Alfred Döblin et la littérature politique

Publié le 1 Octobre 2013

Alfred Döblin et la littérature politique

L’écrivain Alfred Döblin présente sa conception originale de la création littéraire et du "roman épique".

 

Alfred Döblin (1878-1957), écrivain allemand du XXème siècle, ne se contente de rédiger de nombreux romans. Il publie également plusieurs articles qui développent une réflexion critique et théorique sur la littérature. Ses écrits, parfois polémiques, permettent de présenter l’importance de la littérature allemande du début du XXème siècle.

Dans sa préface, Michel Vanoosthuyse décrit la littérature d’Alfred Döblin comme une « poétique du roman ». Pour cet écrivain, le roman ne peut pas être séparé de la société et de la vie. Il critique et analyse la soumission des écrivains allemands à l’État autoritaire. Les tenants de l’art pour l’art sont toujours des partisans de l’ordre existant. « Les écrivains, encouragés en cela par les maisons d’éditions et le gros de la critique, écrivent pour le salon bourgeois », décrit Michel Vanoosthuyse. Cette littérature se caractérise par son conformisme, avec un réalisme plat et pédant.

 

Alfred Döblin estime que la littérature ne doit pas se contenter de se préoccuper uniquement de style et d’esthétique mais doit également s’attacher à un souci de vérité. Le roman ne renvoie pas à un raisonnement scientifique mais peut présenter l’expérimentation d’une attitude possible dans un type de situation. Le personnage exprime alors « un point de vue sur le monde et sur lui-même », selon la formule de Mikhaïl Bakhtine.

Mais la littérature doit également associer cette expérimentation au plaisir. Pour Alfred Döblin, « les fictions littéraires introduisent dans l’expérimentation une dimension supplémentaire, qui est celle du jeu, de la libre imagination et de la jouissance du raconter », souligne Michel Vanoosthuyse. Contre la psychologisation outrancière du roman moderne, Alfred Döblin privilégie l’épique qui renvoie à la narration. Il privilégie l’écriture au présent, pour rendre vivant le récit. Le « théâtre épique » de Bertoldt Brecht s’inspire de ses réflexions.

 

 

                                        L’art n’est pas libre, il agit

Alfred Döblin et la littérature du début du XXème siècle

Alfred Döblin ne propose pas une conduite définie de l’individu dans le monde. Sa démarche repose davantage sur le doute et l’interrogation. En 1910, il attaque le modèle du roman traditionnel, avec son narrateur omniscient et en surplomb. Il brise l’hégémonie de l’auteur.

 

Dans un texte de 1913, Alfred Döblin répond au manifeste futuriste de Marinetti. Ce mouvement d’avant-garde apparaît comme un acte de libération. « Cette intensité et spontanéité, cette hardiesse et liberté complète m’avaient parlé », rappelle Alfred Döblin. Comme Marinetti, il refuse l’emballage, l’ornement et le style creux. Toutes les fioritures littéraires sont rejetées. « Ce qui n’est pas direct, immédiat saturé de détails concrets, nous le rejetons en commun », précise Alfred Döblin.

En revanche, Marinetti s’attaque aussi à l’ensemble de la tradition littéraire qui le précède. Il veut faire table rase du passé pour permettre une apologie du futur. Alfred Döblin estime, au contraire, que la littérature du futur doit se nourrir de celle du passé. D’ailleurs le manifeste de Marinetti use d’une vieille esthétique, avec ses métaphores incompréhensibles et ses images vides de sens.

 

En 1924, Alfred Döblin évoque l’écrivain Robert Musil. Cet écrivain propose des récits mélodieux et ironiques, avec des dialogues de qualité. Dans L’Accomplissement, il évoque une femme qui devient infidèle à son mari aimé. Musil évoque alors les relations amoureuses et l’infidélité.

 

En 1927, Alfred Döblin évoque la littérature de Franz Kafka. Mais il tient à se détacher de la posture du critique littéraire. « Les œuvres tendent effroyablement vers la production industrielle, de même la critique », observe Alfred Döblin.

