Le polar américain et la ville
Publié le 2 Mai 2024
Le roman noir repose sur la figure du détective privé. Mais ce personnage s’inscrit dans un décor urbain nocturne avec ses bas-fonds, ses hôtels miteux et ses ruelles sordides. La ville apparaît toujours sourde, sombre et crépusculaire. Cette cité de violences, d’ombres et de fureurs traverse le roman policier et lui imprime sa marque.
Néanmoins, ce genre littéraire reste traversé par des différences. Dans le roman policier classique, la ville reste un simple décor qui sert de cadre autour d’un récit centré sur une énigme sur l’identité du tueur. Le lieu semble secondaire. En revanche, le roman noir accorde une importance centrale à la ville. Ce genre littéraire n’insiste plus sur l’identité du tueur, mais préfère se pencher sur les causes du crime.
Au contraire, le roman policier classique se veut plus rassurant. Il repose sur un meurtre presque rituel et se termine par la restauration de l’ordre. En revanche, dans le roman noir, le désordre est admis d’emblée. Ce courant se penche sur le monde concret avec l’univers complexe et contradictoire de la ville dans les sociétés industrielles. Jean-Noël Blanc
Ambiance urbaine
Le polar reste un genre méprisé. Son style sec et épuré, son emprunt à l’argot des bas-fonds, son rythme brutal permettent de restituer l’ambiance de la ville. Mais les auteurs de polars sont alors peu considérés comme des grands stylistes à la langue sophistiquée. Surtout, le polar semble formaté pour plaire au grand public. Les scènes d’action et de violence imposent un rythme dynamique. Les codes du polar semblent également reprendre les même stéréotypes : le détective solitaire, la femme fatale, le flic borné et brutal, le politicien véreux. Les lieux de l’action semblent également codifiés : le bar louche, les ruelles nocturnes, la gare, les terrains vagues. Mais ces codes d’écriture définissent une manière de parler de la ville et construisent un discours urbain spécifique.
Le polar est réputé comme un genre réaliste qui évoque la face sombre des sociétés humaines. Il évoque les arrangements entre politiciens et truands ou entre le monde des affaires et celui du crime. Il met en scène la brutalité des contrastes sociaux et la violence des affrontements. Les descriptions sordides et les décors miteux tranchent avec la littérature mondaine. Mais le polar procède également d’une écriture poétique. William M. Burnett retrace le parcours d’un malfrat devenu parrain de la pègre de Chicago dans Le Petit César. Mais l’écrivain exprime surtout un attachement affectif à cette ville. Dans Good-bye, Chicago, un avocat de la Mafia évoque la ville de manière nostalgique et lyrique.
La ville peut également ne pas apparaître directement, avec peu de descriptions. Mais elle sert de cadre imaginaire pour le polar. La ville devient un décor traversé par la violence des rapports de force et des inégalités sociales. « La conscience de la force ou le sentiment des injustices, la crainte de l’isolement ou l’exaspération de la promiscuité, la mélancolie des rues aveugles ou la violence des rapports de force, tout se passe en ville tout passe par la ville », observe Jean-Noël Blanc. La ville du polar concentre la peur, la solitude, le danger, la misère, la réussite ou les bas-fonds. Le cadre urbain reflète également une ambiance et anime des sentiments mélancoliques. « La ville du polar devient ainsi une ville elle-même dramatique. Lugubre, sordide, déserte et désolée, elle est la ville du malheur et de la solitude », indique Jean-Noël Blanc.
Les personnages des polars n’occupent pas une position sociale clairement repérable. Les malfrats enrichis, les affairistes magouilleurs et les flics ont un statut social clairement identifié. Néanmoins, les détectives privés sont souvent dans des situations de précarité et doivent vivoter d’affaires minables. Ils naviguent dans un monde interlope où rien n’est repérable et rien n’est fixe. Mais le polar est également traversé par des égarés et des marginaux. Il repose sur la ville des bas-fonds et des désordres. La ville du polar demeure inquiétante. Elle met en scène ce qui alarme l’ordre établi et les normes sociales.
