Posthumains et détectives dans les séries
Publié le 13 Janvier 2022
De nombreuses séries de science-fiction proposent un regard critique sur la société. Dans cette production foisonnante, il est possible de se pencher sur deux figures majeures. Les posthumains représentent des corps qui sont modifiés par la technologie. Ce qui transforme l’identité de l’individu et son environnement. Ensuite, la figure du détective semble plus classique. Sherlock Holmes ou Hercule Poirot en sont des incarnations célèbres. Le détective déchiffre avant d’interpréter. Il permet de donner du sens et de retrouver une signification. Un processus logique doit lui permettre d’identifier un coupable.
Les découvertes biotechnologiques et la révolution numérique questionnent la fin du monde et la survie de l’humanité. Les imaginaires de science-fiction sont désormais peuplés de cyborgs, de robots mais aussi d’univers virtuels avec les écrans, les interfaces, les réseaux et les intelligences artificielles. Ces imaginaires du futur sont souvent cataclysmiques, surtout lorsqu’ils critiquent la technologie. Le réseau peut également permettre la surveillance et le contrôle des individus. Hélène Machinal explore cet univers dans son livre Posthumains en série.
Détectives de science-fiction
La série Sherlock propose une adaptation moderne des récits de Conan Doyle. Les réseaux numériques et les nouvelles technologies deviennent le symbole de la société moderne. « Dans la série BBC, Moffat et Gatiss ont avant tout privilégié la révolution de l’informatique et le numérique, en particulier le développement de nouveaux réseaux d’information », observe Hélène Machinal. La mémoire, les calculs et les recherches nécessaires à l’enquête passent désormais par l’informatique, davantage que par le cerveau humain. Cette nouvelle culture de l’écran est mise en image dans la série.
Les détectives du futur ne s’opposent plus à des savants fous isolés, mais à de véritables systèmes de domination. « Ce n’est plus un personnage incarnant l’hubris et le désir de toute puissance qui est dénoncé, mais une science contrôlée et financée par des intérêts politiques et économiques », souligne Hélène Machinal. Dans Fring, Walter Bishop a mené des expériences peu éthiques sur le vivant alors qu’il travaillait pour le gouvernement américain.
Au contraire, la figure du hacker s’oppose à l’ordre établi. Dans Dark Angel, Logan Cale est un journaliste qui refuse de servir le pouvoir en place. « Il se présente comme le dernier bastion de la liberté de parole et dénonce régulièrement les manipulations et autres magouilles du pouvoir politique en place », décrit Hélène Machinal. La figure du hacker qui pirate les réseaux des services secrets et du gouvernement devient récurrente dans les séries.
L’acte de piratage apparaît comme un impératif qui vise le bien de l’humanité. « L’implicite de ces séries est dès lors que les nouvelles technologies mises au service de l’état mènent à des situations de monopole et de contrôle des individus ou du collectif démocratiquement discutables », analyse Hélène Machinal. Le hacker s’apparente à la figure du justicier rebelle qui s’oppose à l’autorité en place. La filiation avec les pirates reste ouvertement revendiquée.
Les détectives du futur peuvent s’inscrire dans un contexte post-apocalyptique. Le terrorisme ou le dérèglement climatique alimentent la peur de la catastrophe. « Souvent la catastrophe y apparaît comme une rupture de l’ordre ordinaire sous l’effet d’une menace violente et à grande échelle sur la vie humaine. C’est dire que la catastrophe est le contraire de la révolution : c’est non pas une émergence politique, mais plutôt la défaite ou l’effondrement de l’ordre », observe Jean-Paul Engélibert.
Posthumains et androïdes
Les androïdes permettent d’évoquer la question du devenir humain et de l’artificiel. Ensuite, les posthumains peuvent subir des discriminations de genre, de race et de classe mises en exergue par les Cultural Studies. « Il n’est peut-être pas si étonnant de constater que l'andropoïde devient souvent l’incarnation d’un sujet qui résiste et s’engage dans un combat pour l’émancipation », souligne Hélène Machinal. Depuis Blade Runner de Ridley Scott, de nombreuses fictions présentent des êtres artificiels comme des opprimés en quête d’émancipation. Dans Dark Matter, des androïdes organisent un Front de libération. Dans Westworld, des robots font l’expérience de la douleur et du manque de respect. Les androïdes dotés de capacités de réactions émotionnelles organisent la rébellion.
Beaucoup de séries avec des androïdes se contentent d’une critique manichéenne de la technologie. Almost human présente une approche plus nuancée. Un policier humain doit collaborer avec un androïde. Mais l’homme est doté d’une jambe bionique. Tandis que le robot adopte une apparence humaine et commence à ressentir des émotions. La confrontation entre l’homme et le robot prend souvent une tonalité humoristique. L’intelligence artificielle et la réflexion humaine apparaissent complémentaires pour résoudre les enquêtes. Ce qui permet de remettre en cause l'opposition binaire corps / esprit qui prédomine depuis Descartes.
L’univers cyberpunk reste incontournable pour aborder la question du posthumanisme et des androïdes. Altered Carbon reprend l’esthétique de Blade Runner, avec son urbanisme sombre et futuriste. Le corps est réduit à une enveloppe interchangeable. L’esprit devient la seule entité digne d’être préservée. Les livres de Philip K.Dick et William Gibson, illustrés par les films Total Recall et Matrix, permettent de penser des sujets détachés de leurs corps et dont l’existence passe uniquement par l’esprit. Les espaces dématérialisés et la réalité virtuelle peuvent alors abriter cet esprit dénué de corps. La possibilité de sauvegarder l’esprit indépendamment du corps pose également la question de l’immortalité et de la finitude de l’être humain.
