Érotisme, littérature et politique
Publié le 30 Mai 2015
La litterature érotique permet d'attaquer les normes et les contraintes sociales pour renouveller la réflexion du feminisme autonome.
La contestation politique doit s’appuyer sur les plaisirs de la vie. Lilith Jaywalker propose des récits érotiques qui alimentent également une réflexion politique sur l’amour et le plaisir sensuel. Sa litterature permet de renouveller le feminisme à travers une critique des normes et des contraintes sociales. Mais Lilith Jaywalker s’inscrit surtout dans une demarche révolutionnaire pour inventer une nouvelle société fondée sur le plaisir et la jouissance.
Lilith Jaywalker publie deux nouvelles érotiques aux éditions Sao Maï. Elle se penche sur le désir masculin, avec un attachement à une litterature sensuelle.
« L’école de Platon » s’ouvre sur l’agression homophobe de deux amants, Bruno et Abderrazak. Dès leur sortie de l’hôpital, ils se rendent au musée. Ils veulent voir notamment une œuvre originale intitulée L’école de Platon. Le tableau associe la discipline philosophique à des hommes nus qui adoptent des poses lascives. Le plaisir artistique de la contemplation de ce tableau s'accompagne d’une gourmandise alcoolisée, avec un « vin fruité aux reflets modorés ». Laissés seuls dans le musée, les deux amants affinent cette dégustation par le plaisir sexuel.
Le désir de mariage des deux amants est ensuite soumis à la philosophie rationnelle des disciples de Platon. Une créature les met au défi de résister au plaisir de caresses avec d’autres amants : « Voyons si ce Bruno est vraiment ton modèle, dit-elle à Aderrazak. Les yeux bandés, saurais-tu reconnaître ses caresses ? ». Le jeune homme doit alors se soumettre aux caresses buccales de douze personnes et identifier son futur époux. Mais Bruno, qui ne peut pas se servir de ses mains, perd le défi. La sentence devient celle d’une relation ouverte qui exclu l’appropriation de l’autre. « L’éphèbe à la couronne de roses applaudit alors sincèrement la démonstration, donnant à Bruno le la des seules relations admises parmi eux, excluant rancœur et jalousie », précise Lilith Jaywalker.
Une autre nouvelle, intitulée « La reine de la nuit », décrit les fantasmes de Paul sur ses voisines. Le récit évoque l’imagination érotique et le désir du personnage. Ensuite, la nouvelle évoque sa relation avec Camille, son amante. Le récit insiste sur un plaisir sensuel et perfectionné, loin de l’exigence de jouissance immédiate qui caractérise la sexualité marchande. « Paul adorait cette sensation d’aller très loin chercher le plaisir sans en craindre l’issue, cette délicieuses parenthèse dont il connaissait le pouvoir de différer la jouissance », écrit Lilith Jaywalker.
Ensuite, la nouvelle devient une enquête érotique. Paul tente de découvrir qui est sa voisine qui pousse de délicieux cris orgasmiques. Pour cela, il organise un karaoké le jour de la fête des voisins. Ce subterfuge lui permet de découvrir la voix qui agite tous ses fantasmes.
La revue Amer n° 6 propose un dialogue avec Lilith Jaywalker. Cette publication se nourrit de la littérature fin de siècle, incarnée par Huysmans, Barbey d’Aurevilly ou Octave Mirbeau, mais aussi Baudelaire et Oscar Wilde. Ce romantisme noir de la fin du XIXe évoque une sensualité mortifère dans un univers sombre et mystérieux. La revue se penche également sur les contre-cultures de la fin du XXe siècle avec les skinheads et le mouvement punk. Lilith Jaywalker évoque ses nouvelles érotiques qui se déroulent dans le bouillonnement de l’Autonomie désirante de la fin des années 1970.
L’exergue du livre propose une citation de l’écrivain de la fin du XIXe siècle : Camille Mauclair. « Le cerveau, chez cette femme, domptait le cœur, l’annulait ; ses passions venaient de l’esprit, sa luxure était un art, ses affections, des raisonnements », écrit Camille Mauclair. Cette littérature noire inspire Lilith Jaywalker pour son ton apocalyptique. Après la fin de son espoir pour le Grand Soir et la révolution sociale, elle estime que la fin du monde précède la fin d’un monde. « La littérature finis séculaire me renvoie à tous les sentiments que l’on éprouve à l’approche de l’apocalypse, de la fin du monde. Pas la fin du vieux monde, avec l’excitation fébrile d’un monde nouveau, non la précipitation, l’affolement, les désirs que se bousculent avant que le rideau ne tombe », précise Lilith Jaywalker.
