Contestations artistiques dans les années 1968

Publié le 20 Janvier 2014

Contestations artistiques dans les années 1968

La révolte de Mai 68 alimente une créativité joyeuse et contestataire. Dans le sillage des avant-gardes artistiques, la créativité doit permettre de passionner la vie. 

 

La relation entre art et politique semble peu souvent interrogée. Le « moment 68 » associe révolte et créativité. Des universitaires évoquent les mouvements artistiques de cette période dans un livre récent. Malika Combes, Igor Contreras Zubillaga et Perin Emel Yavuz présentent cette réflexion. Les avant-gardes artistiques s’attachent à libérer la créativité des normes et des contraintes sociales.

Dans la démarche des avant-gardes artistiques, « la révolution reste associée à des vertus morales, par exemple le non conformisme face au statu quo, le courage du changement, l’avancée du progrès, l’élargissement de l’expérience humaine », estime le musicologue Esteban Busch. La révolution artistique doit créer les conditions d’exercice d’une innovation transgressive. Mais le terme d’avant-garde semble aujourd’hui galvaudé et revêt des contours trop peu définis. Ce terme va « de l’innovation strictement technique à la mise en cause radicale de l’ordre établi, et indépendamment de la réelle dimension transgressive des œuvres créées dans son sillage », observe Esteban Busch. Le philosophe Jacques Rancière renonce au terme d’avant-garde pour penser la relation entre esthétique et politique. Il préfère évoquer un « partage du sensible ». L’art favorise l’émancipation à travers « des mouvements des corps, des fonctions de la parole, des répartitions du visible et de l’invisible », estime Jacques Rancière.

Les avant-gardes artistiques des années 1960-1970 semble influencées par celles du début du XXème siècle. Les mouvements dada, surréaliste ou situationniste refusent la séparation entre l’art et la vie. Leur projet passe par un renouvellement du « champ de l’expérience » estime l’historien Reinhardt Kosselek. Cette démarche s’inscrit dans une transformation radicale de la vie quotidienne. La créativité artistique débouche alors vers l’action politique pour ouvrir de nouvelles possibilités d’existence.

Les mouvements contestataires des années 1968 se réapproprient cette démarche. La créativité doit alors permettre de sortir de la routine militante.

 

 

                                À l'avant-garde !

 

Révoltes en musique

Giordano Ferrari évoque la musique politique en Italie. Luigi Nono, militant communiste, diffuse ses idées à travers sa musique. Le message et l’émotion doivent faire réagir le public. Les spectateurs ne doivent plus rester indifférents aux problèmes politiques. La présence de la femme demeure au centre du processus révolutionnaire. Luigi Nono insiste sur le « thème de la participation de la femme à la lutte, à la vie, à l’amour, considéré comme transformation du monde, des rapports humains, transformation de soi-même ».

 

Beate Kutschke évoque le tournant prolétarien du compositeur Hans Werner Henze. Dans l’Allemagne des années 1968, le mouvement contestataire semble traversé par une opposition. La Nouvelle Gauche lutte pour inventer un nouveau style de vie fondé sur l’amour et la sexualité libres. La Vieille Gauche lutte davantage pour les conditions matérielles, le salaire et le logement. Mais la Nouvelle Gauche s’épuise et amorce un tournant ouvriériste pour se soumettre à la vieille idéologie gauchiste. La Nouvelle Gauche dénonce également les travailleurs. Malgré leur appartenance de classe, les ouvriers adoptent le mode de vie conformiste et l’esprit étroit de la petite bourgeoisie.

Le compositeur Henze, d’abord proche de la Nouvelle Gauche, considère ensuite que la classe ouvrière demeure le seul sujet révolutionnaire. Ensuite, il soutient Che Guevara et la guérilla anti-impérialiste à Cuba. Henze joue même aux côtés de drapeaux rouges, ce qui provoque un scandale. Che Guevara incarne la figure de l’intellectuel qui renonce à son mode de vie bourgeois pour s’engager dans le combat révolutionnaire. Dans la musique la Nouvelle Gauche valorise l’improvisation. La Vieille Gauche propose davantage une liberté contrôlée, à l’image du régime cubain.

 

Esteban Buch évoque la trajectoire du compositeur Gustavo Beytelmann. En Argentine une révolte éclate en 1969. Ouvriers et étudiants s’emparent de la rue. Ce mouvement semble politique et créatif. « La méfiance à l’égard des pouvoirs institués, la valeur morale de la transgression, le sentiment du juste et de l’injuste, le statut social de l’utopie, la passion des structures nouvelles, voilà des choses qui sont tout aussi pertinentes en art et en politique », observe Esteban Buch.

