Contre-cultures et contestation

Publié le 28 Juin 2015

Contre-cultures et contestation

Les contre-cultures expriment une créativité en marge des institutions. Des sensibilités nouvelles remettent en cause la routine du quotidien et l'ordre social.

 

Le fanzine Permafrost ravive la flamme de la contre-culture. Des mouvements alternatifs s'emparent de la musique, de la littérature ou du cinéma pour proposer un autre regard sur le monde. Retracer l'histoire de ces cultures populaires permet de renouer avec une créativité et une sensibilité alternative.

Punk français de Gasmask Terrör

 

Le numéro 2 du fanzine Permafrost s’ouvre sur un entretien avec le groupe punk Gasmask Terrör qui existe depuis 2004. Les musiciens jouent dans des concerts de soutien, comme au Transfo à Bagnolet pour soutenir des pirates somaliens incarcérés en France. Mais le groupe accepte toutes les propositions du moment que le prix d’entrée n’est pas trop élevé et qu‘il n‘y a pas de vigiles. « Donc ça englobe les concerts dans les squats, mais aussi les lieux associatifs ou des salles plus traditionnelles », confie Olivier.

Les paroles des chansons expriment une véritable conscience politique, plutôt libertaire. Gasmask véhicule une vision du monde et une sensibilité originale. « Alors après je suis anar mais aussi dépressif mais aussi passionné mais aussi nihiliste mais aussi idéaliste. Ça fait un truc bizarre, je déteste ce monde, je sais ce dont j’ai envie mais je ne crois pas en nous », confie Olivier. Même si cette révolte des artistes ne débouche vers aucune pratique de lutte.

Le DIY (Do it yourself) permet d’exprimer une autonomie et une créativité qui dépasse le cadre de l’artiste professionnel. « Le DIY ça serait aussi remettre en cause le statut de l’artiste, cet être éthéré que la réalité ne concerne pas. Cet être qui a le monopole de la création et de l’art », confirme Olivier. Mais cette démarche peut aussi déboucher vers une logique libérale de petit entrepreneur. Le capitalisme récupère et digère facilement toutes les formes de contre-culture. Mais le punk se distingue de l’individualisme marchand, « c’est aussi proposer une vision du monde cocasse et atypique (individualité) et pas juste dégueuler bêtement du slogan et de la brochure », précise Olivier.

Gasmask joue à travers le monde. La musique punk et l’ambiance diffèrent d’un pays à l’autre. La scène française semble très consensuelle : « j’aime bien la musique quand elle est insolente, je veux des groupes qui me bousculent », confie Olivier. Les musiciens logent chez l’habitant, ce qui permet de rencontrer les personnes qui vivent sur place. « Les tournées sont une occasion rêvée de mettre les pieds dans des lieux où on aurait jamais eu l’idée d’aller spontanément », confirme Luc.

 

Les musiciens vivent à Bordeaux, une ville bourgeoise. Comme dans les autres municipalités, seule la culture subventionnée a droit de cité. Des squats, des locaux associatifs et l’Athénée Libertaire permettent néanmoins de faire vivre une culture underground. Mais le phénomène de gentrification et d’embourgeoisement urbain fait de Bordeaux une ville toujours plus conformiste. « Sinon comme partout les quartiers populaires sont remodelés par les bobos/hipsters/notables pour en faire des ghettos aseptisés pour riches », témoigne Olivier.

Avant les années 2000, Bordeaux n’est pas encore une vieille ville bourgeoise, malgré son image de "belle endormie". Une véritable ébullition, avec un fourmillement créatif, anime les rues de la ville. « Ça pullulait, les rues et les quais étaient sales, les façades noires et couvertes de graffitis et de flyers, les gens traînaient dehors, il y avait des trucs à faire en permanence, des fêtes et des concerts improvisés dans les appartements, des rencontres improbables devant les épiceries de nuit ou aux abords des hangars désaffectés bien lugubres des bords de la Garonne », décrit Luc. Dans les années 1990, il existe encore un réseau associatif avec des bars, des salles de concerts, des lieux loufoques avec une vie nocturne et une ambiance originale.

Dans les années 2000, la construction du tramway favorise la rénovation urbaine et l’embourgeoisement avec une augmentation des loyers. La culture alternative et autonome est alors remplacée par des bars branchés pour touristes et petits bourgeois friqués.

