Walter Benjamin, émancipation et créativité
Publié le 3 Mai 2015
Le philosophe Walter Benjamin participe au bouillonnement intellectuel et politique qui agite l’Europe des années 1920 et 1930. Après la première guerre mondiale et la révolution russe, Walter Benjamin se situe du côté des « vaincus ». Il dialogue avec Bertolt Brecht et Theodor W. Adorno. Sa pensée met en tension « la position théologique, la position esthétique surréaliste, la position communiste », observe Susan Sontag. Jean-Marc Lachaud propose plusieurs textes de présentation dans son livre Walter Benjamin. Esthétique et politique de l’émancipation.
Cette figure intellectuelle nourrit une réflexion « sur les rapports entre esthétique et politique, sur les débats sur l’art et la littérature d’un point de vue marxiste, sur le théâtre brechtien, sur les œuvres de collage et de montage, sur la problématique de la critique… », présente Jean-Marc Lachaud. La réflexion de Walter Benjamin se situe au croisement de l’art et de la politique.
Walter Benjamin peut s’inscrire dans la tradition marxiste. Il articule matérialisme et messianisme. Dans sa jeunesse, il participe à une bohème artistique prolétarisée. Sa vision du monde imbrique « des éléments assez élitistes, une inspiration romantique, messianique et anarchiste », observe Jean-Michel Palmier. Il critique fortement l’action des partis politiques et refuse toute forme de discipline. Walter Benjamin s’enthousiasme pour la Révolution russe. Il découvre un mouvement « où chaque instant presque soulève des questions critiques ». Pourtant, il refuse d’adhérer au Parti communiste. Il dénonce également un communisme d’État et observe qu’en Russie règne « une dictature sur le prolétariat ».
Walter Benjamin rejette le communisme dogmatique et bureaucratique. Son marxisme hétérodoxe développe une critique radicale du pouvoir bourgeois. Le communisme demeure une praxis politique pour attaquer les effets néfastes de la modernité capitaliste. Walter Benjamin lit Lénine et Trotsky, mais surtout Karl Korsch et Georg Lukacs qui propose une critique de l’aliénation et de la réification. Karl Marx analyse le caractère fétiche de la forme marchandise qui se généralise dans tous les domaines de la vie. Selon Georg Lukacs, le capitalisme transforme tout, y compris l’activité humaine, en chose et en objet. Dans sa description de Paris, Walter Benjamin insiste sur le règne de la marchandise à travers l’architecture, les grands magasins et le mode de vie qui en découle avec son appauvrissement de l‘expérience.
Walter Benjamin propose une philosophie de l’histoire qui se positionne du côté des vaincus et des insurrections réprimées. La « classe opprimée » doit devenir « classe vengeresse » pour mener « à son terme l’œuvre de la libération ». Ce matérialisme historique se distingue de l’orthodoxie marxiste, déterministe et mécaniste. Il critique l’idée de progrès et d’une histoire linéaire qui avance par étapes, selon le dogme social-démocrate et marxiste-léniniste.
Le mouvement de l’histoire demeure discontinu, accidenté et indéterminé. Sans négliger les conditions objectives, le révolutionnaire doit observer les failles et s’engager dans un « pari mélancolique », selon l’expression de Daniel Bensaïd. La pensée de Walter Benjamin ne s’apparente pas à un dogme cohérent qui propose un modèle clés en main. Mais sa pensée par fragments ouvre des perspectives de réflexions pour inventer une politique émancipatrice.
Walter Benjamin semble proche du surréalisme. Il insiste sur la critique de l’idéologie du progrès et de la modernité dans la perspective d’un romantisme révolutionnaire. Dans ce courant, « la nostalgie du passé se transforme en énergie critique, en force subversive, entièrement investie dans l’espérance utopique », souligne Michaël Löwy. Le surréalisme réactive « l’idée radicale de liberté » qui caractérise la praxis révolutionnaire. La valorisation de l’imaginaire contre le carcan du réel rejoint l’utopie et l’espérance communiste. Mais Walter Benjamin refuse de valoriser le rêve. Il préfère le réveil, notamment à travers une politisation de l’image.