Gustavo Beytelmann, compositeur argentin, renouvelle le tango. Il participe à un parti trotskyste clandestin qui se tourne progressivement vers la lutte armée. Le groupe de musique Tiempo Argentino dénonce le régime du général Videla.

 

 

 

Cinéma et lutte des classes

Sylvain Dreyer évoque les ouvriers cinéastes en Franche-Comté. Cette région, dans les années 1960-1970, abrite de nombreuses usines en lutte. La rencontre entre créateurs et ouvriers permet alors d’inventer une nouvelle forme d’art engagé. Le groupe Medvedkine, incarné par Chris Marker, évoque les luttes ouvrières locales et la répression policière.

Ce mouvement se réapproprie la démarche des avant-gardes artistiques qui refusent la séparation entre l’art et la vie. Walter Benjamin insiste sur la politisation de l’art. La culture ne doit plus être un instrument d’aliénation pour devenir un moyen d’émancipation. Les collectifs d’ouvriers cinéastes interrogent « la fonction sociale de l’artiste, la fonction politique du film et la fonction critique du cinéma », souligne Sylvain Dreyer.

Le prolétariat peut s’approprier le cinéma. Pour Guy Hennebelle, le cinéma militant doit sortir de la professionnalisation pour devenir démocratique et sortir du système commercial. Une communauté filmique égalitaire doit se créer en dehors de l’industrie culturelle. Les hiérarchies et les spécialisations sont abolies. Toutes les décisions sont prises collectivement. La séparation entre les artistes et les techniciens est supprimée. La hiérarchie entre filmeur / filmé et représentant / représenté doit également être remise en cause. Ce cinéma propose « des expériences utopiques collectives qui expérimentent une nouvelle répartition des tâches et des discours et qui remettent en cause la frontière entre l’art et la vie quotidienne », observe Sylvain Dreyer. Les individus ne sont plus réduits à des objets de représentations mais expriment leur subjectivité, comme l’ouvrière du film Classe de lutte.

Le cinéma doit permettre une contre-information pour inciter à l’action. Les films militants doivent « susciter chez les spectateurs des prises de position politiques précises aboutissant à des actes précis », décrit Jean-Patrick Lebel. Le cinéma doit également assumer une fonction critique pour sortir du spectacle et de l’industrie culturelle. Ce cinéma militant permet donc d’interroger les formes de représentations sans céder à l’esthétisme ou à l’idéologie.

 

Malika Combes se penche sur le film de Godard, La Chinoise. Ce film décrit une cellule maoïste composée d’étudiants. Le cinéaste Jean-Luc Godard prétend renouveler autant le contenu que la forme du cinéma. Une révolution du langage artistique doit permettre de « changer la vie », selon l’expression du poète Rimbaud.

Mais, loin de l’orthodoxie gauchiste, Godard montre une jeunesse bercée par la musique et la libération sexuelle. « Était montrée une jeunesse différente, insouciante et un peu libertine, écoutant la chanson mièvre de Chantal Goya, et incarnant plus des revendications liées à la libéralisation des mœurs que proprement politiques », observe Malika Combes. Ce film se distingue par son aspect expérimental avec des citations textuelles ou iconographiques, l’utilisation des arts plastiques et de la musique.

Godard crée ensuite le groupe Dziga Vertov. Il renonce alors à son statut de cinéaste pour participer à des films qui se placent au service des luttes. Ce cinéma se développe en marge de l’industrie du spectacle.

 

 

            

 

Nouvelles pratiques artistiques

 

Igor Contreras Zubillaga présente le festival de Pampelune organisé en 1972. Cet évènement fait découvrir diverses expérimentations artistiques et semble particulièrement controversé dans le contexte de l’Espagne de Franco. Ce festival gratuit permet l’appropriation de l’espace par un public qui semble alors moins passif. La séparation entre l’artiste et le spectateur s’atténue.

L’Église et l’extrême droite dénoncent évidemment la créativité artistique. Mais ce festival est également critiqué par les communistes et, surtout, par l’ETA. L’organisation basque dénonce un élitisme bourgeois financé par Huarte, un puissant patron. Les organisateurs du festival sont considérés comme des « laquais du pouvoir » et les artistes qui y participent comme des « pantins entre les mains de l’État ».

Au cours du festival, des installations sont censurées et une réunion libre est interdite. Des créations artistiques parviennent à dénoncer une société étouffée par un régime autoritaire. Mais la famille Huarte veille. Ce festival illustre un débat. La créativité peut permettre une libération à travers l’imagination mais peut aussi se placer directement au service d’une démarche révolutionnaire. Selon Igor Contreras Zubillaga, « le festival peut être considéré comme un exercice de libération, une expression de la culture alternative, une attaque contre les valeurs établies, une revendication du corps, où, à l’inverse, comme une convocation de tout ce qui conteste l’ordre social pour mieux l’intégrer et consolider ainsi la hiérarchie des valeurs ».

