Émancipation et sensibilité artistique
Publié le 3 Novembre 2012
L’universitaire Jean-Marc Lachaud présente les réflexions les plus originales qui articulent sensibilité artistique et utopie émancipatrice.
La pensée marxiste interroge l’art et la créativité. Jean-Marc Lachaud, universitaire et philosophe, se penche sur cette réflexion originale qui articule art et émancipation. Pour Karl Marx, l’émancipation du prolétariat doit déboucher vers l’émancipation du genre humain. « L’émancipation (politique, économique, sociale, culturelle, sexuelle…) doit être conçue comme un processus ininterrompu », précise Jean-Marc Lachaud. Dans le contexte de la modernité marchande et de l’effondrement esthétique, le philosophe s’interroge sur la portée émancipatrice de l’art.
« En quel(s) sens les œuvres artistiques et littéraires peuvent-elles encore prétendre participer à un processus d’émancipation individuelle et collective et en quel(s) sens l’expérience esthétique peut-elle être malgré tout appréhendée en qu’expérience libératrice ? » interroge Jean-Marc Lachaud. La pensée marxiste permet d’éclairer cette problématique. Si le marxisme semble particulièrement méconnu, son regard sur l’art et l’esthétique demeure davantage ignoré.
Jean-Marc Lachaud ne propose pas une réflexion originale sur la sensibilité esthétique et révolutionnaire. En revanche son étude permet de présenter les analyses les plus intéressantes sur la question de l’art et de l’émancipation humaine.
L’art et le « marxisme underground »
Marx ne développe pas sa réflexion sur l’art comme une pensée spécifique et construite. Cependant, il s’attache à la liberté de création dans tous ses textes. Marx démolit l’idéalisme du génie artistique. Pour lui, l’artiste devient le produit d’un contexte économique et technique. L’artiste s’inscrit dans la division sociale du travail. Les chanteurs, les actrices ou les clowns sont des salariés et leur activité n’échappent pas à la logique aux contraintes de l’économie capitaliste. L’oeuvre d’art devient une marchandise qui correspond à un marché. « L’individu n’a qu’une activité bornée, mutilée, unilatérale » souligne Gilbert Badia. Le projet de Marx consiste alors à supprimer les entraves qui empêche le libre épanouissement et l’accomplissement de tous.
La spécialisation de l’activité artistique étouffe le potentiel créatif « dans la grande masse des gens » estime Marx. Au sein d’un société communiste, chaque individu pourra exprimer sa créativité. « Il n’y aura plus de peintres, mais tout au plus des gens qui, entre autres choses, feront de la peinture » précise Marx. Guy Debord et les situationnistes actualisent cette réflexion. Marx peut également nuancer l’idée selon laquelle l’art est déterminé par la structure économique. Herbert Marcuse s’oppose au marxisme orthodoxe et à l’économisme rigide. La créativité artistique « a en outre son propre axe d’affirmation et de négation impossible à articuler au processus social de production » souligne Marcuse.
Marx, dans les Manuscrits de 1844, propose une analyse critique de l’aliénation. Walter Benjamin observe un appauvrissement de l’expérience vécue. Lukacs décrit une existence réifiée. Adorno analyse la vie mutilée. L’art participe à cette logique mortifère. Mais la créativité peut également être contradictoire avec les contraintes imposées par la société marchande. Le « marxisme underground » s’oppose à la domination stalinienne pour insister sur la libération de la créativité et des désirs dans le processus d’émancipation.
Les théoriciens de l’École de Francfort ou Henri Lefebvre s’inscrivent dans cette démarche. Les surréalistes s’attachent également à « transformer le monde » pour « changer la vie ». L’art permet à l’individu de développer une « expérience au sein de laquelle peuvent être réveillées ou activées d’insoupçonnables aspirations et désirs » soulignent Jean-Marc Lachaud et Olivier Neveux. La créativité permet surtout de briser la « rationalité du monde administré » estime Jean-Marc Lachaud. Selon Marcuse, « l’art représente le but ultime de toutes les révolutions: la liberté et le bonheur des individus ».
L’art après la révolution russe
Des penseurs liés au mouvement ouvrier se penchent sur la question de l’art. Proudhon estime que l’art est social car il s’inscrit dans une perspective critique et éducative. William Morris, utopiste marxiste, s’oppose à la marchandisation de l’art. Le travail ne doit plus être aliéné pour posséder une dimension créatrice. Chaque individu doit alors pouvoir imaginer, rêver, créer. Au contraire, Plekhanov estime que l’art se réduit au reflet de la vie sociale. L’art est déterminé par la base économique de la société estime ce théoricien bolchevique. Il contribue à la bureaucratisation de l’art et s’oppose au plaisir esthétique.