 

Alternatives musicales

 

La brochure intitulée "Ramasser ses miettes" s’inscrit également dans une histoire de la contre-culture punk et de son contexte. Les acteurs de ce mouvement méconnaissent l’histoire et la démarche du punk. Son histoire est écrite de manière asceptisée par Les Inrockuptibles et autres journalistes mainstream.

L’entretien avec l’auteur de la brochure évoque également la dérive marchande du punk. Un individualisme autonome se développe et le punk se réduit souvent à un look ou à une marchandise branchée. Cette scène musicale devient même un acteur culturel underground. « Avec ce que cela implique comme développement d’une scène et en milieu fermé ou en haut lieu d’un monde de la nuit tendance », précise l’auteur de la brochure. Le lien avec les luttes sociales et le mouvement anarchiste peut permettre d’éviter cette dérive.

 

L’émission de radio Black Mirror présente sa démarche originale. C’est le hip hop, musique des années 1990, qui est mis en avant. De Public Ennemy au rap français, cette musique s’inscrit dans une histoire sociale. Le blues, la musique des esclaves noirs, irrigue le hip hop. « Le rap, c’est juste le nouveau blues des ghettos délabrés des années Reagan », souligne Black Mirror. La musique se rattache à une histoire collective et ne se réduit pas à une banale mélodie standardisée.

La musique noire se distingue du simple spectacle musical. « Elle entre pas dans les cases de la conception blanche bourgeoise de la zik, qui sépare l’art de la vie », précise Black Mirror. La musique revêt une fonction sociale qui accompagne tous les moments de la vie. Tout le monde y participe. Les chants rythment le travail des esclaves, des prisonniers et des forçats. Le public n’est pas séparé de l’artiste et réduit à la passivité. Le musicien partage souvent la même condition sociale que son public. Les historiens et musicologues séparent la musique de sa dimension sociale pour en faire une pièce de musée et un banal objet de commémoration. La musique noire demeure issue de l’esclavage, puis de la ségrégation sociale et territoriale. « Noir n’est pas une race, ou une couleur, c’est une condition sociale, entretenue, perpétuée », souligne Black Mirror.

Mais l’émission repose aussi sur le plaisir de la musique. Du blues, des work songs, de la soul, de la funk accompagnent le hip hop.

 

Power failure causes a blackout, leaving the Manhattan skyline in darkness during the New York City 1977 blackout.

 

New York underground

 

Dans les années 1980, avant la gentrification, New York abrite une véritable contre-culture. Dans « Pomme perdue », Lilith Jaywalker évoque la découverte de New York qui résonne avec tout un imaginaire cinématographique. Le taxi jaune semble conduit par Robert De Niro. Les dealers mais aussi des limousines immatriculées dans le New Jersey traînent en bas des immeubles crasseux. Une faune interlope peuple également la ville avec leurs élans créatifs et leurs nouveaux projets. « Musiciens, comédiens, photographes, réalisateurs, graffeurs, écrivains, marionnettistes tout cela (ou rien de tout cela) à la fois, mais alors merveilleux conteurs d’une ville en pleine effervescence », décrit Lilith Jaywalker.

 

Luc Sante, auteur de My lost city, évoque l’embourgeoisement de New York Il décrit l’évolution du quartier du Lower East Side. Ce quartier d’immigrés abrite des juifs et des italiens, puis des portoricains et des dominicains. Dans les années 1960 les appartements restent très bon marché. Les artistes, les musiciens et les poètes, les Beats et les hippies, fréquentent progressivement le quartier. « Nous étions peut-être punk, mais c’était en vérité une continuation du rêve hippie : vivre sans argent, faire et consommer l’art, la musique… », décrit Luc Sante. La vie n’est pas très chère et il reste possible de mener un mode de vie de bohème dans la misère et la créativité. Mais, à partir de 1977, le quartier attire une jeunesse plus aisée. Les spéculateurs et les entrepreneurs commencent alors à investir et à acheter.

Mais les récits de Luc Sante n’évoquent pas la contre-culture et les mouvements radicaux des années 1970. Pourtant, l’écrivain s’inscrit à l’Université de Columbia, près de New York. Il adhère au SDS, un syndicat étudiant qui incarne la contestation des années 1968. Mais cette organisation semble décliner avant de disparaître. Le Weather Underground s’enfonce dans l’activisme et la clandestinité. Il ne reste que des maoïstes et des gauchistes. Même si les idées situationnistes se diffusent aux États-Unis.