 

Perin Emel Yavuz évoque des artistes et photographes, comme Christian Boltanski. Contrairement aux avant-gardes, ses nouveaux artistes ne tentent pas de renverser l’ordre établi. En revanche, Christian Boltanski met en question le rapport des individus et des spectateurs au monde médiatique. Le quotidien le plus banal devient un enjeu politique. L’esprit critique semble anesthésié par les médias de masse qui colonisent le quotidien. « Ainsi, les œuvres de ces artistes mettent en évidence les liens inextricables que l’art entretient avec la sphère du politique, en deçà et au-delà des luttes, portées par l’idée que réinventer le politique c’est réinventer un rapport au quotidien », souligne Perin Emel Yavuz.

 

Fabien Danesi évoque le cinéma de Guy Debord, après la dissolution de l’Internationale situationniste. Le film La société du spectacle doit mettre le cinéma au service du projet révolutionnaire de renversement de la société. Guy Debord propose un film aussi choquant dans sa forme que dans son contenu. « Choquant ne voulait pas dire scandaleux par rapport aux règles esthétiques de l’art, mais insupportable dans sa manière d’énoncer le constat marxiste d’une société totalement aliénée », précise Fabien Danesi. Des images extraites d’actualités, de publicités ou de divers films sont détournées.

Guy Debord dénonce un monde d’artifices dans lequel la vie se limite à une apparence. La société repose sur la séparation entre les individus. Le commentaire, sur un ton monocorde, donne une nouvelle portée aux images projetées. « Dans cette perspective, les voitures au salon de l’automobile, les vedettes des yéyés, les pin-up sur papier glacé, et même Staline, deviennent par exemple les incarnations de la marchandise », illustre Fabien Danesi.

Dans In girum imus nocte et consumimur igni, Guy Debord attaque le mode de vie des « petits agents spécialisés » qui correspondent à la classe moyenne. Le film montre des images de familles heureuses qui vivent dans un confort design. Mais ce petit bonheur conforme apparaît comme une imposture. « Derrière la façade du ravissement simulé, dans ses couples comme entre eux et leur progéniture, on n’échange que des regards de haine », commente Guy Debord. Le cinéaste refuse les conditions de vie proposées par la société marchande. Contre le bonheur conforme, il privilégie la créativité et la passion révolutionnaire.

 

 

  

 

Créativité et plaisir

Fabienne Dumont évoque les plasticiennes féministes. Ces créatrices refusent les assignations sociales. « Les artistes féministes critiquent la socialisation du corps des femmes, interrogeant le corps en tant que reflet des exigences sociales », décrit Fabienne Dumont. Les plasticiennes critiquent le mode de vie imposé aux femmes pour permettre une libération des sens et une ouverture d’autres possibles.

Cette explosion de créativité semble particulièrement libératrice. « Elle rejoint ainsi, après la décharge violente des années 1960, la force joyeuse du mouvement de libération des femmes des années 1970 et l’envie de profiter de sa vie », souligne Fabienne Dumont. La libération du plaisir doit revaloriser l’image des femmes. Cet art, avec des associations symboliques, rejoint la réflexion autour du plaisir sexuel, notamment féminin.

Les performances et la mise en jeu du corps doivent briser la séparation entre les individus. La modification des relations humaines doit permettre de transformer la société. En 1964, Nicola propose un manteau collectif pour relier les corps par la chaleur humaine. Cette démarche doit permettre d’expérimenter de nouvelles manières de vivre ensemble. Loin des idéologies militantes, la créativité exprime le désir de transformer les conditions de vie collectives.

 

Ainhoa Kaiero évoque l’artiste Laurie Anderson. Elle s’inscrit dans une contre-culture qui attaque la répression des corps et des désirs par l'ordre capitaliste. « Le corps aurait pourtant la capacité de transformer les significations sédimentées et institutionnalisées de la vie sociale », souligne Ainhoa Kaiero. L’énergie des corps doit bouleverser l’ordre établi. Laurie Anderson estime que notre vie quotidienne est façonnée par des discours médiatiques et moralistes. L’artiste s’attache donc à déconstruire les discours dominants.