La littérature finissante et la culture symboliste incarnent également un dandysme érigé en art de vivre, « c’est une façon d’exprimer le décalage du monde avec ce que devrait être la vraie vie » indique Lilith Jaywalker. La littérature fin-de-siècle permet de s’appuyer sur ses frustrations et ses angoisses pour alimenter une névrose offensive, « une façon de mettre mes névroses au service de mon intelligence, et non l’inverse » résume Lilith Jaywalker. Mais cet univers nourrit également un goût pour la littérature, avec ses descriptions, ses détails et sa préciosité. Ce style semble éloigné du ton figé des textes de propagande. « Avec eux, on entre en poésie, on fait le choix du désordre, quand la littérature engagée bride souvent son style en entrant dans les ordres du militantisme », souligne Lilith Jaywalker.
L’érotisme devient une forme de résistance dans un contexte de pacification sociale. Mais la jouissance ne remplace pas l’action révolutionnaire. Au contraire, les deux semblent liés. « Non pas que je pense que l’un soit exclusif de l’autre, car qui m’aura lu aura compris que je place la jouissance au cœur même de l’émeute, mais dans les temps morts de paix sociale, l’érotisme conserve son pouvoir subversif », précise Lilith Jaywalker. En 1997, la Bibliothèque des émeutes rapproche également le fait émeutier du sentiment amoureux. « L’explosion du départ, où se brisent les barrières des comportements courants, où se culbutent la liberté et la responsabilité, où détruire devient construire, en est le clairon », indique le texte insurrectionaliste. L’amour et la révolte permettent de briser la monotonie du quotidien pour s’enthousiasmer pour des sensations nouvelles, avec le désir que le changement s’éternise.
La nouvelle « Emeutia erotika » se situe le 23 mars 1979 au cours de la grande manifestation des sidérurgistes à Paris. Les ouvriers qui voient leur monde s’effondrer n’hésitent pas à affronter la police. Cette lutte des sidérurgistes reste mythique. La CFDT issue des années 1968 préconise des actions violentes comme des occupations et même des attaques de commissariat. La CGT délaisse un moment son stalinisme pour laisser place à l’expérience d’une radio pirate : Lorraine Cœur d’Acier. Le 23 mars, la manifestation devient une véritable insurrection ouvrière. L’émeute ne s’inscrit pas dans une optique de revendication syndicaliste mais permet une ouverture des possibles et des rencontres, y compris érotiques.
Lilith Jaywalker revient sur ce contexte de la manifestation du 23 mars et de l’autonomie désirante. « Tout était prétexte à faire dégénérer les cortèges, des rassemblements plan-plan, ou encore des concerts payants », décrit Lilith Jaywalker. Le 23 mars réunit la fraction la plus révoltée de la classe ouvrière et la jeunesse émeutière, deux composantes du prolétariat que les bureaucraties syndicales tentent de séparer et d’opposer. Mais, après cette manifestation, c’est le retour à la normale. Au 1er mai, la brochure A bas le prolétariat, vive le communisme ! suscite davantage les ricanements que la réflexion autour de l’abolition du travail et de l’échange.
Le mouvement autonome ne se réduit pas à des bandes et des groupes affinitaires repliés sur eux-mêmes. L’autonomie permet le croisement de différentes trajectoires sociales. « La spécificité de l’autonomie, au-delà de sa culture et de ses codes, qu’elle voulait distincts de ceux des partis institutionnels et groupuscules gauchistes, c’était cette capacité à créer la rencontre entre des jeunes d’origines sociales, géographiques et ethniques différentes », rappelle Lilith Jaywalker. La bourgeoisie trahit sa classe pour croiser des prolétaires.
Lilith Jaywalker se démarque de l’érotisme fade d’Anaïs Nin. Le sexe n’a pas besoin d’être enrobé par une littérature sucrée pour trouver sa dimension poétique, « du désir, de la douceur, de la douleur, du plaisir, jusqu’à la jouissance qui se contrefout des petits côtés sucrés », tranche Lilith Jaywalker. La distinction entre érotisme et pornographie renvoie souvent à cet enrobage de niaiserie sucrée et non pas à un véritable clivage. L’érotisme d’Anaïs Nin distingue un aspect masculin et un aspect féminin. Cette approche renforce la séparation des rôles et le patriarcat. La femme serait une petite chose douce et fragile, tandis que l’homme serait fort et brutal. « Or les femmes ont les mêmes désirs que les hommes, et réciproquement, pour autant que chacun se démarque de ses attributions, voire de ses attributs », souligne Lilith Jaywalker. Les femmes peuvent séparer le plaisir sexuel du sentiment amoureux. La jouissance n’est pas condamnée à une finalité de reproduction et d’éducation.
