Cyberpunk et sociétés marchandes
Publié le 10 Février 2022
La science-fiction des années 1980 reste marquée par le cyberpunk. Un imaginaire nouveau s’ouvre, notamment autour des potentialités de l’informatique. Mais les avancées technologiques provoquent également des anxiétés multiples. Cette science-fiction pessimiste décrit de manière troublante des évolutions et des tendances qui deviennent toujours plus visibles. Emprise de la technologie, évasion dans des mondes virtuels, domination économique des multinationales, précarisation sociale, fragmentation culturelle et nouvelles tribales sont devenus des évidences. Le cyberpunk décrit désormais un paysage familier.
Le cyberpunk s’ancre dans un futur proche. Le cyber renvoie à la technologie et à l’informatique. Le terme punk évoque la décrépitude sociale et le règne de néo-féodalités. La haute-technicité se mêle à la vie des bas-fonds. Les ambiances souvent sombres évoquent le « roman noir », qui décrit également des réalités sociales profondes. Le cyberpunk renvoie à la dystopie avec une dégradation des conditions d’existence.
Le roman de William Gibson, Neuromancien, est publié en 1984. Il marque les débuts du cyberpunk. Dans ce texte touffu se mêlent réel et virtuel. Un pirate informatique se plonge dans le « cyberespace ». La littérature cyberpunk se développe pendant les années 1980. Cette période reste marquée par de nombreux changements sur le plan technologique, économique ou politique. L’esthétique cyberpunk comprend des machines, des flux de données, des virtualisations de l’environnement, des hybridations avec des corps post-humains, des gargouillements urbains. Yannick Rumpala explore cet univers foisonnant dans le livre Cyberpunk’s Not Dead.
Nouvelles technologies
Le cyberpunk émerge avec le développement de l’informatique. Son univers comprend une diversité d’appareils et de machines : électrodes, puces crâniennes, branchements corporels, prothèses cybernétiques. La technique étend son emprise sur tous les aspects de la vie. « Le cyberpunk est à l’image d’une société où la technique est devenue un phénomène total, le cadre obligé des activités et interactions quotidiennes », indique Yannick Rumpala.
Le cyberpunk apparaît plus réaliste que la science-fiction traditionnelle. Il délaisse les expéditions inter-galactiques pour explorer les potentialités technologiques émergentes. Le cyberpunk développe la figure du cyborg, avec l’intégration de technologies comme éléments corporels. Les yeux bioniques permettent un élargissement des capacités de vision. Des bras mécaniques peuvent augmenter la force individuelle.
Le cyberpunk montre l’extension du domaine de la numérisation. Des données sont transportées dans des implants cérébraux. Le moindre mouvement semble traçable dans des sociétés soumises aux économies de l’information. Les ordinateurs semblent prendre le contrôle des systèmes humains. Plus rien n’échappe à la surveillance des machines. « Le cyberpunk inclinait à pressentir que le numérique serait davantage qu’un substrat technique et impliquerait toute une logique culturelle dans laquelle la dimension de contrôle deviendrait prévalente », souligne Yannick Rumpala.
Le cyberpunk semble imposer une vision pessimiste avec l’emprise des technologies sur nos existences. Mais les machines peuvent aussi être réappropriées, transformées, adaptées. Le cyberpunk laisse entrevoir un art du détournement. L'absence de contrôle régalien laisse un espace ouvert à l’expérimentation. Ce qui peut rejoindre l’esprit du mouvement punk avec son auto-organisation du Do It Yourself (DIY).
Les intelligences artificielles (IA) peuvent également devenir autonomes des humains et développer leurs propres aspirations. Les entreprises multinationales peuvent également prendre le contrôle de ces IA. Le cyberpunk montre un nouveau stade du capitalisme. « C’est toute la pertinence et toute la force des premières œuvres du courant cyberpunk : avoir montré que les intelligences artificielles, ou les technologies qui s’en rapprochent, risquent d’arriver à un stade particulier du système capitaliste », observe Yannick Rumpala. Les méga-firmes développent les intelligences artificielles dans leur propre intérêt, souvent très éloigné d’une amélioration du bien-être collectif.