Michaël Löwy évoque le mouvement romantique auquel se rattachent les surréalistes. « Le romantisme s’oppose avec l’énergie mélancolique du désespoir, à l’esprit quantificateur de l’univers bourgeois, à la réification marchande, à la platitude utilitariste, et, surtout, au désenchantement du monde », décrit Michaël Löwy. Les surréalistes incarnent la dimension révolutionnaire du romantisme qui vise à ré-enchanter le monde. Les pratiques culturelles et politiques subversives doivent permettre de transformer le monde pour changer la vie.
Les surréalistes se réfèrent au communisme et à la révolution mais s’éloignent d’un Parti stalinien qui défend l’URSS. Ils refusent l’ordre social, moral et politique établi. La liberté doit s’affirmer contre toutes les formes d’oppressions, religieuses, patriotiques, mercantiles ou autoritaires.
Walter Benjamin évoque la créativité artistique dans le capitalisme moderne. En 1935, il publie L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Il estime que de nouvelles pratiques artistiques apparaissent avec la technologie, comme la photographie par exemple. Mais, avec les techniques industrielles, l’œuvre d’art perd son aura. Avec le mode production capitaliste, la créativité artistique devient une industrie. Les techniques de reproduction appauvrissent davantage l’authenticité de l’expérience et du vécu. « Pour lui, la reproduction de l’œuvre remet en question ce qu’il nomme son "ici et maintenant", c’est-à-dire son caractère unique », précise Jean-Marc Lachaud.
Mais les nouvelles techniques artistiques, comme la photographie ou le cinéma, ouvrent également de nouvelles possibilités. De nouvelles émotions et expériences peuvent surgir. « En ce sens, l’art répond à l’exigence majeure de sa fonction, celle de provoquer une multitude d’aspirations et de favoriser ainsi d’insoupçonnables ouvertures vers l’à-venir », souligne Jean-Marc Lachaud. Le choc et le scandale provoqués par les dadaïstes se développent à une échelle de masse avec le cinéma.
La culture et l’industrie du divertissement apparaissent comme une « marchandise paradoxale ». Cette production artistique s’adresse à une masse de consommateur passif. Mais Walter Benjamin insiste également sur la réception critique du public. Le cinéma, comme les films de Chaplin, peut proposer une critique de la société marchande. Le capitalisme produit donc les armes qui permettent de le détruire. Adorno critique ce « romantisme anarchiste ». Il propose au contraire une critique implacable et lucide de l'industrie culturelle qui impose une uniformisation et une standardisation de l’art.
Walter Benjamin insiste sur la dimension subversive du surréalisme qui permet l’émerveillement du quotidien. Mais il rejette l’attrait pour le spiritisme et l’ivresse qui éloignent de la conscience critique. En revanche, Walter Benjamin défend l’ivresse qui permet d’ouvrir à de nouvelles sensations.
Walter Benjamin se passionne pour le théâtre de Bertolt Brecht. La littérature épique répond aux défis d’une époque marquée par l’apparition de la radio et du cinéma. Le théâtre épique permet de « bouleverser les rapports fonctionnels entre scène et public, texte et représentation, régisseur et acteur », observe Walter Benjamin. Ce théâtre ne s’adresse pas à une masse de spectateurs passifs mais fait surgir les contradictions du monde réel. Le théâtre épique s’apparente à une forme politique avec une « praxis incarnée » sur la scène. Les artistes ne doivent pas uniquement produire des œuvres qui soutiennent le prolétariat mais doivent également repenser leurs pratiques artistiques.