La révolution sexuelle doit s’accompagner d’une révolution économique et sociale pour éviter la récupération du besoin d’épanouissement par le Capital. Les luttes pour l’émancipation des femmes, la libération sexuelle, l’écologie et d’autres phénomènes déconnectés de la lutte des classes sont rapidement digérés par le Capital. « Pourquoi la libération sexuelle devrait-elle échapper au marché alors que le monde entier est tourné vers lui et que le rapport de force - actuellement en sa faveur - lui permet de récupérer ce que "l’homme" imagine de mieux, tout en le vidant de sa substantifique moelle ? », observe Lilith Jaywalker. Mais cette récupération ne prouve aucune erreur originale et le combat ne doit pas être abandonné. L’érotisme marchand ne tolère que les pratiques aseptisées et les corps formatés. La sexualité des moches, des gros, des vieux, des clodos, des handicapés et des fous demeure niée.
Le féminisme postmoderne des milieux libertoïdes, qui se dit matérialiste et intersectionnel, rejette l’érotisme et le plaisir des corps. Ce féminisme de la chaire universitaire s’oppose au féminisme de la chair et de la rue. Cette démarche s’apparente à une police de la pensée et à un Big Brother de la sexualité. « Mais la véritable question est celle de savoir si les femmes doivent attendre que le patriarcat ait disparu de toutes les strates de la société, qu’il ait même disparu de toutes les mémoires, de tous les subconscients, de tous les inconscients, pour commencer à jouir d’un orgasme radicalement correct, féministement pur, et moralement incritiquable », ironise Lilith Jaywalker. Elle participe à la lutte pour l’avortement à travers le groupe Femmes en lutte qui, contrairement au MLF, associe féminisme et lutte de classe. Elle critique pertinemment les « totos » de l’ultra gauche néo-situationniste et leur texte sur « La misère du féminisme » avec ses relents misogynes.
Richard Wagner relie la réflexion critique et la passion révolutionnaire. Ses textes permettent de rejeter la séparation entre l’art et la politique. La créativité, la joie de vivre et la jouissance doivent permettre un véritable épanouissement politique et esthétique. Lilith Jaywalker insiste sur le lien entre littérature et révolution. « Si la jeunesse est un art et que tout révolutionnaire est doté d’une jeunesse éternelle, alors l’abolition du temps fait de la vie entière un art, partant, je tente de faire de ma vie une œuvre d’art », indique Lilith Jaywalker. La littérature s’appuie sur l’Histoire, les histoires, les émotions, les amours et la poésie. L’écriture demeure un plaisir.
Lilith Jaywalker permet de faire revivre l'héritage de l'Autonomie désirante. Mais ce courant semble trop immédiatiste et alternativisme. Il permet d'exprimer les désirs individuels mais sombre dans la petite libération partielle sans remettre en cause l'ensemble du monde marchand. La révolution individuelle portée par les marges prime sur la révolution sociale qui émane du prolétariat et l'immense majorité de la population. Ce courant, comme certains propos de Lilith Jaywalker, semble faire le deuil d'une perspective de rupture avec le capitalisme pour s'enfermer dans l'alternative individuelle.
Mais Lilith Jaywalker exprime surtout des positions politiques qui permettent d'associer émancipation des femmes et plaisir sexuel. Les luttes pour la liberation sexuelle doivent s'inscrire dans la lutte des classes pour éviter la dérive d'une sexualité marchande. Mais l'émancipation sociale doit également s'appuyer sur les désirs et les plaisirs pour permettre de changer la vie.
Sources :
Lilith Jaywalker, Recto-verso. Deux nouvelles, Sao Maï, 2014
Revue Amer n° 6, publiée par Les âmes d’Atala
Jouissance émeutière et révolte érotique
Les femmes et la littérature érotique
Une histoire sensuelle des socialismes
Aliénation marchande et libération sexuelle
Contrôle des corps et misère sexuelle
Richard Wagner, la révolution au service de l'art
Hors les clous, balades de Lilith Jaywalker
Site Les âmes d’Atala
Les amis de Potlach, A bas le prolétariat, vive le communisme !
Rubrique "Mouvance autonome" sur le site Infokiosques
Site des éditions Blast & Meor
Rubrique Autonomie(s) en mouvement, journaux mis en ligne sur le site Fragments d'Histoire de la gauche radicale