Les avant-gardes artistiques estiment que la créativité permet de transformer la société et l’existence quotidienne. Mais, avec la révolution d’Octobre, Lénine impose son conformisme. Il s’attache à la préservation des monuments et de la culture. Mais les artistes ne sont pas encore réprimés et censurés sous Lénine. Ils accompagnent l’ébullition révolutionnaire. Avant Staline, l’art n’obéit pas encore aux injonctions du pouvoir politique.
Contre la table rase des avant-gardes, Lénine s’attache à préserver le patrimoine culturel. Il apprécie la littérature russe classique. Les romans doivent être réalistes et refléter la société. Léon Trotsky s’attache clairement à la liberté artistique. L’art « n’est pas un domaine où le Parti est appelé à commander » tranche Trotsky. En 1938, il rédige le Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant, avec André Breton et Diego Rivera. Une sensibilité anarchiste doit nourrir l’art révolutionnaire qui « aspire à une reconstruction complète et radicale de la société » et participe à l’émancipation humaine. Antonio Gramsci défend également la liberté artistique. Il estime que la planification et la bureaucratie ne peuvent pas produire des œuvres d’art en série. La littérature et l’art ne doivent pas être utilisés comme une simple propagande.
Avec le réalisme socialiste, l’URSS impose des normes sclérosées à la création artistique pour façonner le jugement esthétique. Pour Adorno, le « diktat » du réalisme socialisme brise « la force artistique productive ». Pour lui, la libération de la forme artistique conditionne la libération de l’ensemble de la société. Marcuse estime que l’art doit créer une réalité autre. Il s’oppose au « réalisme - conformiste ».
Pour Jdanov, l’art et la littérature doivent être directement subordonnés à l’autorité du Parti. Le réalisme socialiste doit exalter l’héroïsme révolutionnaire. En URSS, les œuvres doivent surtout permettre de rééduquer la conscience des gens.
En France, le dirigeant communiste Maurice Thorez exige une « littérature optimiste » dès 1937. Le poète Louis Aragon s’oppose désormais aux avant-gardes et réclame « le retour à la réalité ». Pour lui, le réalisme socialiste doit s’adapter à chaque réalité nationale.
Lukacs estime que les artistes ne parviennent à saisir que l’immédiateté superficielle de la réalité. Au réalisme socialiste stalinien, il oppose un « grand réalisme » pour représenter « l’homme dans sa relation multiforme à la réalité ».
L’art et l’utopie révolutionnaire
Mais, dans une démarche critique, l’art doit permettre de remettre en cause la réalité instaurée pour ouvrir vers d’autres possibilités d’existence. L’art « supplante, dépasse le réel et semble l’engendrer » selon Henri Lefebvre. Pourtant Marcuse observe une récupération de l’art et une « administration totale » de l’existence humaine.
Michaël Löwy et Robert Sayre étudient le romantisme révolutionnaire. Le surréalisme s’attache au réenchantement du monde et les situationnistes défendent une authentique expérience de la vie. Les surréalistes refusent le carcan du monde réel pour proposer une « idée radicale de la liberté » estime Walter Benjamin. Le surréalisme permet « de reconquérir et d’assumer la force transformatrice de l’art pour la mettre au service de la lutte politique et l’y intégrer » souligne Marcuse. Ce mouvement brise les contraintes du rationalisme pour proposer une perspective de révolution totale.En 1957, Henri Lefebvre articule la critique de l’art avec la critique radicale de la vie quotidienne. Au même moment, Guy Debord observe une colonisation de la vie quotidienne. La réalisation d’une « vie singulière » devient l’enjeu central.
Guy Debord et les situationnistes s’attachent au dépassement nécessaire de l’art et de la politique. Ils aspirent à la destruction de l’art séparé de la vie. La fête révolutionnaire doit alors de trancher « par son éclat sur le fond terne et morne du quotidien » estime Henri Lefebvre. Avec la « créativité libérée » des situationnistes, « la construction de tous les moments et évènements de la vie » devient « la seule poésie ». La créativité doit permettre de combattre l’aliénation dans la vie quotidienne. « L’objectif est, sous le signe de la poésie, d’élargir les expériences et possibilités de vivre sans entraves » résume Jean-Marc Lachaud.
Pour Adorno, seule son autonomie permet à l’art d’infliger sa puissance négative au monde administré. Max Horkheimer observe un processus de standardisation de la culture. La logique marchande et la rationalité technique appauvrissent l’originalité et l’expérience esthétique estime Marcuse. L’art devient alors consommation et divertissement. « Adorno et Horkheimer fustigent l’avènement d’une culture mutilée et dégradée, qui neutralise l’art et qui est non seulement rentable mais participe avec une grande efficacité, en tant qu’instance de répression, au contrôle social » résume Jean-Marc Lachaud. Stuart Hall insiste au contraire sur l’autonomie et la résistance des subalternes face à la domination de la culture de masse.