Des formes de contestation s’opposent à l’embourgeoisement urbain. Un mouvement de squatters s’organise dans Lower East Side. L’occupation de bâtiments vides devient une affirmation politique mais aussi une véritable solution au problème du logement.

 

John Zerzan évoque le New York Blackout de 1977. L’électricité est coupée. Des pillages et des émeutes éclatent et les règles sociales semblent suspendues. Des prisonniers allument des incendies. « La loi n’existe plus, c’est l’anarchie », fulmine le procureur du Bronx. Les policiers doivent faire face à une pluie de projectiles. Les portes des magasins sont éventrées.« Shopping sans argent exigé ! », s’exclame une femme d’une cinquantaine d’années. Un point de redistribution s’organise à Brooklyn avec des denrées pillées désormais en libre accès.

« On peut désormais affirmer que les valeurs dominantes sont désormais partout en lambeaux. La "cohésion sociale" de la société de classe s’est évaporée », estime John Zerzan. La grande majorité des personnes arrêtées disposent d’un emploi stable. Les noirs et les blancs se mélangent dans les rues et se livrent au pillage côte à côte. « On assiste depuis quelques temps au déclin de la résignation, du respect de la hiérarchie et des valeurs coercitives », observe John Zerzan.

Cet évènement suscite l’enthousiasme des radicaux de tendance situationniste qui observent une insurrection spontanée. « Nous avons l’intention de prendre ce que nous voulons et ce que nous voulons c’est ce dont nous avons besoin », s’enthousiasme Nanni Balestrini dans son poème intitulé Blackout. Mais la gauche préfère éluder cet épisode. « Le rejet des idéologies et des rapports de médiation lors du blackout foutu la trouille à tous ces porcs », conclue John Zerzan.

 

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Littérature américaine

 

La littérature américaine évoque le quotidien des paumés, des loosers, des galériens et des exploités. Le roman autobiographique de Ian Levinson décrit l’envers du rêve américain avec l’accumulation de jobs précaires.

Dans un entretien, Ian Levinson revient sur l’univers carcéral qu’il décrit dans Arrêtez-moi là. Aux États-Unis, 1% de la population vit en prison. La société vise à marginaliser et à isoler les prisonniers pour empêcher toute forme de solidarité avec le reste de la population. « Je ne crois vraiment pas que les choses vont changer parce que le système carcéral actuel aux USA s’accroît et est une manière de faire de l’argent », estime Ian Levinson. Dans les prisons, les individus sont isolés et séparés dans des communautés pour empêcher des révoltes. Entre la télévision et les drogues, les individus ne semblent pas pouvoir sortir de l’aliénation.

L’entretien souligne également les limites des récits de Ian Levinson. Le romancier décrit bien l’atomisation de la société, avec l’isolement et la séparation des individus. Mais l’écrivain ne remet pas en cause le capitalisme. Il se contente de proposer une meilleure répartition des richesses. Ensuite, ses romans évoquent des individus brisés par le travail et le capitalisme mais qui ne se tournent jamais vers des formes de luttes collectives.

 

Une contre-culture se diffuse aux États-Unis à travers des comics politiques. Des bandes dessinées expriment des idées anarchistes et féministes qui deviennent accessibles à un large public. Histoires de luttes, actualité et humour rythment ces BD. Des comics évoquent les squats et les questions de logement pour retracer l’histoire de ces lieux avec la résistance active face aux flics. Le collectif Prole.info diffuse notamment la BD intitulée Guerre de classe. Les idées féministes s’expriment également en BD. Spit and passion évoque la vie quotidienne d’une gamine d’une douzaine d’années qui grandit dans une famille chicano très catholique. L’histoire critique le carcan de la famille et de la religion pour s’interroger sur « l’immoralité » et les désirs.

