car elles interrogent la société. « Par sa puissance rebelle, l’art a en effet la capacité de révéler le caractère inacceptable du monde administré », souligne Jean-Marc Lachaud. L’art n’est pas toujours contestataire et s’accommode souvent de l’ordre établi. Mais il peut également libérer l’imaginaire pour inventer de nouvelles possibilités d’existence.
Dans le souffle de la Révolution russe, avant la chape de plomb bolchevique, des artistes aspirent à relier l’art et la vie. Le théâtre, le cinéma, la peinture et les photomontages interrogent les institutions sociales pour aiguiser l’esprit critique du public. Par exemple, le surréalisme évoque l’énigme du quotidien pour faire le « procès du monde réel ». Dans les années 1960-1970 émerge une nouvelle vague de créativité contestataire. La guerre que mènent les Etats-Unis au Vietnam est violemment fustigée. Un art féministe pratique la performance pour attaquer la société patriarcale. « Ni incantatoire ni proclamatoire, ni transparente ni éloquente, l’œuvre, par sa présence incongrue, criante ou presque invisible, lézarde les chaînes de la détermination qui condamnent à l’arbitraire du consensus », analyse Jean-Marc Lachaud. L’art ne doit pas se faire donner de leçon et laisser libre court à sa réception. Mais il peut aussi permettre de sortir du cercle de l’indifférence.
L’art postmoderne privilégie l’immédiat, l’éphémère, le jetable sans se projeter dans une perspective historique. Cette micropolitique se conforme aux valeurs marchandes. Même si le lien entre art et politique peut perdurer.
La création artistique pour favoriser une transformation du monde, mais ne peut pas la produire. Les Yes Men
Le polar français propose un regard critique sur notre époque. Didier Daeninckx, Frédéric H. Fajardie ou Jean-François Vilar évoquent le racisme, le chômage, les problèmes des quartiers populaires. Malgré le formatage culturel et consumériste, la révolte continue de s’exprimer. L’art permet de questionner la vie vécue et provoque des expériences troublantes pour imaginer d’autres formes d’existence. L’art ne remplace évidemment pas l’action politique, mais peut susciter des réflexions et des discussions.
L’art contemporain semble particulièrement critiqué. Il se soumet aux logiques du profit et des institutions. Il ne correspond plus aux attentes du public, en dehors d’une petite élite. L’art contemporain semble rompre avec les avant-gardes artistiques et leur promesse de transformer le monde pour changer la vie. Les industries culturelles imposent une standardisation-massification de l’art.
Dominique Baqué, malgré sa critique de l’industrie du divertissement, observe également le renouveau d’une dimension socio-politique, notamment dans la photographie et le documentaire. Des témoignages permettent de montrer les problèmes de la société. Marc Jimenez estime également que des œuvres contemporaines permettent de montrer les contradictions du monde réel. Il insiste sur l’importance de renouer « avec l’interprétation, le commentaire, la critique ».
L’art ne peut pas se substituer à un projet politique alternatif. Mais il peut libérer l’imagination et alimenter l’utopie. L’art bouscule l’ordre établi, diffuse une critique et guide vers des perspectives inexplorées. L’art déstabilise, perturbe le jeu des possibles et des impossibles. Adorno estime que l’art s’oppose à l’acceptation de la domination pour exprimer une « négation déterminée de la société déterminée ». Walter Benjamin estime que l’art doit participer « à la création d’un monde où l’action serait enfin la sœur du rêve ».
Les artistes ne se conforment plus à une idéologie et ne s’inscrivent plus d’un art de propagande. Mais l’art semble désormais coupé d’un projet émancipateur. Pourtant, un art de résistance semble perdurer pour maintenir une fonction critique. Des artistes permettent de briser la pesanteur consensuelle.
Un art militant sombre dans les pires travers politiques. La compassion et l’indignation priment sur la réflexion critique. Les concerts des Restos du cœur ou de SOS Racisme incarnent cette dérive. Un art citoyen proposer de sensibiliser le public mais peut alors nier les conflits de classe. Les pleurnicheries pour les exclus remplacent les luttes sociales. Cette compassion malsaine vise à nier les causes des souffrances.
L’art se fond dans le consensus policé et participe à la pacification de la société. L’animateur socio-culturel, l’artiste et l’assistante sociale s’inscrivent dans cette démarche charitable. Des concerts de rap accompagnent l’encadrement policier pour maintenir l’ordre dans les quartiers populaires. Les artistes s’apitoient sur ceux qui souffrent mais ne leur permettent pas de briser l’enfermement de l’ordre établi. L’art doit au contraire alimenter l’utopie pour ouvrir d’autres possibilités d’existence.
L’art politique échoue lorsqu’il se fond dans une propagande qui vise à conscientiser les masses. L’art ne remplace pas la lutte sociale. En revanche, il permet de résister au conformisme social. Il dessine des brèches pour fissurer l’oppression marchande. L’art peut exprimer une force discordante, protestataire et utopiste. Il permet de sortir du carcan d’un quotidien étriqué.