 

Jacopo Galimberti présente le parcours de Dieter Kunzelmann qui illustre la radicalisation dans l’Allemagne des années 1960. La subversion passe par une créativité ludique et une révolte joyeuse. « L’expérience de Kunzelmann montrent que des vies radicalement opposées à la morale bourgeoise peuvent constituer parfois un prolongement voire même la réalisation de l’art d’avant-garde du XXème siècle », souligne Jacopo Galimberti. Dieter Kunzelmann s’intéresse aux écrits de Wilhelm Reich et au mouvement situationniste. Il fréquente également le groupe Spur avec des artistes révolutionnaires qui « luttent pour une libération du travail dans le présent, tandis que les marxistes le laissent dans le brouillard du futur, et négligent le présent ». Le groupe artistique passe en procès pour publication pornographique. Les artistes défendent la liberté d’expression. En revanche, Dieter Kunzelmann défend la dimension émancipatrice de la pornographie pour faire exploser la morale sexuelle.

Dieter Kunzelmann décide de rompre avec le groupe Spur et avec tous les artistes qui ne rejettent pas tout compromis avec la société capitaliste. Il dénonce la récupération du mouvement dada, mais hérite de son humour corrosif. Il tourne en ridicule les rêves de gloire des artistes et dénonce la commercialisation de l’art qui permet son « absorption des utopistes et des révolutionnaires ». Il crée le Subversive Action qui s’oppose aux contraintes sociales et lutte pour une vie guidée par le principe de plaisir. Ce groupe propose des actions ludiques. Jacopo Galimberti observe que « la rébellion ne pouvait pas être détachée d’une composante joyeuse, voire carnavalesque, dévoilant un fragment du monde pour lequel on luttait ». Un pillage festif de magasin est organisé. Ils interrogent les passants sur des revendications improbables comme la diminution du temps de travail pour s’adonner à des « jeux amoureux ». Ils proposent également de distribuer gratuitement des préservatifs et des revues pornographiques aux policiers. L’agressivité des forces de l’ordre est attribuée à leur répression sexuelle.

En 1967 est créée la Kommune 1 pour remettre en cause le mode de vie bourgeois. « Les relations entre les habitants de l’appartement devaient être conçues comme un modèle pour une société non répressive, où les sentiments de jalousie, la propriété privée et la monogamie seraient dépassés », décrit Jacopo Galimberti. Cette expérimentation invite à réinventer l’amour et la vie. Le moment artistique de créativité n’est pas considéré comme séparé du reste de la vie. La Kommune propose également des actions ludiques avec le théâtre d’agit prop et une tentative d’attentat au pudding. Les tracts comportent une dimension littéraire et artistique. Ses interventions reprennent l’humour subversif de Dieter Kunzelmann, comme lorsqu’il a annoncé que les situationnistes avaient créé un « comité européen pour les orgies ».

Cette démarche relie la révolte à la fête et au plaisir. La révolution doit permettre de rendre la vie passionnante.

 

Source : Malika Combes, Igor Contreras Zubillaga et Perin Emel Yavuz (Dir.), A l’avant-garde ! Art et politique dans les années 1960 et 1970, P.I.E. Peter Lang, 2013

 

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Pour aller plus loin :

Compte-rendu de Frédéric Thomas sur le site de la revue Dissidences, publié le 23 septembre 2013

Vidéos : "Les groupes Medvedkine : quand le cinéma est militant", publié sur le site Paris-luttes le 14 avril 2014

Radio : Esteban Busch sur France Culture

Vidéo : Esteban Busch, "L'art reflet de la société ?", réalisé le 2 février 2011 à l'Université de tous les savoirs

Radio : "Les groupes Medvekine - une histoire de cinéma militant", diffusé sur France Culture le 13 septembre 2013

Xavier Vigna, "Les Groupes Medvedkine, Besançon et Sochaux", publié dans Cahiers d'Histoire n° 99 en 2006, mis en ligne le 22 juin 2009

Sylvain Dreyer, « Stratégies militantes : littérature/cinéma – France, 1960-1986 », publié dans Fabula LHT n° 2, « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) », décembre 2006

Nicolas Debarle, "Le spectre de Mai 68 dans le cinéma de Godard", publié dans le webzine Il était une fois le cinéma

Vidéo : "Le cinéma de Guy Debord", entretien entre Fabien Danesi et Fabrice Flahutez, réalisé à la galerie Vivo Equidem le 30 mars 2011

Niall Bond, Allemagne 68, publié dans la revue Histoire@Politique n°8 en septembre-décembre 2008

Patrick Marcolini : « Le Gruppe Spur et le nouage esthético-politique aux
origines de la révolte des étudiants allemands
», Groupe de recherches matérialistes 2009-2010

Marco Rampazzo Bazzan « La ritournelle subversive. La trajectoire de la Subversive Aktion en tant qu'organisation », Groupe de recherches matérialistes 2009-2010

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