Réflexions sur la culture porno
Publié le 5 Septembre 2015
La pornographie demeure renvoyée du côté de la vulgarité et de la futilité. Les féministes postmodernes ne cessent de fustiger toute forme de représentation explicite de la sexualité, jugée dégradante pour l’image de la femme. Un livre collectif se penche sur les Porn studies. Des universitaires évoquent la culture porno avec son contexte historique de production, de diffusion, de consommation et de régulation.
Dans les années 1980, un courant féministe prétendu « radical » lance les sex war contre la pornographie, la prostitution et les pratiques BDSM. Catharine Mac Kinnon incarne ce mouvement puritain qui considère la sexualité comme le principal lieu de l’oppression des femmes. Elle considère la pornographique de manière univoque comme un moyen de contrôle des hommes sur le corps des femmes. Le féminisme radical se range derrière Reagan pour combattre la pornographie dans le cadre de la commission Meese. Pour s’opposer à ce retour de l’ordre moral, une coalition anti-censure regroupe des féministes lesbiennes, des gays, des travailleuses du sexe et des actrices.
La théorie féministe dénonce la représentation du corps des femmes au cinéma, sans se livrer à un examen critique attentif et passionné. Le mot « porno » doit permettre de provoquer les traditions intellectuelles élitistes pour valoriser la dimension charnelle et viscérale de la représentation sexuelle. Les porn studies s’inscrivent dans le sillage des cultural studies qui valorisent la culture pop et les objets dénigrés par les élites intellectuelles. Le public n’est pas considéré comme une masse aliénée, mais comme des individus avec un recul critique.
Les porn studies semblent aujourd’hui institutionnalisées. Un regard féministe analyse la pornographie qui n’est plus considérée comme un ensemble homogène et ahistorique. La revue Porn studies tente d’exercer une influence dans le débat public, notamment sur les questions de la « sexualisation des médias » et des « effets sur le jeune public ». Les porn studies accordent également une importance au racisme et aux représentations sexualisées des stéréotypes ethniques et raciaux.
Les porn studies ne valorisent pas forcément la pornographie féministe et alternative sur le porno mainstream et grand public. La pornographie classique ne reproduit pas forcément les normes de représentation et les rapports de domination. « La culture n’est pas le reflet figé des rapports sociaux, il n’y a en effet "aucune garantie" que le point de vue du groupe dominant soit tout le temps et à tout moment hégémonique dans la pornographie commerciale », estime Florian Vörös.
Avec Internet, la pornographie se diffuse et se banalise. Au-delà des nombreux sites pornos, les sites de rencontres, les réseaux sociaux et même les échanges de sextos reflètent souvent la culture porno.
Laura Kipsnis évoque le rapport charnel et la réception de la pornographie. « Toutes les réactions que l’on peut avoir, du dégoût à l’excitation en passant par l’indignation et le titillement, ne sont que les variantes du même corps à corps intense, viscéral, avec ce que la pornographie a à dire », observe Laura Kipsnis. La pornographie demeure un phénomène culturel qui fait converger vers une même image des personnes étrangères et différentes. La pornographie, à l’image de toute autre forme culturelle, demeure traversée par des enjeux politiques.
Les opposants à la pornographie regardent cette culture avec un regard surplombant et abrutissant qui se focalise sur les images. Mais la pornographie, qui ne reflète pas le monde réel, relève davantage de la métaphore, de l’ironie, du symbolisme et du fantasme. La pornographie, comme toute autre forme culturelle, relève de la fiction, du fantastique, de l’allégorique.
La pornographie repose sur la transgression, le bafouement des règles et la violation des restrictions sociales. Les tabous, les interdits et les conventions de la société sont joyeusement piétinés. « La pornographie peut être lue comme une carte très précise des frontières morales de la culture au sein de laquelle elle émerge : la pornographie commence là où s’arrêtent les convenances et la bienséance », analyse Laura Kipsnis. Les normes sexuelles et sociales sont transgressées. Le spectateur peut être attiré par des corps gros, vieillissants, ou même transsexuels. La pornographie peut apparaître comme « un espace de transgression où se déploie une contre-esthétique qui vient s’opposer aux normes corporelles et sexuelles dominantes », observe Laura Kipsnis.
La pornographie renvoie également à une distinction de classe sociale. La société bourgeoise valorise la bienséance pour se démarquer du tumulte des classes populaires. « La pornographie offense les convenances corporelles et sexuelles qui soutiennent les distinctions de classe : les bonnes manières, la pudeur, la dignité, l’effacement des instincts corporels et leur sublimation en un comportement policé », précise Laura Kipsnis. La pornographie incarne la bassesse, au plus petit niveau dans la hiérarchie culturelle.