Les romans de Franz Kafka s’attachent aux faits et à la réalité décrite dans sa simplicité. Ses livres, qui accumulent des petits évènements, semblent pourtant plein de sens.

 

En 1928, Alfred Döblin évoque Ulysse, le roman de James Joyce. Une pérégrination de dix-neuf heures, par trois irlandais banals, est décrite sur mille six cents pages. Loin de la tragédie éponyme d’Homère, ce livre décrit le quotidien dans tous les détails de sa triste banalité. « Mais le livre n’a rien du tout de tragique, il est même très vigoureux et d’un humour corsé, et il constitue la tentative la plus énergique jamais faite de s’attaquer au quotidien d’aujourd’hui », décrit Alfred Döblin. James Joyce décrit la réalité avec humour.

 

 

               

L’écriture du roman épique

Dans un texte de 1914, Alfred Döblin développe sa propre conception de la littérature et présente le programme du « döblinisme ». Il rejette brutalement la littérature intimiste. « Écrire, ce n’est ni se ronger les ongles ni se curer les dents, c’est une affaire publique », tranche Alfred Döblin. Il critique les romans psychologiques qui s’attachent aux motivations des acteurs. « La psychologie, c’est de la conjecture de dilettante, du bavardage scolastique, de l’enflure de ratiocineur, du lyrisme raté et hypocrite », raille Alfred Döblin. Il critique les romans qui reposent sur l’analyse des pensées des acteurs. Face à cette abstraction, seules la simplicité et la réalité permettent d’imiter la vie. « Le roman doit renaître comme œuvre d’art et épopée moderne », conclue Alfred Döblin.

 

Dans un texte de 1917, l’écrivain critique les romans avec une structure minimale. Le récit semble alors linéaire et mécanique. « On semble viser une forme de roman - qui n’existe pas - avec plan, charpente, architecture », raille Alfred Döblin. Ces fictions comprennent souvent peu de personnages. L’écrivain déplore que dans ces récits « tout tend vers la simplification et l’action lisse, étriquée, qui progresse ». Cette forme classique et routinière semble dénuée d’imagination.

Mais ces romans simplifiés correspondent aux attentes d’un public qui associe déjà le livre à l’ennui. La lecture suppose de prendre son temps et d’échapper à la tyrannie de l’urgence. Les lecteurs, conditionnés par les journaux, privilégient la rapidité. « L’impatience est la mesure de toutes leurs affaires, la tension, l’alpha et l’oméga du livre », décrit Alfred Döblin. Le cinéma et internet, que l’écrivain n’a pas connu, renforcent cette volonté d’immédiateté du public. La lecture rapide, en diagonale, semble désormais quotidienne. Mais, pour Alfred Döblin, les écrivains ne doivent pas se conformer à ce conditionnement du public pour relever son exigence.

Alfred Döblin estime que le roman ne doit pas se centrer autour des individus, mais doit être rythmé par des évènements. Homère, Cervantès, Dante ou Dostoïevski se rattachent à cette conception de la littérature. « Ils montrent que chaque moment trouve en soi sa justification, que chaque instant de notre vie est une réalité, parfaite, ronde, accomplie », décrit Alfred Döblin.

 

Dans un texte de 1921, Alfred Döblin évoque la critique littéraire. Les journalistes ne connaissent ni haine ni amour car ce sont des professionnels payés pour délivrés leurs jugements. L’écrivain, comme Sainte-Beuve avant lui, dénonce la connivence entre les journaux et les maisons d’éditions à travers la publicité.

Alfred Döblin évoque ensuite sa « poésie épique ». Il décrit son roman, Wallenstein, qui se situe dans le contexte historique de la guerre de Trente ans.

 

En 1929, Alfred Döblin précise sa conception de la littérature épique. Contre les récits creux et vides, il se réfère aux grands textes traditionnels. Par exemple Homère évoque différents enjeux des relations humaines à travers une fiction qui semble plus réaliste que de nombreux romans contemporains. « Mais, de nos jours, la situation est la suivante : on ne croit pas, réalité, imagination et désir sont nettement et froidement séparés », déplore Alfred Döblin. Le récit, même fictif, peut refléter la réalité.