L’exigence est « de ne pas approvisionner l’appareil de production sans le transformer simultanément, selon les normes du possible, dans le sens du socialisme ». Walter Benjamin refuse donc le simple art de propagande. Le théâtre épique propose de nouvelles pratiques artistiques à travers la remise en cause l’appareil scénique, dans le sillage du mouvement Dada. Ce théâtre ne vise pas à transmettre un message ou des sentiments à des spectateurs passifs, mais doit permettre au public de développer une distance critique pour alimenter sa propre réflexion.
Walter Benjamin participe à une expérience radiophonique. Son ami Bertolt Brecht insiste sur l’originalité de la radio. Ce moyen de communication de masse s’adresse à un public critique pour permettre une forme d’émancipation. La radio peut permettre une forme d’interactivité qui brise la séparation entre l’émetteur et le récepteur. « B. Brecht insiste sur le caractère critique d’une production radiophonique de ce type (critique de la société, de la culture, de l’art…) », précise Jean-Marc Lachaud.
Walter Benjamin utilise la radio pour raconter des flâneries urbaines. Ses récits donnent envie au public de découvrir les villes qu’ils évoquent et de se promener à son tour. Ces contes permettent également de bouleverser le quotidien appauvrit. Ils contribuent à diffuser les idées philosophiques de Walter Benjamin à un large public. « Ici, W. Benjamin se montre soucieux de mettre en lumière l’Histoire, recourant aux désordres semés par les petites histoires de notre imaginaire qui transfigurent la pauvreté de notre expérience vécue », souligne Jean-Marc Lachaud.
Walter Benjamin alimente une réflexion passionnante autour du conformisme culturel et marchand. Mais il propose surtout une réflexion sur de nouvelles pratiques artistiques émancipatrices. Il se distingue de la simple critique de l’industrie culturelle à travers des perspectives nouvelles. Les moyens artistiques ne sont pas uniquement des formes d’aliénation. Au contraire, la radio, le cinéma, voire même le théâtre, permettent d'attiser l'esprit critique d'un large public.
Walter Benjamin permet également de rompre avec le dogme marxiste-léniniste. Malgré son attachement à la discipline bolchevique, le philosophe se détache du modèle de l’avant-garde intellectuelle qui doit conscientiser les masses. La culture ne doit pas s’adresser à des spectateurs passifs à travers une banale propagande. Les pratiques culturelles doivent au contraire éveiller la distance critique de chacun. Ensuite, ce sont les exploités eux-mêmes qui doivent se saisir des moyens artistiques pour exprimer leur propre subjectivité critique.
Source : Jean-Marc Lachaud, Walter Benjamin. Esthétique et politique de l’émancipation, L’Harmattan, 2014
Walter Benjamin, l'art et l'émancipation
Emancipation et sensibilité artistique
Romantisme et lutte des classes
La critique de l'industrie culturelle
Le théâtre politique pour s'émanciper
Alfred Döblin et la littérature politique
Vidéo : Jean-Marc Lachaud, De la critique esthétique, CEMTI-Colloque Territoires critiquesen registré le 3 juin 2014
Vidéo : Michael Löwy, "La pensée de Walter Benjamin", conférence enregistrée le 11 septembre 2012 par Espaces Marx
Vidéo : Walter Benjamin (Des histoires d'amitié), documentaire diffusé sur Arte le 23 janvier 2013
Radio : Walter Benjamin sur France Culture
Un compte rendu de Frédéric Thomas publié sur le site de la revue Dissidences le 3 février 2015
Christian Ruby, D'un réveil salutaire autour de Walter Benjamin, publié sur le site Nonfiction le 2 décembre 2014
Lachaud Jean-Marc, Neveux Olivier, « Arts et révolution », Actuel Marx 1/2009 (n° 45)
Robert Paris, Art et révolution, mis en ligne sur le site Matière et révolution
Pourquoi ce sont toujours les mêmes qui écrivent et comment changer ça ?, publié sur le site Paris-luttes le 24 décembre 2014