Critique du capitalisme
Le polar s’apparente à une enquête pour comprendre l’assassinat de la ville. Les fondateurs du genre insistent sur les luttes pour le pouvoir. « Ce sont des luttes secrètes, acharnées, souteraines où le beau monde se mêle à la racaille dans des alliances honteuses », décrit Jean-Noël Blanc. La vérité apparaît trop dérangeante, trop critique, voire révolutionnaire. Elle remet en cause l’ordre social. « En effet, à force de trouver la ville révoltante, le polar en viendra à justifier la révolte contre l’ordre urbain, qui n’est autre que l’ordre établi. Ou plutôt l’ordre des hommes établis », analyse Jean-Noël Blanc. Le polar propose une critique implacable de la société américaine.
Dashiell Hammett incarne cette démarche avec Moisson rouge (1929). Un grand patron possède la plupart des compagnies minières de la région, la première banque et des journaux. Il contrôle également les politiciens locaux. Il fait venir des tueurs pour briser les grèves dans les mines. Cependant, les hommes de main restent dans la ville après avoir écrasé la contestation. Des luttes pour le contrôle de la cité opposent patrons, trafiquants, flics corrompus, bourgeois et truands. Les polars classiques attaquent les pouvoirs politiques, sociaux, institutionnels les plus établis. De nombreux auteurs s’inscrivent dans ce sillage.
Le polar cherche ainsi le secret de la ville du côté des enjeux de pouvoir. Différents types de pouvoir et de fractions s’opposent dans des luttes ouvertes, larvées ou intestines. La vérité urbaine réside dans ces combinaisons, ces combines, ces violences et ces manipulations auxquelles se livrent les puissants pour la domination de la cité. Le détective privé vise à démasquer les liens tissés entre le pouvoir politique, le patronat et la pègre. Ce détective vise à voir la ville réelle sous la ville apparente.
Le roman policier européen, incarné par Agatha Christie, se situe dans les salons feutrés de la bourgeoisie. L’enquêteur vise à restaurer l’ordre établi troublé par un crime. Dans le polar américain, la vérité ne réside pas dans les salons, mais dans la rue avec ses bandits armés, durs et sournois. Surtout, ce sont leurs patrons qui sont au pouvoir.Le polar évolue avec la société américaine. Dans les années 1930 et 1940, des villes comme Chicago se construisent dans la corruption et la criminalité.
Cependant, à partir des années 1950, le pouvoir central s’affirme et les pouvoirs locaux s'érodent. La politique et l’économie ne reposent plus sur le clientélisme et la corruption. Les entreprises et les institutions deviennent stables et rationalisées. Même le sommet du crime et les grandes familles mafieuses s’organisent comme une entreprise. Néanmoins, si la ville est devenue plus riche et plus belle, elle n’est pas moins pourrie. Les luttes de pouvoir demeurent particulièrement féroces.
Posture désabusée
Le polar propose une critique, mais sans nécessairement remettre en cause le capitalisme. Le roman noir méconnaît les classes sociales. Certes, il reconnaît les divisions sociales, mais qui reposent uniquement sur des différences de niveau de vie. Pourtant, la classe correspond avant tout à une situation dans le monde économique. Les auteurs de polar n'opposent pas les détenteurs du capital et du pouvoir économique aux prolétaires. Les conflits de classe qui secouent les entreprises ne sont jamais évoqués. Même le polar supposé militant ignore la grande bourgeoisie, le prolétariat et le monde du travail. La bourgeoisie est noyée dans un amalgame social qui comprend des industriels, des commerçants, des professions libérales, des commissaires et des cadres supérieurs.
Le roman Fatale de Jean-Pierre Manchette met sur le même pied les grands industriels que les commerçants et les notaires. La grande bourgeoisie est mélangée à la petite bourgeoisie dans une description sans la finesse d’une analyse de classe. Même si certains auteurs évoquent les patrons et les méthodes d’exploitation dans l’entreprise. Dashiell Hammett ou Kenneth Millar évoquent des grèves et des luttes sociales violentes. Cependant, cette vision du monde ne remet pas en cause les rapports sociaux. Face à la bourgeoisie, la classe ouvrière semble passive ou écrasée. Dans le polar, les prolétaires ne participent jamais à l’action.