Mutations du capitalisme
Le cyberpunk peut permettre de comprendre les évolutions du capitalisme. Il montre un monde dans lequel les grandes firmes sont devenues des institutions hégémoniques. Les pratiques des classes possédantes deviennent davantage exacerbées. La dissolution des cadres de régulation fait sauter les verrous moraux. Dans le monde cyberpunk, les conglomérats apparaissent comme de véritables puissances politiques qui peuvent ne plus se soucier de moralité ou de légalité. Des clones interchangeables et sans âme remplissent les basses besognes.
La publicité et les marques inscrites dans le décor illustrent la puissance des firmes économiques. Le monde cyberpunk se conforme aux évolutions du capitalisme néolibéral des années 1980. La puissance étatique semble affaiblie. Les classes possédantes peuvent vivre sur d’autres planètes. Les bas-fonds urbains tentent de se débrouiller dans des conditions dégradées. Ce qui favorise divers trafics. Les firmes peuvent s’affronter à travers des mercenaires interposés.
« Ces récits donnent une vision d’un monde futur dans lequel il n’y a plus d’équilibre entre les forces sociales. Ces nouvelles puissances économiques imposent leurs règles et construisent un ordre à leur mesure et à leur profit. Elles n’ont plus de contre-pouvoirs face à elles », décrit Yannick Rumpala. Les puissances économiques semblent s’imposer. Les résistances ne survivent que dans les interstices. La confrontation passe par le piratage informatique, le cambriolage, l’exfiltration ou le trafic. Cet univers décrit un capitalisme féodal avec des formes de hiérarchies et des structures de pouvoir qui semblent revenir à une période antérieure.
Le cyberpunk s’inscrit dans un décor urbain modifié par la technologie. Mike Davis, dans son livre Au-delà de Blade Runner, puise dans la science-fiction pour décrire l’évolution des métropoles. « Les visions du cyberpunk montraient les réagencements qui viennent avec la densification technique des conditions d’existence individuelles et collectives. Les espaces urbains y apparaissent soumis à une artificialité croissante », souligne Yannick Rumpala.
Le cyberpunk montre des sociétés atomisées avec des relations imprégnées par le pur intérêt personnel. La violence devient un risque quotidien. Même si les récits peuvent parfois laisser entrevoir des possibilités d’adaptation et de résistance. L’espace urbain devient cyborg et intègre de nombreuses technologies. Un environnement d’appareillages et de machines semble faire corps avec les villes. Mais cet urbanisme saturé d'artefacts produit de nouvelles contraintes et une dépendance des individus au système technique.
La ville concentre les tensions liées à l’exacerbation des logiques capitalistes. Ce qui débouche vers une fragmentation sociale accrue. Ensuite, les conditions de vie sont poussées vers une artificialisation croissante. Le capitalisme semble tout absorber. Les marques et sollicitations commerciales se fondent dans l’espace urbain. La ville semble animée en permanence. Ce phénomène actuel est décrit par Jonathan Crary qui montre que le capitalisme s’impose sur le temps de sommeil. Le cyberpunk décrit une fragmentation sociale avec des bas-fonds qui vivent dans la marginalité et l’illégalité. Même si des squats peuvent devenir des espaces de liberté, de créativité voire de résistance.
Décomposition sociale
Le cyberpunk montre un monde futur avec une augmentation des inégalités malgré une augmentation des richesses. Ce qui correspond à l’évolution du capitalisme. La misère et la lutte pour la survie deviennent un enjeu majeur. Les personnages sont souvent des solitaires et des marginaux, pirates informatiques ou mercenaires. « En guise de "héros", il s’agit donc de personnages placés au bas de l’échelle sociale, mais dotés de qualités leur permettant d’affronter certaines situations qu’ils subissent », décrit Yannick Rumpala. Ce sont parfois des cyborgs dont les capacités originales ont été augmentées. Ces anti-héros se tiennent à l’écart des normes sociales ou morales.