 

Réinventer une littérature politique

En 1929, Alfred Döblin évoque la dimension politique de l’art. Dans les démocraties marchandes, la liberté de l’art reflète l’indifférence et le mépris. La création semble d’autant plus libre que les artistes se révèlent insipides et inoffensifs. « Ces artistes se satisfont du rôle esthético-littéraire qu’ils jouent, mieux, du petit collier et du rôle de dormeurs confiés à nos chers bichons, et leurs produits justifient d’ailleurs amplement cette sorte de traitement », raille Alfred Döblin. Contre cette supposée liberté d’expression, l’écrivain préconise une créativité active. L’art peut se confronter à l’État, aux institutions et à leur censure. « Nous voulons que nos œuvres agissent et c’est pourquoi nous revendiquons… le droit d’être sanctionnés », ironise l’écrivain.

L’écrivain s’intéresse peu aux débats creux qui agitent le petit milieu littéraire. Il insiste moins sur la forme que sur le contenu du roman. Mieux, la forme doit se mettre au service d’un contenu, et non l’inverse. « J’exhorte à faire de la forme épique une forme absolument libre, afin que l’auteur puisse mobiliser toutes les possibilités de représentation exigées à son sujet », lance Alfred Döblin. L’écrivain ne doit pas se conformer à des codes littéraires, pour mieux inventer librement son récit. L’écriture relève davantage du jeu et de la libération de l’imagination.

 

Alfred Döblin, en 1936, évoque le roman historique. Selon lui, le roman s’apparente à un conte mais s’attache à un souci de vraisemblance qui correspond à la réalité.

Le roman traditionnel se caractérise surtout par la qualité générale des personnages et des évènements de premier plan. Le roman historique peut s’appuyer également sur des personnages qui n’ont pas existé. Mais il doit s’inscrire dans un contexte qui correspond à la réalité historique.

En revanche, le roman doit décrire la vie quotidienne et les relations humaines des personnages. « Ce sont les choses de la vie intime et personnelle, dialogique et sociale, les choses de l’individu, les relations des sexes entre eux, l’amour, le mariage, l’amitié », décrit Alfred Döblin. Ses aspects indispensables construisent l’authenticité du roman. Seule l’intimité avec la réalité permet de définir un véritable roman. En revanche, Alfred Döblin critique durement les partisans de la forme et de l’esthétique vide de sens. Cet art inoffensif accepte parfaitement l’ordre social et se destine aux salons bourgeois. « Rien n’a favorisé autant le regrettable glissement de l’art dans la politique politicienne que sa dégénérescence antérieure dans l’esthétisme », observe Alfred Döblin.

 

 

La littérature d'Alfred Döblin demeure politique à travers les sujets évoqués. Il décrit notamment la révolte spartakiste. Cette insurrection ouvrière dans l'Allemagne des années 1917 demeure une référence historique pour le mouvement conseilliste.

Mais l'écrivain se distingue surtout à travers sa conception de la littérature. Il insiste sur l'importance des romans populaires et accessibles à tous qui s'oppose aux livres formatés et vides de sens. Surtout, la littérature ne doit pas se réduire à un style esthétique mais doit surtout évoquer la réalité réellement vécue et la vie quotidienne. Les romans peuvent alors permettre d'imaginer d'autres possibilités d'action et de nouvelles conditions d'existence. 

En revanche, l'écrivain conserve une conception exigeante, voire même élitiste, de la littérature. Mais il s'attache à associer écriture et plaisir. La littérature doit permettre de libérer l'imagination des lecteurs. L'écriture doit permettre l'épanouissement à travers une créativité libérée des contraintes. 

 

Source : Alfred Döblin, L’art n’est pas libre, il agit. Écrits sur la littérature (1913-1948), Traduit et préfacé par Michel Vanoosthuyse, Agone, 2013

 

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