Les paniques morales qui entourent la pornographie renvoient également à une question de classes sociales. Le porno, considéré comme inférieur culturellement, est associé aux traits des classes populaires. Les prolos sont considérés comme violents et livrés à leurs instincts tandis que la bourgeoisie respecte avec délicatesse les normes de bienséance. Les stéréotypes collés aux consommateurs de porno correspondent aux peurs de la bourgeoisie sur les hommes des classes populaires : brutaux, bestiaux et avides de sexe. La violence de la culture bourgeoise et ses effets sur le public ne sont jamais évoqués. Le spectateur de L’empire des sens est supposé mieux se contrôler face à la réception de la violence.
Susanna Paasonen étudie l’expérience du spectateur face à un film porno. Les étudiants ressentent du dégoût lorsqu’ils regardent Gorge profonde pour la première fois. Ensuite, ils apprécient sa structure narrative et son humour provocateur. Le spectateur ressent souvent des sentiments contradictoires, avec un mélange de réflexion, de coups d’œil et de diverses réactions émotionnelles.
Kobena Mercer introduit la question du racisme dans l’analyse de la pornographie. Il propose une réflexion sur les photographies de Robert Mapplethorpe qui représentent des hommes noirs. Ces clichés semblent s’adresser à un public blanc et masculin. Les stéréotypes raciaux hérités du colonialisme semblent se refléter. Les noirs sont considérés comme des criminels, des athlètes ou des comiques. Le noir apparaît toujours comme une menace pour la société blanche. Ensuite, les corps semblent réifiés, réduits au statut d’objets. Même le mythe de la grosse bite noire est représenté. Les photographies de Robert Mapplethorpe reflètent le fétichisme de la race.
Mais Kobena Mercer révise son jugement au regard de la panique morale que provoque cette série de photographies. Les expositions subissent la censure. L’ordre puritain condamne le fait de montrer des corps noirs et sexualisés. Le photographe introduit l’homme noir dans l’histoire du nu artistique. Cette démarche peut être interprétée comme une critique implicite du racisme et de l’ethnocentrisme de l’esthétique occidentale. Les hommes noirs, souvent issus des classes populaires, sont mis sur un piédestal pour devenir un idéal esthétique. Le noir, loin de la figure du Nègre, suscite l’admiration et le désir. L’écrivain Jean Genet exprime sa solidarité avec le mouvement des Blacks Panthers. Le désir érotique alimente alors la solidarité politique.
Heather Butler se penche sur la pornographie lesbienne. Dans l’imaginaire hétérosexuel, la sexualité entre femmes reste considérée comme une sous-sexualité, dans laquelle le doigt remplace difficilement le pénis masculin. Mais la pornographie lesbienne échappe aux critères biologiques et à l’urgence de l’éjaculation pour se tourner vers la sensualité. La jouissance finale n‘est plus l’objectif du film. « La pornographie lesbienne n’a de cesse de dévoiler l’impotence du modèle phallique, et de proposer des alternatives au fait de "se faire prendre" ou de "simuler" », observe Heather Butler.
Des scènes lesbiennes apparaissent dans des films destinés aux hommes hétérosexuels. Mais ces scènes ne sont qu’une introduction avant ce qui est considérée comme la vraie sexualité : hétérosexuelle et avec éjaculation. Néanmoins, des films destinées aux lesbiennes apparaissent également, comme avec The King réalisé en 1968. La figure de la butch apparaît, avec des femmes qui se masculinisent.
Le porno gouine présente une sexualité moins lisse et gentillette que la pornographie lesbienne. Le film Suburban Dykes montre un couple de lesbiennes petite bourgeoises qui vivent dans leur banlieue pavillonnaire. Mais les deux trentenaires se lassent d’une sexualité de couple fade et routinière. Une butch intervient pour introduire une sexualité moins lisse. Les frontières du porno lesbien sont transgressées et le film se rapproche davantage du porno masculin avec obscénités, pénétration et jeux de rôles.
Sharif Mowlabocus évoque l’usage du porno sur Internet. Les réseaux sociaux, les blogs et les plateformes comme Tumblr permettent aux consommateurs de se réapproprier leur usage de la pornographie. Ils peuvent partager, faire des commentaires ou noter les films et photos qu’ils diffusent. Le public n’est plus passif mais peut participer à la création de contenu. « L’utilisateur n’est plus un simple chaland, mais quelqu’un qui utilise activement et contrôle son porno de manière de plus en plus individualisée », observe Sharif Mowlabocus.
Le numérique s’oppose à l’idée du féminisme traditionnel selon laquelle le porno positionne les femmes en tant qu’objet dans les rapports de pouvoir. Le porno 2.0 introduit des éléments perturbateurs et subversifs qui remettent en question la distinction simpliste entre oppresseurs et opprimés. Les Webcams permettent aux femmes de ne plus être des objets passifs. La relation entre la personne qui regarde et celle qui est regardée se modifie. Ce sont les femmes qui conçoivent, produisent et contrôlent le regard masculin. Le site de porno alternatif SuicideGirls.com permet aux femmes de subvertir les stéréotypes. Les actrices décident de montrer ce qu’elles veulent de leur corps et gagnent en autonomie.