De nouvelles formes d’action tentent de rompre avec la routine militante et ses rituels balisés. Les manifestants s’appuient sur leur imagination dans l’originalité des banderoles, la poétique des slogans et des chansons, le recours à la musique et au théâtre. Les mouvements sociaux favorisent également l’émergence de nouvelles formes de lutte. En marge des partis et des syndicats, des collectifs s’appuient sur la créativité artistique, à travers des happenings et des performances.
Des actions doivent permettre de perturber la tranquillité du monde administré. Cette désobéissance non-violente peut parfois transgresser les limites de la loi. Ces collectifs tentent de « faire de la politique autrement pour démasquer les absurdités du système et pour changer la vie au quotidien », estime Jean-Marc Lachaud. Des actions ponctuelles doivent permettre de sensibiliser le public. Act-Up et ses actions médiatiques tentent d’interpeller les pouvoirs publics. Les casseurs du pub ou Génération précaire privilégient également cet activisme spectaculaire.
Entre le militantisme politique et l’action artistique émerge l’artivisme. Le théâtre de l’Opprimé ou les actions de guérilla festive ne se substituent pas aux luttes sociales mais, peuvent les accompagner. Ces formes d’action permettent de secouer et de troubler un public pour l’inciter à se révolter.
Jean-Marc Lachaud permet de briser la séparation entre l’art et la politique. Les artistes se refusent à toute forme d’implication politique pour ne pas entraver leur petite carrière. Inversement, les militants utilisent l’art de manière instrumentale à la manière d’un simple tract. Ils ne perçoivent pas la spécificité de la créativité et de la sensibilité artistique.
La position de Jean-Marc Lachaud sur le sujet semble pertinente. Son discours s’encombre de nombreuses références académiques mais reste accessible. Les exemples de pratiques artistiques peuvent permettre d’illustrer son propos et de le sortir d’une vague réflexion philosophique. L’approche marxiste et matérialiste permet de sortir du bavardage nébuleux de la philosophie de l’esthétique qui s’apparente davantage à une esthétique de la philosophie. L’affirmation d’un point de vue politique permet également de trancher avec la fade tonalité de la neutralité académique.
La réflexion sur l’art semble s’ancrer dans le geste provocateur des avant-gardes artistiques. Dadaïstes, surréalistes et situationnistes ont tenté de détruire, de réaliser et de dépasser l’art. Ils ont permis de valoriser la créativité de chacun et de sortir l’art de sa pesanteur élitiste. Ils ont également montré la force provocatrice et politique de la créativité.
Mais Jean-Marc Lachaud semble trop se focaliser sur cet art contemporain inspiré des avant-gardes. Le terme « art » demeure rattaché à une dimension élitiste et bourgeoise qui ne comprend pas les cultures populaires. L’universitaire évoque trop peu les contre-cultures avec leurs musiques, leurs littératures, leurs fictions du cinéma et des séries. Même si ces cultures populaires n’ont plus de prétention ouvertement politique. en revanche, Jean-Marc Lachaud parvient bien à saisir la force de l’art dans notre époque. Il s’agit moins d’attaquer la société ou de faire passer un message révolutionnaire. Mais les cultures contemporaines peuvent premettre d’interroger l’ordre social et de susciter une réflexion du public, sans pour autant la guider et l’encadrer.
Jean-Marc Lachaud indique bien que l’art ne remplace pas l’action politique. Ce qui relativise la prétention des artistes militants qui ne sont militants que par leur participation à des concerts de soutien. L’art n’a jamais déclenché de mouvement de révolte. En revanche, les périodes de contestation sociale ont permis d’ouvrir une effervescence créative. Les mouvements de révolte permettent alors de relier l’art, la politique et la vie.
Source : Jean-Marc Lachaud, Que peut (malgré tout) l’art ?, L’Harmattan, 2015
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Présentation du livre de Jean-Marc Lachaud sur le site Paris Art
Jean-Marc Lachaud, Vers un nouvel art politique, publié sur le site de la revue Le Passant ordinaire n° 49 en 2004
« Arts et politiques », revue Actuel Marx n° 45, 2009
Articles de Jean-Marc Lachaud mis en ligne sur le portail Cairn
Jacques Rancière, « Politique et esthétique. Entretien réalisé par Jean-Marc Lachaud le 30 novembre 2005 », Actuel Marx 1/2006 (n° 39)
Sonia Hamdi, « Artivisme »: L’Art qui lève le voile sur les préjugés, publié sur le site Toute la culture le 13 décembre 2013
André Rouillé, Le Grand Soir des utopies perdues, publié sur le site Paris Art le 26 juin 2009
Christian Ruby, "La « résistance » dans les arts contemporains", EspacesTemps.net, 2002