Contrairement à la science-fiction traditionnelle, le progrès technologique ne s’accompagne pas du progrès social. « Bien au contraire, il a ouvert la voie à des inégalités accrues, à des formes de domination et de surveillance plus pesantes », souligne Yannick Rumpala. C’est la loi du plus fort ou du plus habile qui prédomine. Une grande partie de la population semble devenue inutile pour le système dominant. La classe moyenne semble avoir disparu. Il ne reste qu’une classe supérieure et une immense majorité qui vit dans la misère. « La société cyberpunk est celle d’une généralisation de l’insécurité sociale, où chacun n’a plus qu’à compter que sur soi-même pour affronter les aléas de l’existence », indique Yannick Rumpala. Aucun mouvement politique ne s’oppose à l’ordre existant. Même si quelques contre-cultures subsistent.
Dans les romans de William Gibson, le Yakuza regroupe l’ensemble des organisations criminelles. Même le banditisme prend la forme d’une multinationale mondialisée. Le Yakuza apparaît d’ailleurs comme la seule organisation capable de rivaliser avec les firmes économiques. Les élites criminelles et l’aristocratie économique adoptent les mêmes pratiques. L’espionnage économique et le piratage informatique attaquent les multinationales. La criminalité peut même apparaître comme une forme de résistance face aux puissantes firmes.
Le cyberespace apparaît comme une création du cyberpunk, notamment à travers les romans de William Gibson. Le cyberespace désigne un système informatique qui propose des flux de données, mais aussi une nouvelle expérience en dehors du monde physique. Le terme de « réalité virtuelle » semble aujourd’hui davantage banalisé. Les jeux d’arcade des années 1980, davantage que les balbutiements d’Internet, préfigurent ce cyberespace.
L’esprit semble se détacher du monde matériel et être ailleurs. « Ce bain d’informations et de sensations paraît exercer une emprise hypnotique. Il représente un refuge, d’autant plus tentant du fait de la dureté du monde extérieur », précise Yannick Rumpala. Le cyberespace permet de s’évader de la grisaille du quotidien. Mais la vie réellement vécue semble alors devenir secondaire. Le cyberespace s’apparente à la drogue, avec le trip intérieur mais aussi l’addiction.
Le cyberespace s’apparente au capitalisme avec sa valorisation marchande de nouveaux espaces. Internet, les réseaux sociaux et la réalité virtuelle sont désormais commercialisés. « Ce qui ressemble au cyberespace aujourd’hui a en fait largement approfondi et étendu la société de consommation en ouvrant un nouvel espace aux sollicitations marchandes », observe Yannick Rumpala. Des entreprises sont prêtes à manipuler pulsions et frustrations jusqu’à provoquer de l’addiction à leurs produits et applications.
Vision pessimiste du futur
Le livre de Yannick Rumpala permet de découvrir l’univers du cyberpunk qui irrigue la littérature de science-fiction, mais aussi le cinéma, les séries, la bande dessinée ou les jeux vidéos. Ce genre semble loin de se réduire à un simple divertissement. Mieux, la science-fiction semble aussi pertinente que les sciences sociales pour comprendre les évolutions de la société moderne. L’univers cyberpunk semble permettre une anticipation sociologique.
Mais ce genre semble loin des utopies sociales et des fables écologiques proposées par d’autres courants de la science-fiction. Le cyberpunk propose une vision sombre et désenchantée du futur. L’emprise technologique se traduit par la surveillance et l’artificialisation de la vie. Ces dystopies ultra-capitalistes montrent les conséquences des inégalités et l’atomisation de la société. Le cyberpunk permet d’accentuer les tendances de la civilisation marchande pour insister sur ses dérives. Le constat sombre et implacable peut aussi permettre la lucidité.
En revanche, le pessimisme assommant laisse peu de marge pour la résistance et la révolte. Peu de perspectives émancipatrices se dessinent. Mais le cyberpunk postule une atomisation sociale qui ne permet plus de tisser la moindre solidarité. Les seules organisations existantes sont soit capitalistes, soit criminelles. Le plus souvent, les deux à la fois. En revanche, l’effondrement de l’Etat central et de la police permet à des formes tribales de survivre dans les marges et les bas-fonds des métropoles. Malgré la surveillance généralisée perdurent des espaces de liberté.