L’art et la transformation sociale
Sartre défend une littérature engagée. Au contraire, Adorno estime que l’art engagé renvoie à une simple opinion ou propagande. Selon lui l’ « art ne consiste pas à mettre en avant des alternatives, mais à résister, par la forme et rien d’autre, contre le cours du monde qui continue de menacer l’homme ». L’art militant peut rejoindre le réalisme socialiste pour se soumettre à une idéologie. La créativité doit permettre de « penser l’impossible pour saisir tout le champ du possible » estime au contraire Henri Lefebvre.
« Si l’art est un irremplaçable moyen d’émancipation, c’est parce qu’il attise le besoin de transformer le monde au lieu de se contenter de l’interpréter » estime Pierre Macherey. L’art ouvre une perspective utopique. La créativité ouvre des brèches, pour reprendre l’expression de John Holloway, dans l’ordre capitaliste. L’art attise le désir de réinventer le monde. Ernst Bloch insiste sur le « principe d’espérance » et sur l’utopie comme ouverture des possibles.
L’art stimule les désirs et incite à alors à vivre dans un monde meilleur. « Ce qui émerge et vit dans l’art, c’est l’attente du réel possible » résume Jean-Marc Lachaud. Le rêve, l’imagination, le désir explosent le carcan de la réalité marchande. Pour Marcuse, au sein du monde administré, toute contestation réelle est étouffée. Pourtant, l’imagination peut permettre de raviver le principe de plaisir, contre la principe de réalité. « C’est dans on refus d’accepter comme définitives les limites à la liberté et au bonheur par le principe de réalité, dans on refus d’oublier ce qui peut être que réside la fonction critique de l’imagination » estime Marcuse. Face à la répression qui s’étend sur tous les domaines de l’existence, la libération de la créativité et des désirs ouvre des perspectives émancipatrices.
« Marcuse pense la libération de l’Éros en tant qu’utopie concrète et affirme possible la transformation de la vie quotidienne (qui ne serait plus déterminée par la soumission au travail forcé ou par une sexualité asservissante, mais dynamisée par la reconnaissance d’un plaisir activé par les puissances affranchies de l’imaginaire » explique Jean-Marc Lachaud. Marcuse insiste sur la « dimension esthético-érotique » de la société socialiste. Contre la société bureaucratique, Henri Lefebvre considère la révolution comme « rupture du quotidien, restitution de la Fête ». Pour lui, la créativité ouvre les possibles, les potentialités et l’imaginaire. « L’utopie, pour Lefebvre, est la mise en chantier, maintenant, de la transformation du monde et de la vie » précise Jean-Marc Lachaud.
Les luttes sociales doivent s’articuler avec une perspective révolutionnaire, utopiste et émancipatrice. Les mobilisations collectives ne doivent plus se contenter d'aménager l'existant pour enfin ouvrir le champ des possibles. Mais la contestation artistique semble constamment récupérée. La créativité doit donc s'inscrire dans une rupture avec l'ordre social pour privilégier le plaisir contre les normes et les contraintes sociales.
L’État et le capital diffusent des normes sociales dans tous les domaines de la vie. Performance, rentabilité et réussite fondent le conformisme néolibéral et la nouvelle rationalité bureaucratique. Dans ce contexte, il semble urgent « d’imposer tout simplement des brèches au cœur du vécu subi en déposant des éclats-écarts libertaires » propose Jean-Marc Lachaud. La sensibilité artistique et le plaisir de la créativité peuvent permettre de passionner le quotidien, ici et maintenant. Mais il semble indispensable de raviver le désir d’une révolution sociale, érotique et esthétique.
Source: Jean-Marc Lachaud, Art et aliénation, Presses universitaires de France (PUF), 2012
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Pour aller plus loin :
Entretien avec Jean-Marc Lachaud sur le site Paris Art par Julie Aminthe publié le 15 mai 2012
Christian Ruby, « L’art a-t-il encore vocation à émanciper quoi que ce soit ? », publié sur le site nonfiction.fr le 11 mai 2012
Compte-rendu de Frédéric Thomas publié sur le site de la revue Dissidences le 13 septembre 2012
Sébastien Rongier, « Notes sur Art et aliénation de Jean-Marc Lachaud », publié sur le site remue.net le 12 septembre 2012
« Arts et politiques », revue Actuel Marx n°45