 

   

Cinéma et contestation politique

 

Le cinéma des années 1970 semble mythifié et muséifié, réduit au statut méprisable de « cinéma d’auteur». Il semble donc important d’évoquer la dimension politique du cinéma des années 1970. Une vague de créativité souffle déjà dans les années 1960. Le Free Cinema anglais évoque un délinquant qui refuse de se plier au conditionnement social d’une maison de correction dans La solitude du coureur de fond, ou le quotidien d’un ouvrier dans Samedi soir, dimanche matin. En Italie, Le voleur de bicyclette incarne un courant social et réaliste proche du Parti communiste. Le cinéma tchèque, incarné par Milos Forman, développe également un cinéma contestataire malgré la censure. Le Cinema Novo revient sur les mythes du Brésil. Ce cinéma propose des histoires ancrées dans la vie quotidienne qui s’éloignent des codes traditionnels de l’héroïsme et du recours à une morale.

Dans La maman et la putain de Jean Eustache (1973), l’histoire se réduit à un personnage qui raconte lui-même des histoires dans un décor de cafés. Le film décrit l’émergence du sentiment amoureux, sans mièvreries, mais au contraire en montrant les ambivalences et les mensonges. Un homme vit avec une femme et en rencontre une autre dans le décor de la rue parisienne. La salamandre d’Alain Tanner (1971) tourne autour de trois personnages. Deux hommes sont accompagnés par une jeune femme qui refuse le travail à l’usine, à l’image de la jeune ouvrière de Wonder. Le refus de l’ennui du quotidien exprime l’esprit de l’époque. Robert Altman attaque les codes du cinéma et les valeurs traditionnelles comme le patriotisme, l’héroïsme, l’amour, l’amitié. Les personnages sont enfermés dans la prison sociale de l’ordinaire et ils désirent s’en évader. Dans les films des années 1970, les personnages ne correspondent pas aux attentes d’une société qui les rejettent.

Le cinéma américain introduit le doute face aux institutions et à la production d’idéologie, à l’image des films de Sidney Pollack. Le cinéma évoque le contexte politique de l’époque avec le scandale des écoutes du Watergate, l’assassinat de personnalités politiques, les manœuvres de la CIA en Amérique latine. Ce cinéma du complot, qui dénonce le rôle des services secrets, se développe également en Italie avec Cadavres exquis de Francesco Rossi ou Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon d’Elio Petri. Le cinéma d’Alan Pakula évoque également une démocratie factice dont les valeurs affichées sont constamment bafouées. Les pouvoirs obscures et les machinations anonymes permettent de manipuler les personnages qui sont souvent des journalistes.

Le cinéma évoque également les luttes et révoltes sociales. Killer of sheep (1977) de Charles Burnett évoque les émeutes de Watts à Los Angeles. Des films évoquent les luttes ouvrières et les magouilles syndicales comme Blue Colar de Paul Schrader (1978) ou La classe ouvrière va au paradis d’Elio Petri (1971). Dans Themroc (1973) de Claude Faraldo, le héros décide de quitter son travail. Milestones de Robert Kramer et John Douglas (1975) évoque l’effondrement de la contestation sociale et la récupération de l’utopie des sixties par le pouvoir.

 

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La contre-culture révèle ici toute sa richesse, mais aussi ses limites. Ces mouvements artistiques parviennent à bien saisir un sentiment de mal-être dans la société marchande. Le discours demeure ancré dans la vie quotidienne, avec sa routine, ses doutes, ses contraintes. Les cultures populaires proviennet directement des exploités qui expriment leur sensibilité. La musique, la littérature et le cinema peuvent bien décrire une situation sociale et un sentiment collectif.

En revanche, les contre-cultures ne se suffisent pas à elle-mêmes. Elles peuvent participer à une prise de conscience, à exprimer un ressentit collectif. Mais elles peuvent tout aussi bien s'enfermer dans la marginalité. Le milieu militant se réduit bien souvent à l'organisation de concertsconfidentiels. Une scène alternative emerge, mais pour se replier sur elle-même et sombrer dans une routine qui impose de nouvelles normes.

Les contre-cultures doivent s'articuler avec les luttes sociales pour créer un veritable mouvement contestataire. Les révoltes inventent d'ailleurs leur propre langage et diffusent une créativité politique et artistique. Les contre-cultures doivent également être reliée à leur histoire liée aux luttes sociales et politiques pour ne pas sombrer dans le folklore innoffensif. Mais les luttes doivent également s'appuyer sur la créativité pour intensifier la vie quotidienne et empêcher tout retour à la normale.

 

Source : Fanzine Permafrost n° 2

Publié dans #Contre culture

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