Les lieux abandonnés et les squats permettent de recréer d’autres formes d’organisation. La création d’espaces alternatifs reste le mode de résistance le plus fréquent dans l’univers cyberpunk. Ce qui contribue à influencer l’anarchisme postmoderne. L’écrivain Hakim Bey théorise les zones d’autonomie temporaires (TAZ). Ce sont des espaces qui échappent au contrôle et à la surveillance pour développer des pratiques de créativité et d’auto-organisation. L’écrivain français Alain Damasio ne cesse également d’évoquer les interstices et les micro-résistances pour s’opposer à un monde régi par la pesanteur de normes sociales dans une société de contrôle écrasante.
Le cyberpunk baigne dans la contre-culture. C’est un univers qui inspire les marges et les alternatives. Le terme même s’inspire du punk, puissant mouvement de contre-culture. Le cyberpunk émerge également dans les marges de la science-fiction, avant de devenir un véritable phénomène de mode. Cet univers valorise le bricolage, la débrouille et une créativité sauvage. Loin de la recherche d’une esthétique léchée, le cyberpunk puise dans les marges du monde marchand.
En revanche, le cyberpunk abandonne la perspective d’une révolte collective. Il valorise au contraire les marges et les dissidences individuelles. C’est la figure du hacker ou du mercenaire qui semble exprimer la résistance. Cet imaginaire reflète une époque de dissolution des solidarités dans un individualisme néolibéral. Aucune résistance structurée n’émerge. Les personnages sont souvent des anti-héros désabusés qui ne portent aucun idéal.
Néanmoins, Yannick Rumpala insiste sur une forme d’émancipation par repoussoir. Refuser de voir la société atteindre le niveau de déliquescence et d’effondrement décrit dans l’univers cyberpunk peut pousser à la révolte. Cet imaginaire apparaît avant tout comme une critique de l’ordre existant. Ce sont des dystopies qui soulignent les dérives d’une société capitaliste et autoritaire pour jouer ainsi le rôle d’alerte. Même si les univers sombres et pessimistes peuvent aussi renforcer une époque de résignation et de désenchantement.
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Vidéo : Les mondes du cyberpunk : ultra-capitalisme ou anti-capitalisme ? - Nice Fictions 2019
Radio : émissions avec Yannick Rumpala diffusées sur France Culture
Radio : Université Éphémère des Utopiales - Cyberpunk, diffusée en 2021
Radio : Cyberpunk’s not dead #1 – Une brève histoire du cyberpunk, émission diffusée sur le site du magazine Usbek & Rica le 28 novembre 2020
Radio : Stéphane Manet, #03 – Le futur, émission Cause commune diffusée le 10 novembre 2021
Yannick Rumpala, Quand le cyberpunk était un laboratoire du technocapitalisme…, publié sur le site Diacritik le 7 décembre 2020
Béatrice Durand, Prendre la science-fiction au sérieux : le monde de Yannick Rumpala, publié sur le site A vivre le 12 mars 2019
Olivier Lascar, Le cyberpunk, c’est maintenant, publié sur le site Sciences et Avenir le 18 septembre 2021
Hugues, Une vigoureuse étude du mouvement littéraire cyberpunk des années 1980-1990, et une salutaire appréciation de son contenu politique toujours pertinent, publié sur le blog Charybde 27
Nathalie Z., Cyberpunk's not dead. Et le Belial va vous le prouver !, publié sur le site Scifi-Universe le 10 août 2021
Faustine, Compte-rendu publié sur le site Un dernier livre le 13 octobre 2021
Thomas Michaud, Compte-rendu publié sur le site Lectures le 21 septembre 2021
Yannick Rumpala, Ce que la science-fiction doit aux écrivaines, publié sur le site de la revue Usbek & Rica le 30 avril 2018
Rubrique Cyberpunk sur Le blog de Yannick Rumpala
Articles de Yannick Rumpala publiés sur le site Cairn