Réel et virtuel
Les séries à narration complexe se multiplient. La confusion entre la réalité et la fiction semble difficile à porter à l’écran sans perdre le public. Pourtant, The Handmaid’s Tale, Westworld ou Mr.Robot apparaissent comme des séries exigeantes qui parviennent à captiver un large public. Ces séries proposent également une esthétique particulièrement soignée qui tend vers le cinéma. Ce qui contribue à bouleverser les hiérarchies culturelles traditionnelles. « Cinéphilie et sériephilie sont parfois opposées, et ce phénomène rappelle les hiérarchisations qui affectent la fiction générale, mais se retrouvent aussi dans les distinctions entre culture populaire et culture savante », observe Hélène Machinal.
Les séries permettent de questionner les évolutions des sociétés et des technologies. Les innovations issues du numérique et de la culture de l’écran ouvrent de nouveaux possibles. Ensuite, les modifications biotechnologiques liées à une augmentation de l’humain nourrissent les imaginaires. « En fiction sérielle, nous retrouvons donc les deux grands domaines d’application de ces possibles, avec un imaginaire de la science qui est double : culture du vivant, biopouvoir et biotechnologies forment un premier versant tandis que contrôle, surveillance et menace panoptique constituent le second », souligne Hélène Machinal. L’IA (Intelligence artificielle) et le transhumanisme alimentent les fantasmes et les craintes.
Les séries à narration complexe cultivent une métaréflexivité qui joue sur les interactions entre fiction et réalité. Dans Westworld, les robots découvrent qu’ils ne sont que les rouages d’un monde créé de toute pièce. Des fictions et des réalités alternatives sont construites dans Altered Carbon ou Dark Matter. Ce qui crée le phénomène de la fiction dans la fiction. Surtout lorsque les personnages prennent eux-mêmes conscience qu’ils sont dans une fiction. Dans Westworld, la résurgence de souvenirs permet de faire émerger des subjectivités individuelles qui vont s’inscrire dans une dynamique collective d’émancipation.
Réflexions sur les sociétés futures
Le livre d’Hélène Machinal montre que la science-fiction et les séries permettent de réfléchir au futur des sociétés marchandes. Ce regard sur l’avenir reste essentiellement porté par l’imaginaire. Les disciplines scientifiques ne se risquent pas à la prospective. Peu de réflexions émergent sur les nouvelles technologies, sur le numérique et les évolutions de la société future. La science-fiction devient alors le principal support pour se pencher sur tout un champ de la réflexion critique.
Néanmoins, le livre d’Hélène Machinal semble adopter une démarche plus universitaire, qui se distingue d’une approche en termes de critique sociale. Les analyses littéraires, sémiotiques et esthétiques restent prédominantes dans cette étude. Même si Hélène Machinal soulève de nombreuses pistes de réflexions stimulantes.
L’universitaire semble adopter une lecture plutôt technophile. Les innovations scientifiques et les nouvelles technologies peuvent permettre d’améliorer la vie quotidienne. De manière plus originale, Hélène Machinal montre que la figure du robot s’apparente à celle de la classe des opprimés. Les androïdes subissent l’exploitation des humains. Ils en prennent conscience et finissent par se révolter. Cette version posthumaine de la lutte des classes et de la révolution reste souvent évoquée dans les séries. D’autant plus que l’imaginaire des zombies peut aussi nourrir celui des robots.
Hélène Machinal ne fait pas l’impasse sur l’univers cyberpunk qui, au contraire, jette un regard critique et pessimiste sur la technologie. L’artificialisation de la vie, la prédominance du virtuel sur le réel, le contrôle et la surveillance restent des menaces qui ne cessent de se développer. La littérature cyberpunk reste souvent convoquée pour décrire les tendances lourdes de nos sociétés de contrôle et de numérisation. Néanmoins, l’univers cyberpunk laisse également la place pour une révolte des androïdes, comme dans Blade Runner ou Altered Carbon.
Plutôt que le clivage entre technophobes et technophiles, il semble plus pertinent de se questionner sur ce que les nouvelles technologies disent de nos sociétés modernes. Le transhumanisme interroge la finitude humaine. Le rêve d’immortalité peut devenir un cauchemar, avec un eugénisme en quête de pseudo-perfection pointée par les romans d'Aldous Huxley. Le monde numérique permet également de questionner la virtualisation du réel, dans la filiation cyberpunk de Philip K. Dick et William Gibson.
Le rêve de s’échapper de son corps pour se plonger dans un monde parallèle peut sombrer dans le délire paranoïaque et surtout le contrôle des pensées. La technologie est également mobilisée dans les dystopies pour renforcer le contrôle et la surveillance des individus. Le posthumanisme et la science-fiction soulèvent des enjeux majeurs pour penser les évolutions du monde moderne.
Source : Hélène Machinal, Posthumains en série. Les détectives du futur, Presses universitaires François-Rabelais, 2020
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Radio : Livres en séries sélection 2020
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Posthumains et séries, publié sur le site des Presses Universitaires François-Rabelais le 25 février 2021
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