Sur XTube, plateforme de porno amateur, les « gens normaux » peuvent côtoyer les professionnels. Une diversité de silhouettes et de types de corps est proposée. Ceux qui ne correspondent pas au standard de la pornstar sont tout aussi susceptibles d’apparaître à l’écran et d’être appréciés. Dans leur profil, les utilisateurs évoquent une joie de vivre liée à la légèreté du plaisir sexuel. Le ton enjoué et amical tranche avec les propos d’objectivation et du soumission qui règnent dans la pornographie professionnelle. Les amateurs donnent une image d’eux-mêmes qui va au-delà du sexe et peuvent évoquer par exemple leur activité professionnelle. Surtout, les amateurs peuvent s’adresser directement à leur public.
Mais ce porno amateur s’inscrit entièrement dans une logique marchande. La quantité prime sur la qualité pour diffuser davantage de vidéos, susciter plus de spectateurs pour générer plus de profit. Ensuite les amateurs se soumettent au système de notation et de commentaires qui les conforment vers une pornographie standard. La philosophie 2.0 s’inscrit dans l’industrie du divertissement.
Clarissa Smith, Martin Barker et Feona Attwood évoquent les motifs de la consommation de la pornographie. Le public des films pornos est souvent représenté comme un repère d’individus asociaux. Une représentation négative et un mépris de classe s’abat sur les consommateurs de porno. Laura Kipnis ironise sur « les stéréotypes angoissants de l’adolescent boutonneux, de l’exhibitionniste en imperméable et du masturbateur compulsif et asocial ». Le porno menace de pervertir les enfants et suscite une véritable panique morale. Les gouvernements veulent protéger les ados, présentées en pauvres victimes « exposées » aux images sexuelles. Mais ce sont les enfants eux-mêmes qui décident de consulter des sites porno selon des motifs divers, qui vont de la masturbation à la curiosité en passant par l’ennui.
La pornographie apparaît comme un passe-temps surtout masculin et hétérosexuel. Il existe également un décalage générationnelle chez les femmes. Les plus jeunes consomment davantage de porno. Les plus âgés regardent des films pornographiques pour se voir reconnus leurs désirs sexuels et se reconnecter avec leur corps. Les plus jeunes insistent sur leur excitation sexuelle comme motif.
Le porno est utilisé pour combler l’ennui et correspond aussi à un besoin de détente face au stress. Le porno permet d’intensifier son plaisir ou de pallier à une vie sexuelle insatisfaisante. Le porno peut permettre de renforcer la relation amoureuse ou d’explorer et d’identifier ses désirs et ses fantasmes.
Ce livre collectif permet de revaloriser la culture porno. De l’extrême droite à l’extrême gauche, de Christine Boutin à Clémentine Autain, tous les partis politiques condamnent le porno. Les réactionnaires et les féministes se rejoignent pour fustiger la culture porno et son influence néfaste sur la société.
Les porn studies permettent d’ouvrir la réflexion sur ce sujet polémique. Loin d’un objet désincarné, le porno développe une dimension sensuelle et renvoie au plaisir sexuel. Les puritains de tous bords s’acharnent donc sur une culture qui valorise la représentation explicite du plaisir sexuel. Le porno favorise la transgression de l’ordre moral, avec ses normes et contraintes sociales.
Ensuite, le porno demeure dénigré par la petite bourgeoisie intellectuelle. Un mépris élitiste condamne les cultures populaires. Les porn studies s’inscrivent dans le sillage des cultural studies et des écrits d’un historien comme E.P. Thompson qui insiste sur l’importance des cultures populaires dans la création d’une conscience politique. Prendre au sérieux un sujet comme le porno permet de sortir du mépris de classe du petit monde universitaire.
En revanche, les porn studies et le féminisme pro-sexe tendent à occulter la marchandisation de la sexualité. Le porno, loin de se réduire à une culture ludique, diffuse une certaine conception de la sexualité. Le film porno semble reproduire toujours le même protocole avec diverses figures imposées. Loin d’ouvrir les fantasmes, l’imagination et la créativité, le porno peut aussi incarner une sexualité mécanique et routinière, dénuée de sensualité.
Le porno participe également au contrôle des corps. Des normes esthétiques et sexuelles se diffusent à travers la pornographie. Des corps standardisés, sculptés de manière identique, révèlent un conformisme effrayant. Un documentaire de la réalisatrice Ovidie montre l’influence de la culture porno sur le conformisme sexuel et les normes imposées aux femmes.
Mais le porno n’apparaît pas comme une cause de la sexualité marchande et des normes sociales. Au contraire, le porno apparaît surtout comme un réceptacle et un révélateur, plus que comme un déclencheur. La culture porno peut aussi apparaître comme un espace qui peut libérer les fantasmes et les désirs, loin du conformisme marchand.
Source : Florian Vörös (dir.), Cultures pornographiques. Anthologie des Porn studies, traduit par Maxime Cervulle, Marion Duval, Clémence Garrot, Lee Lebel-Canto, Fred Pailler et Nelly Quemener, Amsterdam, 2015
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