Le monde ouvrier semble absent. Le polar préfère explorer les marges des bas-fonds plutôt que les quartiers ouvriers. Surtout, le monde de l’entreprise reste rarement évoqué. Sinon comme un simple décor, plutôt que comme un lieu de production. « Pas de quartiers ouvriers, pas d’usines, pas de lieu de travail et pas d’opposition réelle entre classes sociales dans la ville », observe Jean-Noël Blanc.
Ensuite, l’action collective et les organisations ouvrières semblent absentes. Chez Dashiell Hammett, les syndicalistes restent des personnages louches. La corruption des syndicats et leurs liens avec la criminalité sont souvent explorés. Mais le syndicalisme de lutte et la violence de classe sont ignorés. Le polar ne s’intéresse pas à l’action collective. Le roman policier reste attaché au mythe du héros solitaire et de l’individu qui se dresse seul face au système.
Héros solitaire
Le personnage principal demeure un détective sans attaches. Le polar entend interpréter la ville comme espace de rapports de force entre pouvoirs. Mais la révélation de ces rapports sociaux repose sur un individu détaché de toute condition sociale. Ce sont pourtant les classes sociales qui structurent les rapports sociaux. Cette contradiction traverse le polar. « Mais s’il doit conduire l’action au nom d’un individu situé hors du monde social, alors il ne peut plus y avoir de classes sociales : le polar est amené à ignorer la bourgeoisie d’affaires et la classes ouvrière, les usines et les organisations syndicales, et même la structuration de la ville par des rapports de classe », analyse Jean-Noël Blanc.
Le polar prétend traiter des rapports de pouvoir dans la ville, mais se contente de la croisade solitaire d’un baladin au grand cœur. Le polar n’est pas uniquement un produit des mutations urbaines des années 1920. Il s’inscrit dans la mouvance de la pop culture initiée par les magazines pulps. Cette littérature populaire repose sur des héros et des cow-boys solitaires qui luttent contre des monstres ou des bandits. Le polar ne fait qu’épouser ces codes du héros dur et désabusé. Cette tradition s’inscrit également dans le mythe du chevalier sans peur et sans reproche.
Néanmoins, le détective privé doit avoir quelques défauts. Il aime l’alcool et les femmes. Surtout, il est cynique et désabusé. La contradiction du polar entre le réalisme social et la figure du héros est résolue par la défaite du personnage principal qui devient un perdant magnifique. L’échec final n’apparaît pas comme une morale mais comme le thème de la ville qui l’emporte sur celui du héros pur. Le privé apparaît comme un idéaliste qui lutte avant tout pour l’honneur.
Le polar conserve une posture morale, voire moraliste. Ce n’est pas le pouvoir et l’ordre social qui est remis en cause, mais uniquement ses vices et sa corruption. « Le but de l’action du privé n’est pas de changer le système social, mais de lutter contre la saleté morale. Non pas de remplacer un ordre social par un autre, mais de permettre aux gens de vivre dans une certaine pureté éthique », souligne Jean-Noël Blanc. Le polar repose sur l’indignation face à une classe dirigeante qui ne respecte pas la légalité. La loi apparaît alors comme une vérité absolue, en apesanteur des divisions sociales réelles et suspendue dans le ciel pur des idées.
La morale du polar s’observe également dans l’idéal de fuite de la ville. Les personnages veulent retourner dans la région rurale de leur enfance et retrouver leur cocon familial. Dans de nombreux polars, la famille devient une valeur refuge. Le personnage peut même épouser une ancienne prostituée revenue dans le droit chemin. Ce type de chute ne vise pas à élaborer une romance. Mais ce modèle vise à restaurer les valeurs traditionnelles de la famille face à la ville corrompue. L’institution sociale traditionnelle du mariage est alors restaurée. Le polar américain reste le reflet d’une société puritaine.
Polar et critique sociale
Jean-Noël Blanc propose un livre de référence pour analyser le polar américain. Ce genre littéraire exerce une influence majeure dans la littérature populaire, le cinéma et les séries télévisées. Le polar américain s’appuie sur des codes et un univers urbain qui construit un imaginaire populaire. Jean-Noël Blanc insiste sur le pessimisme du polar qui permet d’égratigner l’ordre social. Cet univers montre les liens entre les capitalistes, les politiciens, les flics et les criminels. La ville semble dominée par des classes dirigeantes corrompues. Le modèle libéral est sérieusement attaqué et apparaît avant tout comme une lutte pour le pouvoir au détriment des classes populaires.
Mais Jean-Noël Blanc pointe également les limites du genre. Les critiques adressées au polar peuvent d’ailleurs s’étendre à l’ensemble de la pop culture. Le mythe du héros solidaire tranche avec la perspective d’une action collective. Le pessimisme profond du polar remet en cause l’ordre social, mais n’autorise aucune alternative. Aucune perspective de transformation sociale ne se dessine. Le monde est pourri, mais ne peut pas changer. L’histoire des luttes sociales et même de la lutte des classes en Amérique démontre que cette vision pessimiste demeure conservatrice et mène à une impasse. Les prolétaires ne sont pas condamnés à subir leur sort mais peuvent aussi lutter et se révolter.
Jean-Noël Blanc pointe l’autre grande limite du polar et de la pop culture. Il n’y a a pas de lutte, mais même pas de classe. Le monde du travail reste absent de cet univers. Les bas-fonds servent de décor. Mais les rapports sociaux de production sont absents. Les intérêts divergents des exploiteurs et des exploités ne sont pas soulignés. Le néo-polar à la française se permet même de fustiger un prolétariat qui se réduit à collaborer à sa propre misère. Il manque au polar une fine analyse de classe qui ne se contente pas de diviser la société entre les riches et les pauvres, entre les puissants et les marginaux.
Jean-Noël Blanc attaque également les tendances réactionnaires du polar. La description de la violence urbaine peut déboucher vers le repli vers la famille ou vers des communautés alternatives dans un cocon rural. Le polar peut même épouser le discours de l’extrême-droite. La violence urbaine permet alors de justifier un discours raciste et sécuritaire. Plutôt que de se pencher sur les causes de la violence, le polar se contente alors de la déplorer.
Les analyses de Jean-Noël Blanc ont l’avantage et l’inconvénient d’apparaître globalisantes et généralistes. Il est possible de trouver des polars clairement ancrés dans la lutte des classes, entre autres chez Dennis Lehane ou Valerio Evangelisti. Mais ces analyses globales permettent également de comprendre tout un pan de la pop culture irriguée par le roman noir. Même des super-héros, comme Batman ou Dardeville, ou encore le cyberpunk reprennent les codes du polar analysés par Jean-Noël Blanc. Les héros solitaires continuent d'effacer la force des luttes collectives.
Source : Jean-Noël Blanc, Polarville. Images de la ville dans le roman policier, Presses universitaires de Lyon, 2023
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Dominique Manotti, Le roman noir : crise politique et histoire sociale, diffusé sur le site du NPA le 16 juillet 2018
Vidéo : François Guérif - Polar et politique, diffusé par les Éditions Rivages le 13 juillet 2023
Radio : Front criminel, une histoire du polar américain : rencontre avec Benoît Tadié, diffusée sur France Culture le 13 janvier 2018
Radio : Une histoire politique du polar américain, diffusée sur France Inter le 5 mars 2018
Mazières Claudie, Compte-rendu publié dans la revue Littératures en 1992
Florian Masut, Compte-rendu publié sur le site Encre noire en juin 2023
Sylvain Bourmeau, « Dans le polar américain, l’ordre ne se rétablit pas », publié dans le journal Libération le 22 novembre 2013
Le polar, entre critique sociale et désenchantement, revue Mouvements no15-16 publiée en 2001